Bruits de fond

Published on 29 avril 2021 |

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Japon : une agriculture, quoi qu’il en coûte ?

Par Matthieu Brun, responsable des études au club Demeter, chercheur associé à Sciences Po Bordeaux, codirecteur de l’ouvrage annuel Le Déméter (Iris éditions).

Mars 2011. Le Japon connaît l’une des catastrophes les plus tragiques de son histoire. Trois drames touchent alors simultanément l’archipel : le plus important séisme enregistré au large de ses côtes, un tsunami dont la vague, haute de trente mètres, pénètre sur dix kilomètres à l’intérieur des terres, détruisant tout sur son passage, et une contamination radioactive à la suite d’un accident nucléaire. En plus de leur dimension funeste, ces trois catastrophes affectent durablement le secteur agricole et agroalimentaire. Dix ans après, la volonté politique de réhabiliter l’agriculture du département de Fukushima reste forte, mais quels en sont les objectifs ? Améliorer la sécurité alimentaire du pays ? Soutenir une population agricole vulnérable ? Redorer une image du Japon toujours écornée par cette catastrophe ?

L’agriculture post-Fukushima : produire en zone hostile

Si le département de Fukushima n’est pas réputé comme une zone de production majeure pour le pays, certains produits originaires de cette région située à 150 kilomètres de Tokyo jouissent toutefois d’une bonne renommée : ses fruits rouges, pêches et autres produits de la mer sont appréciés dans tout le pays. Reste que ces activités ont profondément souffert du tsunami et de la contamination radioactive, cette dernière ayant touché 80 % des terres agricoles. En plus d’être polluées par les marées noires, les exploitations aquacoles ont été emportées, les élevages abandonnés et près de 21 000 hectares de rizières détruits. Le bilan est amer. Pour le seul département de Fukushima, les dégâts pour le secteur agricole se chiffrent à plus de deux milliards d’euros.
Dix ans plus tard, la situation économique et productive a enfin été stabilisée. La production et les ventes de la région ont même dépassé leur niveau de 2010. Seuls 12 % des Japonais affirment encore hésiter à acheter des produits en provenance de cette zone. Un résultat obtenu au prix d’efforts colossaux, notamment un programme de décontamination des sols, toujours en cours, pour un coût de plus de vingt milliards d’euros… Pour les autorités, la réhabilitation du territoire devait passer par l’agriculture, érigée en priorité politique quoi qu’il en coûte. Le pays devait montrer à ses voisins, en particulier aux plus inquiets quant à la sécurité sanitaire des produits nippons, qu’il était capable de se relever d’un tel choc. La délégation coréenne pour les Jeux olympiques de Tokyo 2020, par exemple, avait annoncé vouloir venir avec ses propres denrées pour nourrir ses athlètes. Il fallait aussi rassurer la population afin de tuer dans l’œuf tout débat sur l’énergie nucléaire, sa sûreté et ses conséquences sur la vie quotidienne des habitants. Réhabiliter Fukushima et en refaire une zone agricole viable a aussi été l’occasion d’expérimenter des techniques adaptées à un milieu contaminé pour produire des denrées comestibles. Du moins en théorie car, si les produits peuvent être consommés, vivre dans une telle zone et exploiter l’ensemble des ressources ne se fait pas sans crainte pour les producteurs, dont une partie n’a pas souhaité revenir sur ses exploitations.

Nourrir le pays ou gommer les écarts ville-campagne ?

Lorsque la catastrophe de Fukushima frappe, les autorités ne sont pas inquiètes pour la sécurité alimentaire du pays, puisque cette région y contribue peu. Rappelons-le, le Japon importe alors la majorité de ses denrées alimentaires (5e importateur mondial). Le taux d’autosuffisance calorique, qui avoisinait les 80 % en 1960, n’est plus que de 37 % en 2018. Si l’archipel est quasi autosuffisant en riz, il importe des produits de la mer, des viandes, des produits horticoles et des céréales en provenance des États-Unis, de la Chine, de l’Australie et du Canada. Autant de produits introduits après le décollage économique des années 1960, qui a entraîné des changements dans le régime alimentaire des Japonais. Répondre aux besoins de ses 126 millions de citoyens pousse d’ailleurs le pays à ménager ses alliés et à adopter une diplomatie permettant de garantir ses approvisionnements alimentaires. Tokyo le fait avec la Chine, l’Union européenne ou les puissances indopacifiques et signe des accords commerciaux qui prévoient des réductions de droits de douane sur les produits agricoles.
Ces stratégies sont le fruit des choix politiques qui ont prévalu dans les années 1960. L’objectif n’était alors pas de garantir la sécurité alimentaire (volumes importants et prix bas) mais, avant tout, de produire de la valeur agricole pour accroître et diversifier le revenu des agriculteurs et limiter l’écart croissant de développement entre la ville et la campagne. Depuis soixante ans, les agriculteurs ont misé sur des productions exotiques avec des spécialisations territoriales à forte valeur ajoutée (mandarine d’Ehime, pommes d’Aomori, etc.). Des denrées de luxe, vendues à la pièce dans des emballages soignés, notamment pour des occasions spéciales. Cette stratégie de montée en gamme, parfois associée à une diversification, avec de l’élevage par exemple, n’a cependant pas permis de maintenir une population suffisante dans les campagnes. Dix ans après la catastrophe de Fukushima, alors que le gouvernement fait tout pour que la population revienne dans les zones décontaminées, l’enjeu reste le même, maintenir une population rurale et un revenu paysan élevé.

Une agriculture sans agriculteurs ?

La souveraineté alimentaire du Japon passera donc toujours plus par les marchés internationaux. Tokyo semble avoir fait une croix sur son autosuffisance tant les enjeux et les contraintes sont grands pour son secteur primaire. Deux facteurs limitent le développement de l’agriculture : la géographie du territoire ainsi que le vieillissement et la diminution de la population agricole.
En raison de l’urbanisation mais surtout d’un relief aux nombreuses pentes, les terres arables représentent seulement 12 % du territoire (54 % en France). À l’exception de l’île d’Hokkaido, au Nord, qui accueille les plus grandes exploitations agricoles, partout ailleurs le peu de terre disponible est fragmenté en de nombreuses exploitations de taille insuffisante (1,6 hectare en moyenne) pour réaliser les investissements nécessaires à un accroissement de leur productivité (matériel, intrants). Cette parcellisation aux nombreux effets négatifs a pourtant été activement encouragée par les politiques publiques japonaises, en raison de l’histoire foncière du pays, dont la réforme de 1946 qui a interdit aux entreprises privées de posséder des exploitations. En 2009, la loi a été assouplie… Aujourd’hui, face aux défis agricoles du pays, le gouvernement souhaite favoriser la concentration des exploitations.
Dans le même temps, près de 100 000 hectares de terres arables sont laissés à l’abandon, faute de producteurs. Les petites exploitations sont en effet aujourd’hui gérées par une population agricole vieillissante, de moins en moins nombreuse, dont ce n’est souvent pas l’activité principale. Plus de 60 % des agriculteurs ont plus de soixante-cinq ans (dans certaines préfectures comme Hiroshima ou Yamaguchi, ce taux monte à 75 %) ; au niveau national, l’âge moyen des agriculteurs atteint soixante-sept ans (quarante-neuf en France). En outre, seuls 20 % des agriculteurs exercent cette activité à temps plein, avec le risque d’une compétitivité limitée dans le futur. À cela s’ajoute une très faible croissance démographique. Résultat, les jeunes seront toujours moins nombreux, y compris pour travailler en agriculture. À l’instar d’autres secteurs comme les services ou la santé, l’agriculture japonaise devra envisager d’accueillir des travailleurs étrangers alors que le pays reste très réticent à l’immigration. En outre, ces mêmes exploitations de moins de deux hectares ne sont pas financièrement capables d’acquérir la technologie d’agriculture de précision promue par les autorités pour moderniser les exploitations, comme les robots, les drones et l’internet des objets, IoT (Internet of Things).
Si elle n’attire pas de jeunes talents, la transition environnementale et numérique de l’agriculture au Japon intéresse un nombre croissant d’acteurs d’autres secteurs industriels, en particulier depuis la libéralisation engagée par l’ancien premier ministre Shinzo Abe. Toyota mise par exemple sur les technologies de l’information pour augmenter la productivité de l’agriculture japonaise et développer son image à l’international autour du made in Japan, quand Mitsubishi se lance dans la viande cultivée avec la start-up israélienne Alpeh Farms. D’autres conglomérats, comme Fujitsu, misent sur les fermes-usines pour produire des fruits et légumes en contrôlant l’usage des ressources. Mais, aujourd’hui, moins d’une ferme hydroponique sur deux est rentable, et encore grâce à des subventions publiques et presque exclusivement sur des produits « de luxe » comme des laitues, vendues 20 à 30 % plus cher que leurs équivalents classiques. Si demain la technologie doit sauver l’agriculture japonaise, une question demeure : qui en paiera le prix ?

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