De la modernité à traire encore ses vaches - Revue SESAME

Quel heurt est-il ?

Published on 27 mai 2019 |

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De la modernité à traire encore ses vaches

Par Claire Gaillard, 1, Catherine Mougenot2,, Sandrine Petit Cesaer3

(Photo Jean-Marie Bossennec / Inra)

Le 1er juin 2018, la Commission européenne a répondu favorablement à la demande du Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté (CIGC). L’interdiction du robot de traite dans la filière est acceptée, inscrite dans le cahier des charges.

L’interprétation de la mention « la traite en libre-service n’est pas possible » du cahier des charges du comté laissant flotter une ambiguïté, un éleveur l’avait utilisée en 2014 pour s’équiper du robot et porter l’affaire devant le tribunal de grande instance de Besançon. S’ensuivit, le 7 mars 2016, une importante mobilisation d’éleveurs et des syndicats agricoles de tous bords venus défendre les valeurs d’une filière exigeante. Seraient-ils tous devenus rétrogrades à l’heure de l’« élevage de précision » ?

Élevage de précision…

Vous savez, cette expression toujours utilisée au singulier, susceptible de s’appliquer à toutes les filières, intensives ou non, quelles que soient les espèces, les races concernées et la taille des troupeaux. Mobilisée comme un slogan autour de cette idée de précision, synonyme d’exactitude et de rigueur, elle indique la voie de la modernité en élevage. En pratique, elle suppose l’usage d’un instrument de mesure automatique contribuant à fournir des indicateurs opérationnels de décision à l’éleveur autant qu’à alimenter un « big data agricole » en cours de construction. L’élevage de précision, régulièrement associé à des termes tels que « pack technique » ou « solution clés en main », est également promu comme une aide pour libérer du temps et alléger les tâches pénibles, donc rencontrer une demande croissante parmi les éleveurs.

Cette expression valorise ainsi positivement certains modes de travail en encourageant l’équipement en dispositifs aujourd’hui largement commercialisés. Dans les filières bovin-lait, ceux-ci concernent le pilotage de l’alimentation, le repérage de troubles infectieux et métaboliques, l’analyse du volume et de la composition du lait, le suivi de la rumination, la détection des chaleurs, soit un ensemble de données d’autant plus efficaces qu’elles sont associées à un phénotypage généralisé permettant de développer de nouveaux critères de sélection. Aujourd’hui, la taille des élevages a beaucoup augmenté et ces dispositifs de suivi sont appréciables quand manque aux éleveurs le temps d’observer chacun de leurs animaux et d’utiliser leurs indicateurs personnels afin de repérer toute anomalie ou changement.

Dans ces filières, le robot de traite est alors pointé comme un outil incontournable de surveillance, de collecte de données et bien sûr de gestion automatique de la traite des bêtes, laquelle use le corps humain et représente une astreinte quotidienne, une contrainte dans la vie familiale et sociale.

Une alchimie particulière ?

Retour au massif jurassien avec cette question : comment expliquer le rejet explicite d’un outil paré de promesses et largement diffusé par ailleurs ? Depuis 2014, nous menons une vaste enquête qualitative sur les évolutions récentes de la filière Comté. Les éleveurs que nous y avons rencontrés ne nous ont pas semblé antimodernes. Depuis leur adhésion active à la pratique de l’insémination artificielle pour la race montbéliarde, ils n’ont pas boudé l’adoption de nouvelles techniques. Et, ici comme ailleurs, le temps manque, les troupeaux s’agrandissent, les salles de traite automatisées se sont généralisées et les outils facilitant le suivi du troupeau sont adoptés en fonction des situations et du style de chacun.

Quelle motivation les anime alors pour refuser le progrès incarné par le robot de traite ? Claude Vermot-Desroches, alors président du CIGC, évoquait dans un éditorial de l’hiver 2014 les tensions vécues dans le monde agricole et la filière : « Nous sommes sommés d’aller plus loin, et nous découvrons toute l’ambiguïté du mot “modernité”, qui se met alors à ressembler à une invitation à la banalisation du produit. » Dans un contexte où l’élevage de précision fait figure de norme, pourquoi et comment revendiquer une culture de l’exception ? Dans le Jura, l’agriculture réussirait-elle une alchimie particulière, entre garder ses savoir-faire et évoluer ? 

Le chant des meules.

Face aux bases de données et à leurs applications smartphone, les éleveurs et la filière Comté entendent conserver au moins trois gestes qui créent l’identité de ce fromage au lait cru. Celui de la traite, pendant laquelle l’éleveur nettoie, palpe la mamelle de la vache, détecte alors précocement une éventuelle inflammation grâce au regard et au toucher. Mais, outre la préservation des qualités sanitaires, ce geste entretient aussi un écosystème microbien autour des trayons, dont on sait le rôle prépondérant pour réveiller les saveurs du comté. Le deuxième geste est celui du fromager qui travaille en cuve ouverte (et non en cuve fermée comme pour beaucoup d’autres fromages) et qui apprécie à la main la transformation du liquide en solide. Le troisième geste reste celui de l’affineur qui tapote les fromages et, à l’écoute du son (chant) des meules, en détecte le potentiel d’affinage.

Plutôt que d’être externalisés dans des serveurs informatiques, les savoirs des éleveurs et des fromagers sont incorporés et « encorporés », c’est-à-dire qu’ils sont dans le corps et mobilisent les sens – regard, toucher, odorat, son – dans une interaction entre homme et animal, entre homme et matière. Ces savoirs se transmettent de personne à personne, dans des filiations et des apprentissages. Ils sont en même temps collectifs et individualisés car réinventés par chacun. Au contraire d’indicateurs « objectivables » qui s’agrègent dans des bases de données, le geste est subjectif, situé, toujours changeant avec les propriétés du vivant, donc en partie seulement reproductible.

La vache, la puce et le robot.

Par ailleurs, dans l’élevage de précision, les capteurs collectent des informations sur chaque individu animal. Or une vache très appareillée est peu compatible avec l’image de nature sur laquelle s’appuie la filière Comté. Probablement la montbéliarde augmentée de puces électroniques n’est-elle pas non plus celle rêvée par les consommateurs ni celle que jaugent et admirent, lors des comices, les éleveurs passionnés. En outre, l’accès permanent au robot de traite serait en tension avec les normes de pâturage que fixe le cahier des charges, qui, dans sa toute dernière mouture, veille à garantir des surfaces de pâturage suffisantes à proximité des bâtiments.

Par ce choix, la filière semble ainsi s’engager sur un chemin différent, un élevage du geste et du contact avec l’animal, fondé sur la mobilisation des processus naturels du vivant, plutôt qu’un élevage servi par des données voire à leur service. En refusant le robot de traite, indéniablement, les éleveurs de la zone AOP Comté marquent leur différence. Mais cette direction qui demande un certain courage va-t-elle de soi ?

Le courage du collectif.

De fait, cette orientation n’a certainement pas été prise sans hésitations ni tiraillements au sein du collectif qui est organisé en quatre collèges et prend ses décisions à l’unanimité de ceux-ci. Ainsi c’est la décision d’un groupe qui, en partenariat interprofessionnel et en conformité avec sa longue histoire collective, convient de ce qui est bon pour son produit et la sauvegarde de ses pratiques maintenant et dans l’avenir. Ses différents représentants ont, depuis 1958, date de reconnaissance de l’AOC, façonné une filière où sont débattus les choix quant aux pratiques agricoles, à la transformation fromagère et à la commercialisation. L’ensemble des savoirs techniques sont ainsi parlés, controversés, contribuant aux ajustements successifs du cahier des charges pour préserver l’identité d’un système de production dans le contexte d’une standardisation à l’œuvre dans le monde économique.

Cet ancrage culturel fait la force de ce collectif dans la construction d’une filière devenue un modèle de réussite avec un prix du lait supérieur à celui du lait standard, une demande en hausse qui soutient la production de volumes croissants de fromage de comté, un fromage qui crée la renommée d’un territoire et de son paysage, bref, un cas d’école du développement durable. Au moment où ce concept semble plus que jamais d’actualité, la décision d’interdire le robot de traite est à souligner dans ce qu’elle nous révèle de ce collectif certes tiraillé, mais toujours présent et actif dans la recherche de compromis qui sonnent juste au regard de son histoire pour préserver les liens entre les éleveurs, leurs bêtes et le territoire. Ainsi, les éleveurs adoptent-ils certaines technologies et en repoussent-ils d’autres. Rétrograde ou au contraire à l’avant-garde, c’est dans le temps que le refus du robot de traite dans la filière Comté sera requalifié par les éleveurs de demain. 

  1. Agrosup Dijon, Inra, UMR Territoires
  2. université de Liège – Arlon Campus Environnement
  3. AgroSup Dijon, Inra, université de Bourgogne et de Franche-Comté




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