L’eau « en plan », pour quels changements ?
Bandeau d’illustration de l’article : l’Artuby, sous-affluent du Rhône, à sec en 2023
En 2023, après une décennie marquée par des sécheresses inédites, le Gouvernement français adoptait un Plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau, dit « Plan eau », pour répondre à trois enjeux majeurs : « sobriété des usages, qualité et disponibilité de la ressource ». Jusqu’alors, les problèmes posés par les sécheresses avaient été plutôt traités de manière ponctuelle et sectorielle. C’est en effet un imaginaire d’abondance d’eau nationale qui a longtemps prévalu, au sein duquel l’État a essentiellement encouragé la construction et le fonctionnement d’ouvrages hydrauliques pour (re)distribuer l’eau dans l’espace et dans le temps. Si des réformes menées depuis les années 1990 ont cherché à mettre en place une gestion localement plus attentive aux limites, en pratique, les usages continuent aujourd’hui à être encore peu connus et peu régulés. Comment mettre en œuvre l’injonction à « la sobriété dans tous les usages et dans la durée »1 ?
Par Sara Fernandez, chercheuse HDR en géographie sociale au centre INRAE Occitanie-Toulouse (laboratoire Agir), pour le 17ème numéro de la revue Sesame (mai 2025)

(dessin : © Gilles Sire)
L’État ne comptabilise aujourd’hui un prélèvement à l’échelle nationale que s’il considère que l’usage a déplacé l’eau selon un cadre spatio-temporel particulier, qui s’appuie certes sur des considérations physiques, mais qui est aussi le produit de conventions. Ainsi, l’utilisation de la force motrice de l’eau pour produire de l’électricité n’est pas considérée comme un prélèvement. Pourtant, dans certaines situations particulières, et même si on ne dispose pas de chiffres consolidés, une telle utilisation opère bien des transferts d’un bassin versant à un autre. C’est le cas par exemple entre les bassins de l’Adour et de la Garonne avec la dérivation autour de la centrale de Pragnères.
On voit bien que, si les grandes catégories d’usagers ou les quantifications nationales et annuelles contribuent à construire un problème public, elles ne permettent pas vraiment de gérer, à elles seules, les interdépendances entre eaux et sociétés.
Des indicateurs qui servent des argumentaires concurrents
« Mais il existe une autre catégorie, l’eau “verte”, cette eau de pluie stockée dans le sol et accessible aux plantes cultivées ou non. »
Quantifier l’eau bleue aux échelles mondiale, nationale ou locale a permis de soutenir le développement de filières de production qui s’inscrivent dans les territoires mais aussi de mesurer les pressions qu’exercent les prélèvements ou les dérivations sur les ressources en eau douce. Mais il existe une autre catégorie, l’eau « verte », cette eau de pluie stockée dans le sol et accessible aux plantes cultivées ou non. C’est dans le cadre de réflexions menées sous l’égide de l’Unesco à la fin des années 1970, que Malin Falkenmark a proposé de mieux quantifier cette dernière, à l’instar des agronomes. Pour traiter des enjeux liant agriculture, eau et alimentation à l’échelle mondiale, notamment dans le cadre de l’aide au développement, il s’agissait de montrer qu’on ne pouvait pas se contenter de prendre en compte l’agriculture irriguée et qu’il fallait aussi rendre lisible l’agriculture pluviale. C’est cette même eau verte qui est aujourd’hui de nouveau convoquée pour promouvoir une gestion de l’eau qui passe plus résolument par un pilotage de l’aménagement des territoires et où le débit ne serait plus une variable d’ajustement.
On doit aussi à l’hydrologue Malin Falkenmark, à la même époque, un indice de « stress hydrique », une notion agronomique élargie pour représenter les risques de manque d’eau, associée à des seuils. Ces derniers mettent en balance des mètres cubes d’eau avec le nombre d’habitants et la demande alimentaire, exprimée en calories et en gommant la diversité des régimes alimentaires dans le monde. Ils se fondent aussi sur une hypothèse d’autosuffisance alimentaire nationale pour quantifier les ressources en eau mobilisées dans les processus productifs et représenter les risques de stress hydrique. C’est ainsi que Falkenmark a calculé un seuil de 1000 m3/habitant/an, en deçà duquel on peut parler de pénurie, à partir du cas d’Israël, qui incarnait alors l’horizon de développement des pays semi-arides sous régime d’aide. Ce seuil a connu de multiples critiques au cours des années 1990, à l’heure où le commerce international devenait le nouvel horizon normatif global. Dans les modèles explicatifs concurrents, les importations et exportations de biens, en particulier agricoles, dont le processus de production a consommé de l’eau, furent rendus plus visibles : le concept d’« eau virtuelle », et plus tard, celui de l’« empreinte eau » mettent davantage l’accent sur le changement des modes de consommation. Reste que ces différentes notions se sont fondées sur les mêmes techniques de quantification des eaux bleue et verte.
Vient le tournant des années 2000 où, à l’OMC, l’échec des négociations internationales en matière agricole fragilise l’idéologie libérale d’un commerce mondial fluidifié, permettant non seulement d’éloigner le spectre des guerres de l’eau, mais aussi le développement des pays sous régime d’aide. Dès lors, dans les discours onusiens, l’échelle locale prévaut pour réguler les tensions pour le partage de l’eau et plus largement sa gouvernance. Sauf que, pendant tout ce temps, le seuil de 1000 m3/habitant/an, loin d’être abandonné, a continué à largement circuler via les organisations internationales et dans certains pays semi-arides. Et en France ? Aujourd’hui, l’action publique s’appuie plutôt sur des ordres de grandeur nationaux relatifs à l’eau virtuelle, à l’empreinte eau ou aux rapports entre prélèvements et ressource en eau bleue disponible.
Effet rebond
« Sans innovation institutionnelle ces technologies ont peu de chance de se répandre ou de se massifier, mais elles risquent surtout de produire des effets rebonds »
Pour revenir au Plan Eau, comment interpréter ses réponses aux épreuves du nouveau régime climatique ? Certaines relèvent de promesses technologiques pour rendre l’usage de l’eau plus efficace avec, entre autres, la réutilisation des eaux usées traitées. Sans innovation institutionnelle cependant, non seulement ces technologies ont peu de chance de se répandre ou de se massifier, mais elles risquent surtout de produire des effets rebonds. Ces derniers apparaissent lorsqu’une amélioration de l’efficacité s’accompagne d’un usage global plus important, comme cela a déjà été largement documenté dans la littérature sur les changements de technique d’irrigation qui se sont in fine traduits par une augmentation des surfaces irriguées. Les réponses avancées relèvent aussi de solutions bien plus anciennes, tels les ouvrages hydrauliques de stockage (comme dans les Deux-Sèvres, à Sivens ou à Caussade) et de transfert comme avec Aqua Domitia, qui puise l’eau du Rhône pour approvisionner le Gard, l’Hérault et dont l’extension jusqu’aux Pyrénées-Orientales est à l’étude.
Avec ces ouvrages aussi, le risque d’effet rebond de la « sécurisation » est avéré, parce que les prélèvements en nappe ou en rivière sont peu gouvernés. Ces ouvrages reposant par ailleurs toujours sur des formes de solidarité financière (les usages bénéficiaires ne sont jamais assez rentables pour les assumer seuls), il faut qu’ils soient jugés légitimes. Cela demande de rediscuter du bienfondé de ce qui est fait avec l’eau: quelles logiques d’aménagement des territoires, quels modèles agricoles et alimentaires, énergétiques, industriels ou de transport ? Comment façonner des systèmes d’action collective pour un partage de l’effort environnemental à la fois équitable et significatif d’un point de vue écologique? Peut-être est-il important de rappeler ici que le mot « riverains », autrement dit ceux qui puisent au même cours d’eau, tire son origine du latin « rivus » qui signifie « ruisseau » et qui a aussi donné « rivalité ».
Lire aussi
- Référence: Barbier R., Fernandez S. (Dir). 2024. « L’eau et sa gestion », Éditions Le Cavalier Bleu, collection Idées reçues. 152 pages.