Bruits de fond communication scientifique

Published on 26 janvier 2021 |

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La recherche agronomique française au défi de l’économie internationale de l’innovation (1979-1992)

par Egizio Valceschini1 et Pierre Cornu2

Au tournant des années 1980, la fusion entre science et technologie dans les domaines pionniers de l’énergie, de la santé et de l’alimentation se révèle porteuse d’une mutation de grande ampleur pour les pays industrialisés, ouvrant une ère de mise en compétition des organismes de recherche aspirant à devenir les champions de la nouvelle économie de l’innovation. Jacques Poly, à la tête de l’Inra depuis 1978, perçoit que l’adaptation de la recherche agronomique à cette nouvelle donne représente un enjeu de survie pour l’institut : il lui faut donc urgemment mettre ses troupes en ordre de bataille, afin de transformer l’Inra en un acteur central de la mutation des systèmes agroalimentaires. Dans un contexte européen et international de libéralisation et de globalisation des marchés agricoles, l’heure n’est toutefois plus au dirigisme d’État, il faut donc convoquer une nouvelle pensée du rapport entre la science et le marché. C’est ainsi qu’en l’espace d’une grande décennie, de la fin des années 1970 au tournant des années 1990, pourtant caractérisée par la domination politique d’une gauche française volontiers jacobine et attachée aux instruments étatiques du pilotage de l’économie, la recherche agronomique publique française opère une mue historique. Sur quel fondement ? Une alliance inédite entre la direction de l’Inra, les laboratoires de biosciences appliquées les plus porteurs et un certain nombre d’« agroéconomistes » conscients que, pour prétendre jouer un rôle dans cette métamorphose, ils doivent eux-mêmes intérioriser et promouvoir les règles du jeu de la compétition scientifique internationale.

La révolution biotechnologique internationale…

Alors que jusque-là l’agriculture était au centre de la dynamique de « progrès » de l’Inra, dès les années 1970 cette centralité   apparaît comme un vestige du passé. La nouvelle économie agricole, englobée dans un environnement industriel international, associée à l’agrofourniture et aux industries agroalimentaires, requiert une conception beaucoup plus large de l’innovation, en liaison étroite avec la technologie. Dès lors, J. Poly travaille à mettre en perspective les grands choix scientifiques et technologiques de la fin du XXe siècle, ceux de la « nouvelle frontière technologique ». Cela signe, pour l’Inra, le tournant de l’innovation biotechnologique, incarnée principalement par la biologie moléculaire3, porteuse de la promesse d’une révolution globale de la valorisation du vivant, à la fois industrielle dans sa logique et mondiale dans son expansion.

Pour le gouvernement de Raymond Barre (1976-1981), les objectifs de cette révolution sont ouvertement utilitaristes. On entrevoit enfin la possibilité de dépasser les limites d’un modèle agricole en crise et de « faire décoller » les industries alimentaires nationales. Le ministère de l’Agriculture mobilise alors toutes les forces disponibles pour « organiser la transition vers l’agriculture de demain, plus productive, plus économe, plus soucieuse des exigences de la société, qui ne peut être qu’une agriculture à valeur ajoutée biologique optimale »4.

De même que la science agronomique de l’après-guerre avait été pensée pour le contexte singulier d’une vieille civilisation agraire en quête de modernisation, les nouvelles biosciences doivent permettre à la recherche française de se positionner comme un protagoniste incontournable dans l’économie de l’innovation appliquée à la valorisation des bioressources.

…porte d’entrée de l’Inra dans l’économie de l’innovation

Dans un rapport cosigné avec le polytechnicien Christian Herrault, J. Poly voit dans l’innovation « une impérieuse nécessité, dans la dure compétition internationale »5 . La recherche agronomique, mise au service d’une politique industrielle offensive, doit se rendre capable de proposer des innovations de rupture. Pour restructurer et relégitimer son institut, J. Poly a toutefois besoin de trouver des alliés internes du côté des jeunes chercheurs les plus prometteurs mais aussi et surtout du « sang neuf », à l’extérieur, du côté des nouvelles élites de la science nationale et internationale. Il peut compter sur la politique d’emplois scientifiques ambitieuse des ministres socialistes de la Recherche et de la Technologie, Jean-Pierre Chevènement puis Hubert Curien, initiant un changement en profondeur des profils de chercheurs de l’Inra : de moins en moins « agros » et de plus en plus universitaires. À terme, c’est non seulement tout l’organigramme de l’institut qui est remis en cause mais encore la hiérarchie de ses priorités, l’évaluation de ses chercheurs, la pertinence de leurs objets et la validité de leurs méthodes.

Vers de nouvelles règles du jeu économique international…

Reste que cette mutation scientifique, technologique et économique ne saurait s’opérer dans le cadre de la politique agricole européenne protectionniste. Cette dernière a certes beaucoup profité à la France, mais elle n’est plus adaptée aux défis concurrentiels de l’économie de l’innovation. L’injection de sciences biotechnologiques dans le domaine alimentaire est en train de bouleverser, à l’échelle mondiale, aussi bien les avantages concurrentiels que les structures industrielles. J. Poly sait que des changements drastiques de la PAC sont indispensables. Aller dans le sens de l’histoire, c’est accepter l’avènement du marché comme référentiel de l’action publique et, pour ce qui concerne la recherche agronomique, adopter une stratégie d’alignement des pratiques scientifiques de l’institut sur celles de la concurrence nationale et internationale. Dès lors, réforme de l’Inra et réforme de la politique agricole ne peuvent qu’aller de pair. Mais, pour les conduire, encore faut-il se rendre capable de mener une évaluation économique pertinente, avec des critères d’efficacité qui ne peuvent plus être ceux de l’économie rurale « à la française » et des approches sectorielles étroites de l’agriculture. Dans ce domaine aussi ce sont les standards internationaux qui doivent servir de référence.

Le « Livre vert » sur les Perspectives pour la politique agricole commune, publié en 1985 par la Commission européenne, sous la direction de Jacques Delors, donne le coup d’envoi à des négociations qui s’inscrivent à la fois dans le cadre de la réforme de la PAC et dans celui de l’Accord général sur le commerce et les tarifs douaniers (GATT). En effet, avec le cycle de l’Uruguay Round (1986-1994), lancé à Punta del Este en Uruguay, en septembre 1986, les questions agricoles sont fondues dans le lot commun des négociations commerciales internationales. 

Européennes ou internationales, les négociations se déroulent à l’aune des théories économiques libérales, sur la base d’outils et de méthodes puisés dans l’arsenal des approches normatives du marché. À cet égard, le ministère de l’Agriculture français est dans un état de grande impréparation et les économistes de l’Inra bien peu outillés. Un aggiornamento sérieux s’impose.

…négociées à l’aune des modèles économiques libéraux

Dès lors, accomplissant une véritable révolution copernicienne, le département d’Économie et de Sociologie rurales de l’Inra, placé par J. Poly sous la direction de Bernard Vial, se mobilise pour acquérir une expertise économique alignée sur les standards internationaux. Les enjeux sont de taille : pour le département, légitimer son existence au sein de l’institut et accéder à une communauté disciplinaire internationale ; et pour l’Inra, disposer d’un paradigme susceptible de guider son adaptation aux règles du jeu du libéralisme économique6. Au terme d’une décennie de formation et de recrutement, l’Inra peut se prévaloir, dans la phase finale des négociations qui mène à la réforme de la PAC de 1992, d’un contingent d’agroéconomistes d’un nouveau type, capables de parler la langue des négociations internationales et d’en traduire les enjeux pour la direction de l’institut.

L’acculturation de la recherche agronomique française aux normes internationales de l’analyse économique apparaît ainsi clairement comme une réponse forte au défi que représentait, pour l’Inra des années 1970, l’obsolescence accélérée de l’interventionnisme « à la française ». Elle correspond à l’adaptation de la culture politique et administrative colbertiste des élites françaises à un nouveau paradigme de l’action, celui de l’économie de l’innovation. Mais la dynamique initiée dans cette période ne s’arrête pas là : dépassant la problématique de l’industrie, la révolution scientifique internationale initiée par l’essor spectaculaire des biosciences ouvre sur des changements plus radicaux encore, ceux d’une bioéconomie globalisée, marquant une nouvelle accélération de l’histoire. À suivre…

  1. économiste, directeur de recherche à l’INRAE, président du comité pour l’histoire de la recherche agronomique
  2. professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université de Lyon, membre du laboratoire d’études rurales, en délégation à INRAE.
  3.  Cornu P., « Les biotechnologies végétales à l’Inra. Le témoin, l’archive et l’historien », Archorales, volume 20, « Biologistes du végétal et biotechnologies », 179 pages, 4-29, 2019.
  4. Ministère de l’Agriculture, Programmation de la recherche. Plan décennal du 2 juillet (1979), dans Bonneuil et Thomas, « Du maïs hybride aux OGM : un demi-siècle de génétique et d’amélioration des plantes à l’Inra ». Boistard P., Sabbagh C., Savini I ), actes du colloque L’amélioration des plantes, continuités et ruptures, Inra, Montpellier, 17-18 octobre 2002, p. 7, 2004.
  5. Poly J., Herrault C. Industries agroalimentaires et Innovation, rapport n° 7, Mission à l’innovation, 52 pages, p. 5, 1981.
  6. Valceschini E., Cornu P., « L’Inra face au tournant libéral de la Politique agricole commune : les chemins d’une acculturation (1979-1992) », dans Économie rurale, 372 (avril-juin), 43-66, 2020.

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