Bruits de fond

Published on 10 mai 2022 |

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Les exclus de l’eau des pays riches

Par Marie Tsanga-Tabi 1

Il aura fallu plus d’une quarantaine d’années marquées par des conférences internationales, des journées mondiales, des débats au sein des arènes onusiennes, européennes et nationales jusqu’à des contentieux portés devant les tribunaux pour que, enfin, en France, les politiques publiques du droit à l’eau2 soient légalisées en décembre 2019. Impensée de l’action publique des pays riches, la prise en compte de l’accès à l’eau des populations pauvres se diffuse. Malgré des sociétés modernes modelées par la croyance en la technoscience et la logique de l’accès marchand.

Inaccessible eau potable

Appréhender pleinement et à sa juste mesure la question sociale de l’eau dans les pays riches exige de la situer. Elle se pose en effet dans un contexte où la majeure partie des populations est raccordée à un réseau d’eau potable et d’assainissement. Une desserte qui, à l’échelle européenne, culminait à 94 % en 2015 (ONU-Unesco, 2019), faisant de l’usage domestique de l’eau un geste banalisé de la modernité.
Toutefois, depuis le début des années 1970, une nouvelle forme de pauvreté concernant les biens et services essentiels change la donne. Pour une frange croissante des populations, l’eau potable est devenue un bien inaccessible, sous l’effet notamment d’une cherté accrue. Ainsi, en France, alors que la facture d’eau moyenne des ménages avoisine 1 % du revenu disponible, celle des ménages dits « pauvres en eau » dépasse les 3 %, taux considéré par convention comme seuil d’inaccessibilité à cette ressource. Les conséquences ne sont pas anodines : si la France, depuis la loi Brottes3 d’avril 2013, interdit les coupures ou la réduction du débit pour factures impayées, tel n’est pas le cas dans d’autres pays. À ces situations de privation insupportables sur les plans sanitaire, psychologique et social, se greffe une foule grandissante d’exclus de l’eau, résidant dans des logements privés de confort sanitaire ou sans domicile fixe. En France, ce sont ainsi 235 000 personnes sans abri ou vivant en bidonvilles qui sont exposées aux conséquences sanitaires du manque d’eau (Fondation Abbé-Pierre, 2020). En Belgique, dans la métropole de Bruxelles, on compte 100 150 personnes, raccordées ou pas au réseau d’eau public, concernées par les problèmes d’accès à l’eau, soit l’équivalent de 8,2 % de la population totale (May et al, 2021). Aux États-Unis, l’enquête de 2017 sur les logements américains montre que 6,5 % des ménages ont subi des coupures d’eau pour défaut de paiement (Zhang et al, 2020).

… et des gestes d’hygiène impossibles en temps de pandémie

La pandémie de Covid-19 a amplifié le phénomène, ajoutant à la précarité économique les risques accrus de contamination et de propagation, faute de pouvoir appliquer les mesures d’hygiène, en clair pouvoir se laver les mains aussi souvent que possible. Dès lors, plusieurs pays ont dû prendre des mesures inédites. Aux États-Unis, quelque 483 villes et 35 États ont ainsi imposé des moratoires sur les coupures d’eau (Food & Water Watch, 2020). En Angleterre et au Pays de Galles, premiers pays européens à avoir interdit les coupures en 1999, des millions de personnes se sont retrouvées en 2020 dans l’incapacité de régler leurs factures. Les compagnies d’eau anglaises ont alors accepté d’étendre l’aide financière et sociale existante (National Energy Action, 2020). En France, pour faire face à l’épidémie, la ville de Paris a installé, notamment, des rampes à eau à proximité des bidonvilles et des camps de migrants. Ainsi, la pandémie a fait resurgir jusque dans les pays développés l’importance vitale de l’eau potable, non seulement pour des motifs de santé publique mais aussi pour le maintien de la vie et de la dignité des populations précaires.

Et pourtant, la question sociale de l’eau reste un angle mort

Le statut des services publics d’eau, même s’il est rattaché à la catégorie « industrielle et marchande », n’en relève pas moins du registre de l’action publique. Pour cela, il s’appuie sur un corpus de lois et de textes réglementaires. À la suite de la loi Brottes qui a ouvert la voie à la tarification sociale de l’eau, une quarantaine de collectivités locales ont expérimenté des politiques publiques du droit à l’eau entre 2014 et avril 2021. Elles ont ainsi donné corps au principe introduit par la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 : « Chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous. » Une brèche ouverte mais qui peine à faire exister la question sociale comme un enjeu en soi du management de la « citadelle technique » de l’eau (Tsanga Tabi, 2013, 2018) : un modèle de gestion rationalisée, verrouillé par des contraintes réglementaires, juridiques et budgétaires difficilement lisibles pour l’usager. De fait, les solutions sont toujours majoritairement pensées selon un mode curatif, se contentant de compenser les conséquences de la cherté de l’eau mais sans remettre en question la politique tarifaire : en France, l’usager paie l’eau à son prix de revient (très variable d’un territoire à l’autre) qui recouvre le financement des services de distribution et d’assainissement. En fait, restent indéterminés les critères d’une eau économiquement abordable pour les ménages pauvres4, la connaissance de leurs usages en eau et la définition du volume essentiel à la vie5. De même, la participation de ces ménages à l’énoncé et aux solutions du problème à résoudre, ou encore les critères d’évaluation de l’efficacité sociale des mesures expérimentées ne font pas encore partie des variables d’action de ces politiques publiques. Au sein des collectivités expérimentatrices du droit à l’eau, rendu officiel par la loi du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique, très peu (le Dunkerquois, le syndicat départemental de Vendée, Saint-Paul-lès-Dax et Frouard) ont mis en place une tarification sociale qui cible les ménages pauvres. Huit autres, dont Nantes Métropole et Grenoble-Alpes Métropole, ont choisi de distribuer une allocation eau annuelle qui ramène la facture d’eau des ménages pauvres juste en dessous du seuil de 3 % mais ne règle pas le problème du caractère inéquitable de l’accès au service. In fine, si les ménages pauvres raccordés au réseau ne subissent plus de coupure depuis 2015, les inégalités d’accès à l’eau perdurent au point que certains d’entre eux ont recours aux bains municipaux ou aux bornes fontaines pour éviter de payer des factures inabordables (Bony & Levy-Vroelant, 2018). Par ailleurs, les foyers en habitat vétuste sont aussi confrontés à des problèmes de fuite d’eau qui les enferment dans des cycles d’impayés, et une partie non négligeable des ménages pauvres en eau continuent de payer leurs factures d’eau au même prix que les ménages non pauvres (Tsanga Tabi, 2019).

Savoir être et savoir-faire du service public

Les problèmes d’accès à l’eau dévoilés dans les pays riches sont un révélateur des liens d’interdépendance croissants qui se tissent entre l’écologique, l’économique et le social de tous les systèmes de production de biens et services à l’ère de l’Anthropocène. Outre la crise économique, notre actualité révèle combien les effets du changement climatique impactent en premier lieu les conditions de vie des populations vulnérables. Le premier défi de la prise en charge de la question sociale de l’eau réside dans une prise de conscience renouvelée de ces interdépendances par les acteurs politiques et les managers. Or la vision industrielle et marchande du service et le déficit de gestion démocratique de la « citadelle technique » sont un obstacle à ce renouvellement. Lequel remet à l’ordre du jour les valeurs fondamentales et essentielles de l’eau pour la société et réinterroge le référentiel de la performance des politiques publiques de l’eau. C’est probablement par le recours aux valeurs de l’universalisme de l’accès à l’eau, de la solidarité, de la cohésion sociale, du sens de la responsabilité politique et du service public que s’opèrera le mieux cette prise de conscience. Le deuxième défi réside dans la capacité des acteurs de l’eau à incarner ces valeurs publiques. Cela implique des savoir-être et des savoir-faire non techniques indispensables à la gestion d’un bien dont le caractère « commun » est de plus en plus invoqué comme motif au retour en force de la remunicipalisation des services publics d’eau en France.

  1. chercheure en sciences de gestion, UMR GEStion Territoriale de l’Eau et de l’environnement (GESTE), École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg/Inrae.
  2. C’est à la Conférence des Nations Unies sur l’eau, à Mar del Plata en 1977, que, pour la première fois, le droit à l’eau est défini au niveau international : « Tous les peuples, quels que soient leur stade de développement et leur situation économique et sociale, ont le droit d’avoir accès à une eau potable dont la quantité et la qualité soient égales à leurs besoins essentiels. »
  3. La loi Brottes n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant aussi diverses dispositions sur la tarification de l’eau.
  4. Le critère de l’eau économiquement acceptable, posé par l’article 1er de la loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques et qui prône que « chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous » n’est toujours pas décliné sur un plan opérationnel.
  5. Hormis le syndicat d’eau dunkerquois qui a fixé à 80 m3 par ménage le volume d’eau essentiel correspondant à la 1re tranche de son tarif domestique.

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