De l'eau au moulin métabolisme urbain

Published on 22 février 2023 |

0

Le métabolisme urbain : une approche de la dimension matérielle des systèmes alimentaires des territoires

Par Barbara Redlingshöfer et Caroline Petit1

Barbara Redlingshöfer a soutenu une thèse interdisciplinaire sur les pertes et gaspillages alimentaires en ville2. Caroline Petit axe ses travaux sur les questions de reconnexion entre agriculture et consommation à l’échelle territoriale. Ensemble, elles travaillent à représenter les liens matériels entre le système alimentaire d’un territoire et son environnement, aux échelles proches et lointaines.

Les liens matériels entre le système alimentaire d’un territoire et son environnement désignent d’un côté, les produits agricoles et les denrées alimentaires, de l’autre, les ressources comme l’eau, la terre ou les nutriments nécessaires à leur production et leur restitution à l’environnement. Nos travaux contribuent à dresser un diagnostic de la situation actuelle puis à envisager, par la prospective environnementale, des solutions de fonctionnement alternatif, dans une perspective de transition socioécologique.

Qu’est-ce que le métabolisme urbain ? 

Selon Barles (2017)3, le métabolisme urbain désigne l’ensemble des flux d’énergie et de matières mis en jeu par le fonctionnement d’une ville. De façon plus générale, le « métabolisme territorial » fait référence à un territoire urbain, périurbain ou rural, à une échelle plus ou moins étendue. Il s’agit donc du métabolisme, au sens figuré, d’une société humaine qui agit dans un territoire et mobilise de l’énergie et des matières pour faire fonctionner l’ensemble des activités économiques. Des recherches portent sur les quantités de matière et d’énergie en jeu, les empreintes environnementales engendrées et le rôle qui revient aux acteurs dans leur capacité à agir sur ces flux. 

Or, la consommation alimentaire et l’ensemble des activités associées qui composent le système agrialimentaire constituent une part importante du métabolisme d’une société, avec une empreinte massive sur l’environnement et un coût élevé pour la santé. Pris globalement, le système alimentaire pèse pour environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial (Crippa et al., 2021)4 et engendre des coûts cachés au sein du système économique (dépenses de santé, services publics d’assainissement, etc.).

“Des recherches toujours plus nombreuses portent sur des pratiques moins polluantes et nécessitant moins de ressources”

L’être humain a besoin de manger quotidiennement une alimentation qui lui convient sur le plan physiologique et qui s’inscrit dans sa culture alimentaire ; ce sont deux éléments à prendre en considération dans toute réflexion prospective sur des systèmes agrialimentaires plus sobres, à moindre empreinte environnementale. Enfin, on s’intéresse de plus en plus aux villes en tant que lieux de concentration de populations, à leur consommation alimentaire et aux possibilités de rendre le système alimentaire urbain davantage compatible avec le fonctionnement des écosystèmes à l’échelle planétaire et territoriale. 

Des recherches toujours plus nombreuses portent sur des pratiques moins polluantes et nécessitant moins de ressources aussi bien du côté de la production agricole que du côté de la demande alimentaire, voire sur les possibilités de mieux connecter les deux au niveau d’un territoire. Nos travaux contribuent à élaborer des diagnostics quantitatifs sur les systèmes agrialimentaires et permettent de discuter le rôle des acteurs selon deux grands axes : 

• La caractérisation et la quantification des pertes et gaspillages et plus largement des déchets alimentaires à l’échelle de territoires urbains ; leur part dans le métabolisme alimentaire indique un degré de sobriété dans le fonctionnement du système alimentaire. 

• La caractérisation et la quantification de la production vendue localement pour la consommation alimentaire ; sa part indique le degré de connexion, à l’échelle de territoires, entre production et consommation.

L’importance du flux de déchets alimentaires

Malgré son inscription à l’agenda politique international, notamment dans les objectifs du développement durable des Nations Unies et, en France, dans un cadre législatif de plus en plus étendu5, la génération massive des pertes, gaspillages et déchets alimentaires n’a été analysée qu’à la marge dans les recherches sur le métabolisme urbain. Peu de données existent sur son ampleur et sur ses spécificités. Or, la quantification et l’analyse des flux de matières sont cruciales pour définir des politiques qui visent à réduire la consommation de ressources et la production de gaspillages et de déchets. 

Entre sciences humaines et sciences de l’environnement, les objectifs de la thèse6 étaient donc de développer une méthode de quantification du métabolisme alimentaire urbain, de déterminer son ampleur, la part des pertes, des gaspillages et déchets alimentaires, et de comprendre comment ce métabolisme est ancré culturellement, socialement et politiquement. 

Caractérisation et quantification du métabolisme alimentaire urbain se sont appuyées sur une étude de cas de Paris et la région Île-de-France pour l’année 2014. Un outil de quantification a été développé sur la base d’une analyse des flux de denrées alimentaires : d’une part les approvisionnements de la ville et la production interne, d’autre part la consommation alimentaire, les exportations de denrées et les déchets alimentaires. Une approche de système alimentaire a permis de distinguer les principaux maillons de la chaîne. Les résultats montrent l’importance du flux de déchets alimentaires dans le métabolisme urbain. Respectivement 19 % et 22 % des denrées, hors boissons, qui approvisionnent la population à Paris petite couronne et en Île-de-France ne sont pas consommées. La majeure partie devient un déchet et est incinérée ; une faible part est collectée séparément et valorisée en Île-de-France, essentiellement par méthanisation. 

“Les pertes et gaspillages ne sont pas seulement le résultat d’actions individuelles”

L’étape de la consommation, à domicile et hors foyer, génère un flux important dont la moitié environ consiste en pertes et gaspillages qui pourraient être évités. La consommation alimentaire elle-même est celle d’une population de mangeurs qui inclut des touristes ou personnes venant travailler. Sous cet aspect, les pistes de réduction du gaspillage doivent s’orienter vers des cibles et lieux de consommation divers.

Le métabolisme urbain devient plus lisible lorsqu’on reconnaît que l’ensemble des flux alimentaires sont intégrés dans des pratiques culturelles d’acteurs et dans des institutions sociales – c’est le deuxième aspect abordé dans la thèse. Car, au stade de la consommation, les pertes et gaspillages ne sont pas seulement le résultat d’actions individuelles. Elles résultent aussi de pratiques sous l’influence de processus sociaux plus larges, comme des changements de style de vie et de normes de consommation dans des sociétés à revenu élevé : par exemple, le fait de valoriser la fraîcheur d’une nourriture avec une courte durée de conservation, sujette à des risques de pertes et gaspillages le long de la chaîne. 

Au contraire, les politiques de réduction des pertes et gaspillages ne tiennent compte ni des caractéristiques systémiques du métabolisme alimentaire urbain, ni du rôle de l’interconnexion entre maillons de la chaîne (les pratiques alimentaires à domicile dépendent en partie de l’offre alimentaire et de la production en amont). Elles n’intègrent pas non plus l’interface entre nourriture et déchets. 

Décalages entre production et consommation 

Les collectivités s’engagent de façon croissante dans des stratégies alimentaires locales. La réglementation, depuis les années 2010, renforce toujours plus les objectifs de souveraineté alimentaire, de soutien à une production et une alimentation durables. L’autonomie alimentaire à l’échelle de territoires locaux s’affirme ainsi comme une préoccupation de certains responsables politiques. Par la mise en adéquation de l’offre agricole avec la demande alimentaire locale, ils cherchent aussi à anticiper des risques en matière d’approvisionnement et à dynamiser l’économie locale. 

Ce qui semble être du bon sens, manger ce qui a été produit à côté de chez soi, n’est en réalité pas si évident à mettre en place, comme en témoignent les démarches locales qu’il faut déployer : ainsi, les acteurs en charge des Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) sont confrontés au fréquent décalage entre la nature des productions agricoles, souvent spécialisées car insérées dans des bassins de production, et les besoins de consommation par nature diversifiés. La nécessité de réaliser un diagnostic du degré d’autonomie alimentaire s’impose alors assez vite, et des applications comme PARCEL (Pour une Alimentation Résiliente, Citoyenne Et Locale) sont largement employées pour générer des données chiffrées. 

Avec un collectif de chercheurs Inrae-CNRS, dans le projet de recherche TORSADES (TerritORialisation de Systèmes Agri-alimentaires DurablES)7, nous avons cherché à approfondir, à l’échelle de trois territoires aux caractéristiques très différentes – l’Ouest vosgien, la Brie laitière et le périurbain de l’Ouest parisien – les modalités de cette autonomie alimentaire théorique, autrement dit le potentiel de mise en adéquation de la production agricole avec la consommation alimentaire locale. 

“Nous observons un important décalage entre les volumes agricoles produits et les quantités d’aliments consommés”

Nous avons mis en regard les volumes agricoles produits et les quantités alimentaires consommées, en considérant les processus de transformation entre ces deux maillons de la chaîne et en travaillant sur la base de la demande alimentaire effective. En effet, la consommation alimentaire dans les territoires est le fait des résidents, mais aussi de mangeurs occasionnels, issus des mobilités professionnelles et des flux touristiques. Un calcul de potentiel d’autonomie alimentaire doit donc tenir compte de l’ensemble de ces mangeurs. Un bilan des consommations alimentaires, basé sur une estimation du nombre d’équivalents mangeurs et de leurs consommations, a donc été réalisé pour ensuite être comparé aux volumes de production agricole.

Dans les trois territoires d’étude, nous observons un important décalage entre les volumes agricoles produits et les quantités d’aliments consommés, qui résulte tout aussi bien du caractère excédentaire ou marginal de certaines productions que des besoins alimentaires plus ou moins importants de l’ensemble des mangeurs. Dans l’Ouest vosgien par exemple, où la polyculture élevage s’est maintenue plus qu’ailleurs, le potentiel de couverture des besoins alimentaires est relativement satisfaisant pour les céréales, les matières grasses végétales, les produits laitiers et carnés. Dans la Brie laitière aussi, l’adéquation est assez bonne en ce qui concerne les produits céréaliers, les matières grasses végétales et les légumineuses. En revanche, le périurbain de l’Ouest parisien, en raison de ses besoins alimentaires très substantiels, présente les taux d’autonomie alimentaire théorique les plus faibles. 

“Cette incursion dans les caractéristiques démographiques, professionnelles et personnelles des mangeurs soulève de nouvelles questions sur le processus de relocalisation alimentaire”

Si nos résultats ne tiennent pas compte de l’existence d’outils de collecte et de transformation, ce qui affinerait encore plus la faisabilité d’une relocalisation alimentaire, ils permettent déjà de relativiser la portée de certaines stratégies mises en œuvre dans les PAT, tel l’appui au développement de maraîchage de proximité dans des territoires très denses où le taux de couverture dans cette catégorie de produits est extrêmement faible. À l’inverse, nos résultats peuvent mettre en lumière des voies encore peu explorées au potentiel plus significatif, par exemple pour les produits céréaliers ou les huiles végétales.

Enfin, l’approche par différentes catégories de mangeurs informe sur les conditions dans lesquelles sont effectués les achats alimentaires ou sont consommés les repas, et questionne les modalités concrètes d’une relocalisation alimentaire ; par exemple, la part des actifs qui effectuent des déplacements domicile-travail, induisant des pratiques de consommation variées (restauration collective, achats alimentaires à proximité du lieu de travail plutôt que du lieu de résidence, etc.). Au regard des transformations sociétales qui influent sur les pratiques alimentaires, cette incursion dans les caractéristiques démographiques, professionnelles et personnelles des mangeurs soulève de nouvelles questions sur le processus de relocalisation alimentaire. 

Perspectives

À l’échelle de territoires urbains, la population et sa consommation alimentaire constituent le pivot qui permet de connecter les flux de l’amont (production agricole) et les flux de l’aval (génération des pertes, déchets et coproduits). Caractériser plus finement ce pivot nécessite des développements méthodologiques que nous coordonnons dans le cadre d’un réseau de chercheurs8 . 

L’approche matérielle dans l’analyse des systèmes agrialimentaires pourra nourrir la prospective sur les villes durables, et notamment des scénarios de changement. Quelles conséquences sur le métabolisme d’une ville et ses empreintes quand des politiques publiques accentuent ou promeuvent les tendances actuelles, en termes de mobilité par exemple (amplification du télétravail, réduction des déplacements personnels) comme en termes de consommation alimentaire (inflexions vers des régimes sains et durables) ? Ainsi, la prospective sur les villes durables se trouve enrichie d’une discussion sur les implications matérielles des scénarios de changement et sur leur adéquation avec les contraintes et opportunités des territoires. 

Découvrez tous les articles parus dans la rubrique “De l’eau au Moulin”.

  1. (UMR Sadapt Inrae)
  2. « Food waste in cities: an urban metabolism approach applied to Paris and Île-de-France »,sous l’encadrement conjoint de Helga Weisz, université Humboldt de Berlin, et Sabine Barles, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.
  3. Sabine Barles, « Écologie territoriale et métabolisme urbain : quelques enjeux de la transition socioécologique », Revue d’économie régionale et urbaine 2017/5 (décembre), p. 819-836. DOI 10.3917/reru.175.0819.
  4. Crippa M., Solazzo E., Guizzardi D. et al. « Food systems are responsible for a third of global anthropogenic GHG emissions », Nature Food 2, 2021, 198-209  https://doi.org/10.1038/s43016-021-00225-9
  5. Loi dite Garot en 2016, loi EGalim en 2018, loi AGEC en 2020 et loi Résilience et Climat en 2021
  6. Redlingshöfer, Barbara, op. cit.
  7. https://www6.nancy.inrae.fr/sad-aster/Projets/Projets-acheves/TORSADES
  8. Consortium POPCORN (réseau de recherche sur la POPulation et sa COnsommation alimentaire dans les territoires uRbaiNs), https://www6.inrae.fr/better/Nos-actions/Nos-reseaux-consortia/POPCORN-Reseau-de-recherche-sur-la-POPulation




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Back to Top ↑