De l'eau au moulin transition agroécologique

Published on 9 mars 2023 |

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[Transition agroécologique] 3/3. Au Brésil, réseaux territoriaux et socialisation des connaissances

Comment surviennent les changements, techniques ou sociaux – les innovations au sens large – qui ouvrent les processus de transition agroéologique ? Une équipe du réseau ATTER (voir ici) rend compte de ses observations au Brésil.

Par Daniela Oliveira, enseignante et chercheuse, département interdisciplinaire, Université fédérale du Rio Grande do Sul (Brésil) et Gilles Maréchal, consultant SCOP Terralim et chercheur associé au Laboratoire Espaces et Sociétés UMR CNRS 6590.

Au cœur des processus de transition agroécologique figurent des changements socio-techniques, c’est-à-dire des changements dans les techniques de production, de transformation ou dans les formes de commercialisation ou d’organisation collective. Ces changements, ou ces innovations, peuvent provenir de deux sources. Soit ils sont élaborés à l’extérieur, dans des environnements formels de production de connaissances et d’innovations, des universités ou des centres de recherche ; soit ils sont développés dans leur environnement de production par la résolution de problèmes quotidiens. Selon la littérature économique sur l’innovation, la pratique quotidienne est une source importante et constante de nouvelles connaissances, ce que l’on appelle les inventions. Ces inventions quotidiennes peuvent devenir des innovations lorsqu’elles échappent à un processus individuel, dans un certain environnement productif, et qu’elles sont reconnues et utilisées par un groupe plus large de personnes ou d’organisations.

Inventions et innovations

Le rôle fondamental de la production de connaissances informelles et quotidiennes par les agriculteurs a récemment été démontré dans les processus de transition agroécologique au Brésil (Marques et al., 2017 ; Oliveira et Araújo, 2013 ; Oliveira et al., 2020). Dans la Serra du Rio Grande do Sul, l’agroécologie émane principalement de la pratique réflexive et de la socialisation1 des connaissances par les familles et les organisations d’agriculteurs. Au Brésil en effet, peu d’innovations dans le domaine de la transition agroécologique, proviennent des environnements formels de recherche et développement2. Rares sont les institutions qui investissent dans ce type d’études. Lorsque cela arrive, l’initiative revient en général à des chercheurs qui parviennent à s’imposer pour avoir accès aux ressources.

Dans les cas étudiés ici, la production quotidienne de connaissances pratiques a généré une série d’innovations qui ont été utilisées non seulement par les familles « éco-agricoles » de la Serra do Rio Grande do Sul3, mais qui se sont également diffusées dans le pays et dans le monde (Oliveira, 2014 ; Oliveira et Araújo, 2014). Parmi ces innovations figurent le biofertilisant Super Magro4 et les préparations liquides pour le contrôle phytosanitaire dans les cultures fruitières. Un autre exemple est la forme de travail et d’organisation qui a vu le jour dans cette région : la méthodologie de certification participative, qui est aujourd’hui reconnue par la loi organique du Brésil relative à l’agriculture organique (biologique et agroécologique).

Pour Ploeg et al. (2004), la production agricole implique la coordination et le réglage fin d’un grand nombre de facteurs. Pour qu’il y ait agriculture, ce large éventail de facteurs est constamment analysé, révélé, voire transformé, ce qui fait de l’agriculture un objet d’investigation et de réflexion. Ainsi l’activité agricole peut-elle être considérée comme un objet d’investigation scientifique ou une activité inventive.
Mais toutes les inventions générées ne sont pas socialisées et transformées en innovation. Selon Belussi et Pilotti (2000), il faut pour cela qu’une proximité entre les individus permette l’observation, l’imitation et la pratique.

La socialisation des inventions

Quels éléments, dans le cas de la Serra du Rio do Sul, stimulent la socialisation des inventions et, par conséquent, leur reconnaissance comme innovation ? Il semble que ce soient les interactions sociales que l’engagement dans l’agroécologie fournit et exige des familles. Une série d’espaces bien précis stimulent le processus de socialisation de la connaissance. Par exemple, les agriculteurs écologiques de la région font partie d’associations ou de coopératives d’agriculteurs agroécologiques. Elles se réunissent périodiquement pour aborder les questions liées à la production et à la commercialisation. La vente se fait collectivement, dans des foires ou des structures appartenant à ces organisations.

Les marchés (de plein air ou couverts), qui constituent le principal canal pour écouler les produits de la région, ont lieu dans des municipalités de la zone métropolitaine de Porto Alegre, capitale de l’État, ce qui oblige les agriculteurs à se déplacer chaque week-end pour « faire le marché »5. Les produits sont transportés via la route par des entreprises sous-traitantes et les agriculteurs se déplacent en transports publics, mentionnés dans les entretiens comme un important lieu de socialisation. Les déclarations ci-dessous mettent en évidence les foires en tant qu’espace de socialisation et d’échange des connaissances :

“Je suis allé au marché et je sais que là-bas, dans le bus, par exemple, on parle beaucoup, on échange des informations”

“Oui, à ce moment-là, dans le bus, nous parlons et échangeons de tout, même des recettes de préparations et d’engrais”

« Nous échangeons aussi beaucoup d’informations, à la foire, ou lorsqu’il y a des réunions, comme celles d’Ecovida, ou ici dans la région, ou lors des visites de certification, c’est facile. Ensuite, nous parlons des choses que nous faisons.  On a toujours des informations et des idées à échanger. Untel donne son idée et vous adaptez à votre idée et avec les deux ça peut aider à trouver des solutions ».

L’exemple du biofertilisant Super-Magro

Les biofertilisants sont des composés bioactifs, résidus finaux de la fermentation de matières organiques, contenant des cellules vivantes ou dormantes de micro-organismes (bactéries, levures, algues et champignons filamenteux), ainsi que des composés organo-minéraux. Ils sont produits dans des biodigesteurs par la fermentation aérobie et/ou anaérobie de la matière organique. Ils sont riches en enzymes, antibiotiques, vitamines, toxines et autres éléments à action phytohormonale. Outre leur action nutritionnelle déjà connue, on attribue aux biofertilisants l’induction de résistances et des propriétés fongicides, bactériostatiques, répulsives, insecticides et acaricides sur plusieurs organismes cibles (Centro Ecológico, 1997). Il n’existe pas de formule standard pour produire des biofertilisants. Diverses recettes ont été testées et utilisées par les chercheurs à des fins différentes.

Super Magro, lui, a été mis au point dans le cadre de l’agriculture agroécologique dans la Serra du Rio Grande do Sul. Sa formule a été testée par Delvino Magro pour la culture des pommes. Il a été le premier à utiliser le produit dans ses vergers et à partir de ses tests, d’observations et de réflexions sur la pratique, à proposer la formulation initiale. Cette formule a ensuite été testée et utilisée sur d’autres cultures telles que les pêches, les raisins, les tomates, les pommes de terre et les légumes en général.
Au-delà des limites de la Serra du Rio Grande do Sul, et face aux spécificités environnementales et sociales d’autres territoires, de nouvelles formulations ont été et sont toujours proposées.

Super-Magro à la conquête du monde

Les témoignages suivants rendent compte de l’existence de formulations issues du biofertilisant Super Magro à plusieurs endroits, y compris dans d’autres pays :

 « […] et puis Super Magro a été amélioré, disons-le, et aujourd’hui tout le monde l’utilise, dans le monde entier, mais les noms ont changé […] et je le vois dans d’autres endroits du monde. Je vois les recettes et je n’ai aucun doute que telle ou telle vient de Super Magro. Bien que ce soit une recette différente, la façon dont elle est écrite, la liste des nutriments, puis la façon de la faire, je vois que c’est une recette originale qui vient d’Ipê, c’est super curieux, j’arrive au fin fond du Costa Rica, de l’Afrique du Sud et je vois ça ».

Tableau 1. Biofertilisants développés à partir du biofertilisant « Super Magro ».

TypeOrigine
Biofertilisant simplifiéAgriculteurs d’Ipê et Antônio Prado
Biofertilisant pour la culture de la pomme de terreAgriculteurs à Sananduva
Biofertilisant pour les fraisesAssociation des producteurs écologiques de Lami
Biofertilisant sans fumierTechniciens d’Ipê
Biofertilisant pour utilisation dans les légumes à feuilles  Famille Venturin, de Caxias do Sul/RS
Biofertilisant Super BernardiFamille Bernardi de Ipê/RS
Fumier cuit pour utilisation dans la production de fraises  Agriculteurs et techniciens de Feliz/RS
Biofertilisant pour les légumes  Centre de développement technologique pour l’agriculture biologique / Association Mokiti Okada
Agrobio Biofertilizer (biofertilisant liquide fabriqué à partir de fumier de bovins, d’eau, de mélasse et de sels minéraux)Ce produit a été largement utilisé par les agriculteurs biologiques et conventionnels dans l’État de Rio de Janeiro.
MicroGeoProducteurs d’oranges à Limeira/SP
Source : Recherche de terrain de Daniela Oliveira.  

La certification participative

Une autre source majeure de socialisation réside dans les activités de certification participative, puisque les associations et les coopératives de la région font partie du groupe « Serras » au sein du réseau d’agroécologie Ecovida (cf. infra).

« Ce qui est intéressant dans les visites de certification, c’est qu’en plus de voir du nouveau, nous devons parfois réfléchir ensemble à une solution. Par exemple, la question de l’alimentation des animaux, de la forêt riveraine, ou de la protection des sources, qui sont les problèmes les plus fréquents, on ne peut pas simplement dire que « c’est mal ». Nous qui sommes là en tant que comité d’éthique devons réfléchir ensemble, du moins je le pense, sinon nous devenons des inspecteurs et ce n’est pas censé être comme ça. »

« De nos jours, les visites de certification nous aident beaucoup à apprendre. Par exemple, j’ai découvert cette activité de plantation d’oignons en culture sans labour lors d’une visite de certification que j’ai effectuée à Ipê. J’ai également appris à lutter contre les maladies de l’ail. Je suis allé à Odimar lors d’une visite et j’ai vu qu’ils plantaient de l’ail dans de la paille et que cela produisait bien, puis je suis allé sur place et j’ai vu comment ils faisaient. J’ai commencé à le faire et cela se passe bien. »

Le réseau d’agroécologie Ecovida

Rede Ecovida de Agroecologia est une organisation qui regroupe des organisations d’agriculteurs, de techniciens et de consommateurs d’aliments agroécologiques dans trois États du sud du Brésil (Rio Grande do Sul, Santa Catarina et Paraná). Fondée en 1998, elle compte actuellement 27 centres régionaux, 340 groupes d’agriculteurs (impliquant environ 4 500 familles) et 20 ONG. Dans toute la zone d’action d’Ecovida, plus de 120 foires agroécologiques et autres formes de commercialisation sont organisées. Des organisations membres d’Ecovida sont présentes dans environ 352 municipalités des États de Rio Grande do Sul, Santa Catarina et Paraná6.

Figure 1. Les composantes du réseau d’agroécologie Ecovida. Crédit : César Volpato.

Dans le cadre du réseau Ecovida d’agroécologie, la certification a été travaillée comme un processus pédagogique dans lequel les agriculteurs, techniciens et consommateurs s’intègrent pour vérifier et garantir la qualité biologique des aliments. Ce processus est appelé certification participative.
La certification comprend l’enregistrement des activités des familles de producteurs au cours de l’année, dans le cahier de certification, et la vérification de ces enregistrements par des membres de l’organisation à laquelle appartiennent les familles – un « regard extérieur ».

Les unités de production reçoivent en outre la visite du Conseil d’éthique du noyau local. C’est l’organisme qui délivre les certificats de produits biologiques. Le ministère de l’agriculture évalue périodiquement le processus de certification mené par Ecovida en vérifiant les documents délivrés, et il est considéré par la loi brésilienne comme aussi valide que la certification externe.

Figure 2. Construction de la crédibilité des produits agroécologiques dans le réseau Ecovida. Crédit : César Volpato.

Outre les activités de certification, les groupes du réseau Ecovida ont une forte dynamique de travail collectif. Tous les deux mois, des réunions plénières du noyau local sont organisées pour discuter des questions liées à l’agroécologie et à la certification. Ces réunions sont itinérantes dans la région et un temps est toujours réservé aux visites des unités de production situées dans la municipalité qui accueille la réunion. Il existe également des réunions par État, et, tous les deux ans, une réunion élargie rassemble les représentants de toutes les organisations faisant partie d’Ecovida. Tous ces événements réservent un espace pour exposer des produits, organiser des ateliers et échanger des expériences.

Quelques conclusions

Nous voulions montrer comment de nouvelles connaissances sont produites et comment les processus d’apprentissage ont lieu entre les agriculteurs et les techniciens écologiques dans la région de Serra en Rio Grande do Sul. Cet objectif prend tout son sens si l’on considère que, dans les cas d’agriculture à contre-courant, le niveau de production de connaissances et d’innovation dans les environnements formels est faible ou, dans certains cas, presque inexistant. Dans ce contexte, l’activité innovante informelle et quotidienne acquiert une importance fondamentale.

En reconnaissant la production d’innovations comme le résultat de cette pratique quotidienne et de la socialisation des connaissances, on met en évidence l’importance de l’engagement dans les réseaux d’actions collectives, ce qui semble récurrent non seulement dans l’agroécologie au Brésil, mais aussi dans d’autres cas et dans d’autres pays (voir les analyses du projet ATTER ici).

“This work was realised within the ATTER (Agroecological Transitions for TERritorial food systems) project. This project has received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme under the Marie Skłodowska-Curie grant agreement No 101007755”

Références bibliographiques

Amin A., Cohendet P., 2004. Architectures of knowledge: firms, capabilities and communities. New York, Oxford.

Belussi F., Pilotti L., 2000. Knowledge creation and collective learning in the Italian local production systems. Padova: Dipartamento de Scienze Economiche Marco Fanno, Università degli Studi di Padova.

Centro Ecológico, 1997. Biofertilizantes Enriquecidos. Ipê.
Marques F.C., Schmitt C.J., Oliveira D., 2017. Unfolding Agencies and Associations of Agroecology Networks in Brazil. In: Sherwood S., Arce A., Paredes M. (Eds.). Food, Agriculture and Social Change: The Everyday Vitality of Latin America. London, Routledge, p. 87-106.

Nonaka I., Takeuchi H., 1995.  Criação de conhecimento na empresa: como as empresas Japonesas geram a dinâmica da inovação. Rio de Janeiro , Elsevier.

Oliveira D., 2014. Produção de conhecimentos e inovações na transição agroecológica: O caso da agricultura ecológica de Ipê e Antônio Prado/RS. Tese (Doutorado em Desenvolvimento Rural) – Faculdade de Ciências Econômicas, Universidade Federal do Rio Grande do Sul, Porto Alegre.

Oliveira D., Araujo J.P., 2013. Produção de novidades na transição agroecológica. In: Schneider S., Menezes M., Gomes da Silva A., Bezerra I. (Org.). Sementes e Brotos da Transição: Inovação, Poder e Desenvolvimento em Áreas Rurais do Brasil. Editora da UFRGS, p. 165-192.

Oliveira D., Grisa C., Niederle P., 2020. Inovações e novidades na construção de mercados para a agricultura familiar: os casos da Rede Ecovida de Agroecologia e da RedeCoop. Redes, 25 (1), https://doi.org/10.17058/redes.v25i1.14248

Ploeg J.D. van der et al., 2004, Seeds of transition. Assen, Van Gorcum.


  1. La socialisation est l’échange de savoirs tacites, par un processus de mise en commun décentralisé de connaissances. Les individus apprennent entre eux, par l’observation, l’imitation et la pratique. Un individu peut acquérir un savoir directement des autres, sans recours au langage, mais par l’observation et la pratique, grâce à la proximité physique.

    La socialisation permet que des savoirs individuels, ou familiaux, deviennent collectifs (Nonaka et Takeuchi, 1995 ; Amin et Cohendet, 2004).

  2. Et encore moins depuis 2016, où le pays a été dirigé par des gouvernements inféodés à l’agribusiness.
  3. Qui se désignent souvent par « écologistes ».
  4. En portugais « magro » veut dire « maigre » : il y a donc un jeu de mots entre le nom de l’initiateur qui se nommait ainsi et une idée de frugalité.
  5. La traduction littérale serait « faire la foire », ce qui recouvre aussi une partie de la réalité
  6. Le Brésil compte 5570 communes pour une surface qui représente 15 fois la France. Celles du sud sont fortement peuplées.

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