Publié le 27 mars 2019 |
2[Gaspillage alimentaire] La prévention, un défi de politique publique
par Barbara Redlingshöfer, ingénieure à l’Inra (voir sa bio).
Comment réduire les pertes et gaspillages alimentaires ? Cette question interpelle les décideurs politiques, compte tenu des enjeux environnementaux, économiques et sociaux. Depuis plusieurs années, diverses mesures d’action publique ont été testées en France. À l’échelle européenne, différents secteurs d’activités et pays membres élaborent des stratégies pour infléchir le phénomène.
Définitions : faire le tri
Depuis près de dix ans, les discussions sur la définition des pertes et gaspillages alimentaires n’ont cessé d’animer les groupes de travail, rassemblant des institutions, des décideurs et des ONG, résolus à se saisir du sujet. Le résultat a évolué dans le temps et selon les groupes.
En France, le gaspillage alimentaire a été défini en 2013 comme « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à une étape de la chaîne alimentaire, est perdue, jetée ou dégradée ». Cette définition a été arrêtée dans le cadre du « Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire », réunissant, sur la base du volontariat, des acteurs de la chaîne alimentaire, des ONG et des associations qui s’engagent collectivement à contribuer à la réduction du gaspillage. Le terme « gaspillage » est associé à toutes les situations, de la production agricole à la consommation, où des denrées alimentaires se retrouvent écartées de la consommation humaine quelles que soient leur destination ou leur utilisation. La FAO se réfère d’ailleurs à une définition similaire du gaspillage.
Parfois, le terme « pertes » est utilisé en référence aux stades de la production agricole, des post-récoltes et de la transformation agroalimentaire, alors que le « gaspillage » renvoie généralement aux stades de la distribution, de la restauration, des métiers de bouche et des ménages. Parfois, comme dans le présent article, les deux termes sont utilisés ensemble, soit « pertes et gaspillages alimentaires ».
Une définition différente a été retenue à l’échelle européenne, suite à de longues discussions dans le cadre du projet européen Fusions1 autour de l’expression anglaise Food Waste qui se réfère à la fois aux « pertes et gaspillages » et aux « déchets ». Cette définition inclut non seulement les denrées alimentaires, mais aussi leurs parties non consommables qui sont séparées lors de la transformation agroalimentaire ou de la préparation culinaire. L’autre différence consiste à ne pas considérer comme pertes et gaspillages les denrées et leurs parties non consommables utilisées pour l’alimentation animale ou pour des produits biosourcés (par exemple des emballages). En revanche, ces mêmes denrées compostées, méthanisées, laissées au champ et retournées au sol sont considérées comme des pertes et gaspillages. La directive UE/2018/851, modifiant la directive 2008/98/CE relative aux déchets, introduit une définition des « déchets alimentaires », terme utilisé pour Food Waste dans sa traduction française : « Toutes les denrées alimentaires au sens de l’article 2 du règlement CE no 178/2002 du Parlement européen et du Conseil qui sont devenues des déchets », se rapportant ainsi aux travaux européens du projet Fusions. Aux États-Unis, certains chercheurs suggèrent même de sortir du périmètre de Food Waste toute forme de valorisation. Seuls les aliments mis en décharge seraient ainsi considérés comme pertes et gaspillages (Bellemare et al., 2017).
On observe ainsi un glissement, facilité par la polysémie du terme anglais waste, de la notion initiale de gaspillage vers celle de déchet alimentaire. Ces différentes définitions tendent à opposer, de façon schématique, une approche focalisée sur la « sécurité alimentaire » à une approche d’« efficience des ressources ». La situation se complique car ces définitions coexistent et sont appliquées en parallèle à différentes échelles et par différentes institutions. À terme, on peut espérer qu’une harmonisation se mettra en place du moins à l’échelle européenne, au-delà des initiatives nationales indépendantes.
Le poids des chiffres
Si la statistique publique française ne fournit pas de données sur les pertes et gaspillages, des ONG, des agences publiques comme l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME) et des instituts de recherche ont contribué à estimer l’ampleur du gaspillage, à différentes échelles, selon les secteurs d’activités et les filières. Ils utilisent différentes méthodes de quantification, à la fois pour produire des données, par exemple par des pesées ou le scan de produits jetés en magasin, et pour rassembler des chiffres existants, par exemple par l’analyse de bilans matière en entreprise ou de bilans alimentaires issus de la statistique agricole. De façon générale, il convient d’être prudent dans l’interprétation de tout chiffre communiqué sur le gaspillage, car le choix de la définition et de la méthode de quantification influence les résultats.
Un groupe de travail de la plateforme européenne contre « les pertes alimentaires et le gaspillage alimentaire » (FLW), mis en place par la Commission européenne, contribue actuellement à élaborer la méthodologie selon laquelle les pays membres vont devoir rapporter, en 2022, leurs estimations de Food Waste pour l’année 2020. Ce groupe s’appuie notamment sur les méthodologies de reporting élaborées dans le cadre de Fusions et sur les travaux existants d’une initiative internationale, le Food Loss and Waste Accounting and Reporting Standard. Ainsi, un travail d’harmonisation est lancé au niveau européen qui prend en compte la diversité des approches de quantification des pertes et gaspillages, et veille à leur faisabilité et à l’effort demandé aux pays membres. Suivant la directive UE/2018/851 relative aux déchets, la Commission européenne est sur le point d’adopter2, en complément à la directive, « une méthodologie commune et des exigences minimales de qualité permettant de mesurer de manière uniforme le niveau des déchets alimentaires » dans l’ensemble des pays de l’Union.
Concernant les quantités, en France, sur l’ensemble de la chaîne alimentaire et pour une population de presque soixante-sept millions d’habitants, les pertes et gaspillages étaient estimés par l’Ademe, en 2016, à 150 kilos par personne et par an (Income Consulting AK2C, 2016), soit un cinquième de la production agricole initiale.
Pour la Grande-Bretagne, le WRAP communique un chiffre de 156 kilos par personne et par an pour 2015 (WRAP, 2018), sans prendre en compte le secteur agricole. L’organisation a fourni un travail important de requalification des pertes et gaspillages pour être en phase avec le Food Loss and Waste Accounting and Reporting Standard.
Pour l’UE, le projet Fusions a estimé des pertes et gaspillages à 170 kilos par personne et par an en 2016, soit près de 20 % de la production initiale (Stenmarck et al., 2016).
La majorité des études indique que l’essentiel des pertes et gaspillages survient au niveau de la consommation à domicile, même si les chiffres varient : l’Ademe attribue aux ménages français vingt-neuf kilos par personne et par an, et le WRAP, pour les Britanniques, soixante-dix-sept kilos.
Ces ordres de grandeur suggèrent que l’estimation de la FAO menée à la fin des années 2000 (Gustavsson et al., 2011), quand les connaissances sur le sujet étaient éparses, et selon laquelle un tiers des aliments produits sur la planète sont perdus ou gaspillés, pourrait être surestimée. De nombreux travaux plus récents menés dans les pays tant du Nord que du Sud suggèrent de revoir ce chiffre.
Quelles mesures d’action publique en France ?
Les pouvoirs publics français se sont saisis du sujet depuis plusieurs années, mobilisant divers leviers et instruments politiques (Lascoumes et Le Galès, 2007) : instruments réglementaires et législatifs d’une part et fiscaux d’autre part, ainsi que mobilisation des acteurs, information et communication.
La mobilisation des acteurs, l’information et la communication ont joué un rôle particulièrement important. L’Ademe a lancé sa première campagne de sensibilisation à partir de 2009. Le Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire a été signé en 2013.
La mobilisation concerne aussi l’État et ses établissements, avec une démarche obligatoire de réduction du gaspillage dans leurs services de restauration collective selon la loi pour la transition énergétique et la croissance verte de 2015.
À l’échelle locale, le Code de l’environnement prévoit que les conseils régionaux inscrivent la prévention du gaspillage alimentaire ainsi que la collecte et la valorisation des biodéchets, dont le gaspillage fait partie, dans leur plan régional de prévention et de gestion des déchets.
Enfin, la France a été le premier pays à voter, en 2016, une loi dédiée à la lutte contre le gaspillage. L’obligation pour les distributeurs d’orienter leurs invendus encore consommables vers l’aide alimentaire a été le plus médiatisé des deux volets de la loi. L’autre volet prévoit la sensibilisation et la formation de tous les acteurs. La loi Egalim (n° 2018-938) du 30 octobre 2018 étend aux restaurants et aux industries de transformation l’obligation du don. Rappelons par ailleurs que le don alimentaire est entré dans le champ classique de la défiscalisation des dons dès 2003 et figure depuis dans le Code général des impôts (art. 238 bis).
La mise en place de ces mesures est récente et il est difficile à ce jour d’évaluer leur effet. La Direction générale de l’alimentation a commandé une étude qui vise à évaluer l’effet de la loi de 2016 sur les quantités et la qualité des dons alimentaires aux associations. Quant aux campagnes de sensibilisation et d’information aux consommateurs, leur effet serait bien plus difficile à mesurer.
Globalement, les différentes mesures d’action publique sont peu contraignantes et visent surtout à montrer ce que sont de « bonnes pratiques » et ce qui est socialement acceptable (Cloteau et Mourad, 2016). Pour les acteurs du don, l’obligation est au niveau des moyens et non des résultats. Ce qui compte c’est le fait d’appliquer ou non la réglementation législative et fiscale, sans devoir apporter de preuve d’efficience.
Pourtant, la France s’est fixé, en 2013, l’objectif de diviser par deux le gaspillage d’ici 2025. Certes, il s’agit d’un objectif symbolique, comme celui des Nations-Unies fixé en 2015 dans le cadre des Objectifs de développement durable3.
Quelles sont alors les perspectives de réduction ?
Perspectives : et la valeur de l’aliment ?
L’action publique donne un cadre. Elle favorise par exemple le don d’excédents alimentaires et promeut des pratiques domestiques plus économes, comme la bonne compréhension des dates de péremption et la cuisine des restes. Mais, malgré l’abondance des initiatives publiques et privées, les acteurs de « Du champ à l’assiette » ne semblent pas être amenés à changer profondément et durablement leurs pratiques (Mourad, 2016). Les grands traits du fonctionnement de nos systèmes alimentaires, comme l’hyperchoix, l’accessibilité à toute heure et la promotion de prix bas restent les mêmes. Ils continuent à promouvoir la quantité plus que la qualité, et l’abondance aux dépens de pratiques économes.
Alors que la plus grande partie du gaspillage, jusqu’à 50 % selon les études, est à imputer aux ménages, ces derniers n’ont pas fait l’objet de mesures politiques au-delà de campagnes de communication, voire de culpabilisation. S’il y a consensus autour de la nécessité impérative, pour réduire le gaspillage, de changer les pratiques domestiques, comment y arriver ? Faut-il faire appel à la responsabilité des individus ou plutôt initier de profonds changements dans les structures qui les entourent et codéterminent leurs pratiques, y compris les pratiques de gaspillage ? Si différents courants scientifiques éclairent la question des comportements du gaspillage, comme le courant de l’économie et de la psychologie sociale, centré sur l’individu, ou l’approche plus politique et structuraliste de sociologues (Hebrok et Boks, 2017, Mourad, 2018), le débat reste entier sur la pertinence des choix des mesures politiques qui sont ou seront mises en place.
La prévention du gaspillage à domicile est probablement le secteur où l’intervention publique est la plus difficile, compte tenu de la diversité des conditions sociales, injonctions et aspirations influençant les pratiques individuelles. À ce stade, les politiques de plusieurs pays se limitent essentiellement à des campagnes d’information et de sensibilisation sur la prévention du gaspillage, dont les effets sont difficiles à mesurer (Hebrok et Boks, 2017). L’idée de départ est qu’une prise de conscience induirait un changement de pratiques, ce qui est bien loin d’être mécanique, comme le suggèrent les travaux sur les pratiques de consommation durable (Vermeir et Verbeke, 2006).
La prévention du gaspillage, au sens d’une réduction à la source, présente le plus gros défi car elle nécessite des changements profonds dans notre façon d’attribuer de la valeur aux aliments et de les gérer en conséquence.
Nos travaux récents (Redlingshöfer et al.) montrent que donner la priorité aux actions de prévention du gaspillage, avant la réutilisation et le recyclage des excédents, comme la hiérarchie des déchets le suggère, est un objectif loin d’être atteint. Interroger le retard pris dans la mise en place de la prévention des pertes et gaspillages offre l’occasion de changer d’optique en mettant l’accent sur la nature de l’aliment et en définissant ses caractéristiques selon une approche par la valeur de l’aliment et non par le déchet. La prévention du gaspillage alimentaire ferait alors partie de stratégies pour une consommation alimentaire durable qui favorise la qualité autant que la quantité. Ainsi, la politique de réduction des pertes et gaspillages ne devrait pas être considérée comme une politique des déchets mais bien comme une politique de ressource alimentaire. Des voix se lèvent dans la littérature scientifique pour suggérer ce changement (Bradshaw, 2018).
Remerciements
Mes remerciements vont à Marie Mourad et à François Mauvais pour leurs remarques constructives et les riches discussions que nous avons pu engager.
Les références bibliographiques de l’article sont consultables ici.
- https://www.eu-fusions.org
- Le 31 mars 2019 (article écrit le 15 mars 2019)
- « Objectif 12.3 : d’ici à 2030, réduire de moitié à l’échelle mondiale le volume de déchets alimentaires par habitant au niveau de la distribution comme de la consommation et réduire les pertes de produits alimentaires tout au long des chaînes de production et d’approvisionnement, y compris les pertes après récolte. » (UN, 2015.)
Pingback: Research for AGRI: News – January 2021 Issue 2 – Documents for information on the CAP & the agriculture – Research4Committees
Article très intéressant et complet, merci.