Les échos & le fil bouffe

Published on 4 octobre 2023 |

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Le nerf de la bouffe

L’alimentation, arme de destruction massive s’il en est ! Depuis longtemps et (malheureusement) toujours aujourd’hui. C’est le fil que Sesame déroule ce jour.

La guerre en Ukraine a rappelé au vaste monde occidental peut-être un peu oublieux sur ce coup-là, que la nourriture était aussi une arme de guerre. En témoigne, si besoin, la panique des marchés au déclenchement de la guerre en Ukraine voici deux ans et demi (déjà). Si l’on se focalise aujourd’hui sur la question des marchés et de leur équilibre, c’est oublier que l’alimentation a toutes les qualités d’une arme protéiforme capable de soft power ou de destruction massive. Ceux d’entre nous qui ne sont pas familiers avec la matière pourront se référer à des ouvrages récents, depuis celui de Gilles Fumey en 2018, « Géopolitique de l’alimentation »  à celui de Pierre Raffard en 2021, « Géopolitique de l’alimentation et de la gastronomie », entre autres.

Au-delà du soft power, il y a plusieurs moyens de priver les populations de nourriture. La première, c’est d’empêcher les récoltes ou les cultures en minant les sols où en les polluant ; la seconde, de détruire les récoltes ; la troisième, d’empêcher les expéditions (ou de les voler pour les vendre pour son propre compte comme butin de guerre) et la quatrième, de les rendre impropres à la consommation. Parmi les moyens les plus radicaux, la stratégie de la terre brûlée souvent mise en œuvre depuis Vercingétorix, à qui César en attribue la paternité et qui vise à dévaster les zones concernées jusqu’au dernier brin d’herbe.

À ce sujet, il convient de tordre le cou à une légende, le sac de Carthage lors de la 3e guerre Punique. Non, les sols de la ville et alentours n’ont pas été salés pour les rendre incultes ! Aucune trace archéologique ou historique ne vient corroborer cette fadaise. Si salage des terres il y eut dans l’histoire, c’est principalement pour des raisons symboliques, ne serait-ce qu’à cause du prix du sel. Par contre, les remontées de sel dans les sols, en particulier sous l’influence du réchauffement climatique, ne sont pas une fadaise !

Il y a donc longtemps que l’arme alimentaire est utilisée dans les conflits : c’est un moyen de pression à effet quasi immédiat et c’est même le fondement théorique de tout blocus. Affamer ou assoiffer pour obtenir reddition et le gain de la bataille sinon de la guerre. Les sièges ont ainsi la faim pour arme maîtresse, qui tue les civils plus sûrement que les obus ou les boulets de canon… Leningrad, Stalingrad, Sancerre, Paris, Carthage et plus récemment en Syrie, la liste est longue comme un jour sans pain si vous me permettez cette cascade osée. Non contentes de tuer, les famines liées aux sièges ont aussi très souvent des conséquences à long terme pour les survivants.

Si les bellicistes de tout poil ont toujours utilisé la faim comme arme, la formalisation du concept « food as weapon » semble revenir à un fonctionnaire soviétique, selon l’historien John Hagney qui liste quelques exemples édifiants, au-delà du simple siège d’une forteresse, de son utilisation à travers l’histoire : depuis l’Irlande jusqu’à l’Holodomor ukrainien organisé par Staline – et ses trois millions de morts au début des années 1930. Mais l’ONU condamne, depuis 2018, le recours à la faim comme méthode de guerre

L’alimentation peut être utilisée comme arme de destruction massive mais elle peut aussi être, à l’inverse, une arme de séduction massive. Bref, vous avez là, comme souvent découvert après de patientes recherches de sources, un schéma qui résume tout cela mieux que mille mots.

Source : Portail de l’intelligence économique

Et l’eau. On en parle ? Elle peut aussi être une arme, on peut par exemple empoisonner l’eau potable… L’Histoire, là encore, ne manque pas de références, depuis les romains qui jetaient des animaux morts dans les puits histoire de contaminer l’eau, jusqu’à la guerre civile américaine durant laquelle la même méthode fut mise en œuvre. Ou encore l’armée allemande durant la première guerre mondiale, lors du repli stratégique de l’opération Alberich. Ou le projet de ces rescapés de la Shoah rassemblés au sein d’un groupe de justiciers dirigé par Abba Kovner pour se venger des nazis en empoisonnant l’eau des villes allemandes… Plus généralement autour de l’eau, il y a cette impressionnante chronologie (plus de 1200 items) consacrée aux conflits liés à l’eau dont son utilisation comme arme de guerre (187 occurrences, qui vont de l’empoisonnement des sources aux inondations volontaires, comme en Ukraine encore tout récemment).

L’Ukraine justement a subi pas mal de ces « techniques ». Et puis il y a le vol, le larcin… Qu’illustre ce formidable (et virtuose) travail des confrères et consœurs du Wall Street Journal en Open source intelligence (Osint), récemment primé, qui raconte comment la Russie s’est appropriée 100 000 tonnes de grains ukrainiens l’an passé. En organisant, ainsi que le détaille l’enquête, des norias de camions bâchés sans plaque d’immatriculation, depuis les silos situés dans les territoires occupés jusqu’aux ports de la Mer Noire sur la côté de Crimée occupée, elle, depuis 2014. Et comment les céréales ont été chargées sur trois navires russes dont les données de navigation, même tronquées à dessein, et l’imagerie satellite, montrent qu’ils se sont délestés de leur cargaison en Syrie et en Turquie.

Sur la base d’informations américaines, le congrès mondial ukrainien estime pour sa part que ce sont 6 millions de tonnes de céréales qui ont été volées dans les territoires occupés par la Russie. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en Ukraine que les forces armées sont mêlées à des trafics forcément lucratifs… C’est aussi encore tout récemment en Ethiopie où des autorités locales d’Erythrée ainsi que des militaires sont accusés d’avoir volé de l’aide alimentaire destinée à la région éthiopienne du Tigrée, frontière sensible s’il en est. 7000 tonnes de blé et 215 000 litres d’huiles alimentaires auraient ainsi été détournées, de quoi nourrir 134 000 personnes pendant un mois. Et 186 suspects identifiés ! Or, comme le fait remarquer justement le Pulitzer Center, ce qui change aujourd’hui c’est qu’à la différence du temps de Vercingétorix, la mondialisation des échanges fragilise parfois la situation alimentaire de populations qui n’ont rien, mais alors rien à voir avec un conflit qui peut se dérouler à des milliers de kilomètres de là !

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One Response to Le nerf de la bouffe

  1. Jean-François DUMAS says:

    Article très intéressant.
    Pour compléter à propos de l’eau comme arme de guerre.
    On peut dire que gagner une guerre en empoisonnant l’eau de ses adversaires est une méthode très ancienne : elle aurait été employée par Solon lors du siège de Cirrha dans les années 500 – 600 BP.
    Il aurait utilisé des racines d’hellébore pour faire de l’eau du canal qui desservait la ville un purgatif drastique. Les assiégés furent victimes de diarrhées si violentes qu’ils furent obligés de quitter les remparts. Elles les rendirent incapables de combattre et la ville fut prise ! (Cf. pour plus de détails Plutarque : Vie des hommes illustres – Vie de Solon ; Pausanias : Voyage historique de la Grèce, Livre X, 37[8])

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