De l'eau au moulin

Published on 11 mai 2022 |

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Générations futures : un droit d’avenir

Par Laura Martin-Meyer / ©Gustave Deghilage

Dans l’immense puzzle qu’il nous faut assembler pour préserver l’avenir de l’humanité, une pièce pourrait tout changer : celle du droit des générations futures, qu’Émilie Gaillard propose d’intégrer à l’ensemble de nos systèmes juridiques. Une approche du droit en trois dimensions, que cette juriste, maître de conférences à Sciences Po Rennes et coordinatrice générale de la chaire d’excellence CNRS Normandie pour la paix prône depuis 2008…

Le concept de développement durable adopté lors du sommet de la Terre de Rio, en juin 1992, est défini comme le « mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Dans quel contexte cette notion de générations futures a-t-elle émergé et comment a-t-elle évolué ?

Émilie Gaillard : Au départ, il y a des signaux faibles. C’est en 1893 (!) que l’on s’intéresse pour la première fois à cette notion, avec l’affaire des phoques du détroit de Behring que les États-Unis ont cherché à protéger au nom des générations futures. Rétrospectivement, on peut également considérer que cette idée était déjà inscrite en filigrane dans les concepts de patrimoine commun de l’humanité ou de crime contre l’humanité. Vient ensuite la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948 par les États membres de l’assemblée générale de l’ONU, qui reconnaît l’existence de droits « naturels et imprescriptibles » : forcément, ces derniers ont vocation à bénéficier aux générations futures. Même chose avec le « droit à un environnement sain », entériné en 1972 lors du premier sommet de la Terre à Stockholm. Ces moments constituent un peu l’antichambre de l’apparition du concept de générations futures. Car c’est seulement à partir de Rio, en 1992, que l’on peut véritablement parler de notion juridique en devenir, le concept de développement durable n’ayant de sens que par rapport aux générations futures. En parallèle, le même processus est à l’œuvre dans notre droit national : une loi de bioéthique, par exemple, c’est une loi qui vise à protéger la condition humaine future. En clair, que ce soit au niveau international ou à l’échelle nationale, on note l’émergence de pousses conceptuelles qui s’enrichissent au gré d’un processus de densification normative : avant qu’une idée soit nommée et plébiscitée, il faut que préexiste un espace suffisant dans l’imaginaire juridique.

Il y a aussi les recours contentieux portés au nom des générations futures par ceux que les juges appellent « les jeunes plaideurs »…

À ces premières heures de dissémination du concept de générations futures, succède en effet l’ère des recours contentieux. Cela avait d’ailleurs commencé en 1973, avec l’affaire des essais nucléaires français : c’est la première fois qu’est posée, devant la Cour internationale de justice, la question de la dimension temporelle transgénérationnelle. Mais c’est véritablement l’avocat philippin Antonio Oposa1 qui ouvre la marche des recours portés directement au nom des générations futures, avec une affaire connue sous le nom des « batailles de David contre Goliath ». En 1993, il obtient ainsi l’arrêt d’une déforestation massive aux Philippines et ce, dans l’idée de préserver les forêts vierges pour les générations à venir. Les nouvelles vagues de recours en justice climat que nous connaissons depuis en sont un peu les filles.

Aujourd’hui, quelle conception des générations futures défendez-vous ? S’agit-il de colorer davantage nos droits existants avec cette temporalité transgénérationnelle ?

Jusqu’à récemment, il n’y avait pas lieu de parler de droit des générations futures ; on ne menaçait pas leur vie. Or on les met à présent très clairement en danger : le changement climatique, les pesticides, les pollutions endocriniennes, le nucléaire ou le transhumanisme sont autant de dommages potentiels causés à nos successeurs. Face à ces enjeux existentiels, il s’agit dès lors de changer de contrat de civilisation. J’ai coutume d’enseigner que le droit, traditionnellement, est « en deux dimensions » : le droit actuel s’attache au présent, celui de demain se préoccupera de l’avenir. Le droit des générations futures, lui, inclut une troisième dimension : dès lors que nous mettons en danger l’avenir, dans un contexte de certitude ou d’incertitude, nous nous devons d’adapter notre responsabilité, notre droit, notre politique ou notre économie à l’aune temporelle de la portée de nos actions. Un exemple : si l’on opte pour une technologie dont on sait qu’elle va polluer la terre pendant cinq milliards d’années, alors il me semble que l’évaluation du risque doit s’étendre à ce même pas de temps. Avec les nouvelles technologies, nous faisons face à un conflit de temporalités entre ce que l’on se permet de faire, les effets qui en résultent et notre capacité à les encadrer, voire à les maîtriser. En clair, il nous faut adapter notre matrice de raisonnement en tenant compte de ces effets.

Comment cette prise en compte des générations futures pourrait-elle se traduire concrètement dans nos institutions ? Pour l’heure, cette question semble encore cantonnée à des traités ou à des accords de principe non contraignants…

Une foule de pistes sont à l’étude. Prenons celle de la démocratie transgénérationnelle2: à partir du moment où vous estimez que l’État de droit vise à préserver les intérêts des générations futures, alors vous pouvez considérer que des notions comme l’ordre public ou l’intérêt général se déclinent au transgénérationnel. On pourrait également concevoir un organe ayant vocation à représenter les générations futures et à consulter nos instances politiques, un peu dans l’esprit de nos conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux.À l’étranger, la Knesset a par exemple créé une chambre dédiée à l’étude des lois via les lunettes des générations futures. À l’échelle des Nations Unies, l’idée a été proposée, dans les années 1980 et 1990, de créer un défenseur des droits des générations futures. Certains envisagent même la constitution d’une Organisation mondiale de l’environnement.

Une Organisation mondiale de l’environnement pourrait-elle faire le poids face à l’Organisation mondiale du commerce ? Pourquoi ne pas plutôt réformer cette dernière ?

Dès Rio, on a en effet estimé que le droit de l’environnement ne devait pas porter atteinte au droit international économique. Et, malgré la valeur non contraignante de cette déclaration, force est de constater que cette dynamique s’est vue confortée par la suite. Cela n’est pas irréversible : les droits de l’homme ne priment-ils pas sur le droit international économique ? J’en viens à l’approche transgénérationnelle des droits de l’homme, qui est, à mon sens, la voie la plus prometteuse. En avril 2021, elle a d’ailleurs été pour la première fois consacrée par le tribunal constitutionnel fédéral allemand, lequel a estimé que les droits de l’homme devaient désormais s’accompagner de devoirs fondamentaux envers les générations futures3. Et d’aller dans le sens de l’idée que je prône depuis 2008, à savoir que tous ces droits peuvent ainsi être déclinés. Tenez, le droit à la vie, c’est aussi le droit de naître sur cette terre sans résidus de pesticides mettant en danger votre intégrité, comme c’est par exemple le cas des perturbateurs endocriniens. Même chose pour la liberté d’aller et venir des générations futures, notamment sur des territoires non contaminés par le nucléaire. Tchernobyl ou Fukushima sont des lieux où, du point de vue de notre condition humaine, on ne peut plus circuler librement. En clair, tout cela appelle à une métamorphose de notre gouvernance et de nos institutions qui fait système avec d’autres, comme la reconnaissance des droits de la nature. Certes, ces entrées conceptuelles diffèrent mais leur finalité reste la même : préserver l’avenir.

  1. Antonio Oposa est l’un des avocats activistes pionniers en Asie dans le domaine du droit de l’environnement. Il est aujourd’hui titulaire de la chaire d’excellence Normandie pour la paix.
  2. Émilie Gaillard, « Penser les institutions au XXIe siècle : Vers une démocratie transgénérationnelle ? », Penser les institutions, éditions de l’université de Liège, pp.11-29, 2011. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00957567
  3. Pour aller plus loin : https://chairenormandiepourlapaix.org/2021/05/14/temps-dechange-autour-de-la-decision-historique-davril-2021-du-tribunal-constitutionnel-federal-allemand/

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