Publié le 12 novembre 2024 |
3« De quoi notre dégoût du déchet est-il le symptôme ? »
Cachés au fond de poubelles de couleurs différentes, embarqués tôt le matin vers des destinations inconnues d’une large partie d’entre nous, brûlés, enfouis, expédiés à l’étranger ou valorisés, les déchets que nos sociétés produisent ne sont guère matière à réflexion… Invisibilisés, méprisés, cantonnés à des processus de gestion bureaucratique et de traitements techniques, ils sont la partie refoulée de nos modes de vie et de nos surconsommations. Un déni que confortent paradoxalement nos pratiques de tri et de recyclage. Oser penser le rebut, en termes de philosophie et de politique, c’est s’interroger sur ce que nous rejetons réellement, y compris au sein du corps social. Un pas que nous invite à franchir Claire Larroque, pour le 16e numéro de la revue Sesame, à l’heure où chacun d’entre nous se débarrasse de quelque 582 kg par an d’ordures ménagères et assimilées….
Dessin d’illustration : Réunion de déchets © Tartrais 2024
Avec Claire Larroque, philosophe, spécialiste de philosophie morale, politique et de l’environnement et autrice de Philosophie du déchet (PUF, 2024). Propos recueillis par Valéry Rasplus.
« Le dégoût du déchet exprime cet inconfort devant notre dimension corporelle et organique , devant notre « animalité sujette à la mortalité et à la pourriture », selon le mot de Martha Nussbaum. »
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux déchets ?
La lecture de l’ouvrage de François Dagognet, Des détritus, du déchet, de l’abject. Une philosophie écologique1, a été assez déterminante. À l’époque, je travaillais sur le déchet psychique, au carrefour entre philosophie, psychologie et psychanalyse. Mais je venais également de me spécialiser dans le champ de la philosophie de l’environnement. J’ai donc commencé à faire le lien entre le déchet symbolique et le déchet, beaucoup plus concret, qui posait des questions environnementales.
C’est surtout la façon dont nous nous le représentons qui a attiré votre attention…
Oui. À quel imaginaire renvoie notre perception du déchet ? Pour quelles raisons est-il si inconvenant, repoussant, abject et obscène ? Pourquoi, à l’image des choses que nous refoulons dans notre inconscient – sorte de poubelle de l’âme –, semblons-nous mettre en place des mécanismes de refoulement de nos déchets ? Nous avons aujourd’hui, dans nos sociétés industrielles, des difficultés à nommer le déchet, à trouver que c’est un sujet sérieux. Si l’approche que propose Dagognet permet de réhabiliter ce type de matière comme objet légitime d’investigation, elle fait surtout l’objet d’une interrogation que l’on peut qualifier de symptomale : il s’agit de se demander ce que nous rejetons exactement, de quoi notre dégoût du déchet est le symptôme. Ce faisant, les humains se posent surtout des questions sur eux-mêmes. Ce n’est donc pas seulement un sujet limité au domaine technique mais c’est aussi un sujet d’étude et de recherche en sciences humaines. Et j’ai voulu creuser plus spécifiquement la réflexion philosophique, qui me semblait peu abordée.
D’où vient ce faible intérêt de la philosophie pour le détritus ?
La philosophie ne s’en empare pas car ce qu’elle investit, c’est le champ du stable, de ce qui est « un », de l’essence. Dès lors, ce qui s’étiole, se fragmente et se dégrade ne constitue pas un objet d’étude valable. La matière détritique est repoussante, elle entraîne un processus de corruption. C’est en ce sens que Platon, dans le « Parménide », évince la saleté et les excrétas du champ de la pensée, parce qu’il ne peut en saisir l’essence. Or François Dagognet montre, au contraire, qu’en portant de l’attention à cette matière, nous pouvons accroître notre connaissance. De plus, la gestion des déchets soulève des questions éthiques et politiques, elle mobilise le registre des normes et des valeurs.
Comment le définiriez-vous ?
C’est d’abord une notion ambiguë. En droit romain, le déchet est « res derelicta » : des choses ayant appartenu à quelqu’un mais qui ont été abandonnées par leur propriétaire. C’est un « bien sans maître ». Mais ce statut est provisoire, en suspens, en attendant (ou non) de réintégrer une sphère d’usage ou un circuit marchand, d’être considéré comme utile et réapproprié. Il est donc ambigu dans le sens où c’est un rebut qui peut devenir une ressource. De plus, cette catégorie est évolutive : il n’y a pas de déchet en soi. Il dépend de la gestualité qui va le faire devenir comme tel. Son statut est ainsi profondément mouvant, selon les périodes historiques, les imaginaires sociaux, les représentations culturelles, les zones géographiques. Cela rend sa définition d’autant plus complexe. J’ajoute que cette mouvance, « cette situation apatride d’être une chose et puis une autre (ou de n’être à chaque instant ni une chose ni une autre) [qui] symbolise le déchet »2, confère à ce dernier un caractère menaçant. Il appartient à la catégorie du transitoire, en voie de décomposition, sans être tout à fait réduit au néant. Une transition d’un état à un autre qui le rend indéfinissable. À cet égard, le déchet représente une anomalie, « quelque chose qui n’est pas à sa place ».
Déchet, rebut, ordure… Ces mots désignent-ils les mêmes choses ?
Étymologiquement, ils sont différents : le déchet (du verbe « cadere » en latin) c’est ce qui tombe, ce qui déchoit. Le rebut (de l’ancien français « rebouter », « bouter ») c’est ce que l’on repousse. Et l’ordure (« horridus » en latin et « orde » en ancien français) désigne ce qui est repoussant, hideux. Concrètement, on emploie souvent les expressions « ordures ménagères » ou « déchets plastiques ». En revanche, la notion de rebut est plus métaphorique. Au sens figuré, nous parlons parfois du « rebut de la société » pour désigner une personne méprisée et mise à l’écart. On le voit, malgré ces distinctions, ces trois termes font partie du même champ sémantique, celui du rejet, de la chute, de l’inutile que l’on souhaite mettre hors de la vue.
« La reconnaissance d’une interdépendance entre les humaines et la nature, un décentrement anthropocentrique et une redéfinition de nos catégories du propre et du sale, du pur et de l’impur. »
Certes, pour optimiser leur traitement, les sociétés industrialisées ont progressivement mis en place un vaste programme d’ordonnancement de l’univers du déchet, qui passe par la construction d’inventaires, d’une technicisation du vocabulaire et de l’utilisation de sigles : D3E pour Déchets d’Équipement Électrique et Électronique, DAE pour Déchet d’Activité Économique, DASRI pour Déchets d’Activité de Soins à Risque Infectieux, etc.
Des termes majoritairement utilisés par les experts et les professionnels, pas par les usagers que nous sommes. Nous parlons presque indifféremment de déchet, d’ordure ou de rebut pour des épluchures, des seringues usagées, des solvants, des bouchons en plastique, des copeaux de bois ou des morceaux de béton. C’est révélateur du peu d’intérêt que nous prêtons aux matières et aux objets que nous jetons.
La masse de déchets ne cesse de croître au cours des années sur tous les continents. Qu’est-ce que cet afflux dit de nos sociétés industrialisées ?
C’est la face cachée de nos sociétés de (sur)consommation et le signe que notre mode de vie est insoutenable. Nous produisons, consommons et jetons sans véritablement prendre en compte les capacités des ressources naturelles à se renouveler et à absorber les déchets. C’est à la fois révélateur d’une certaine puissance technique de nos sociétés extractivistes, mais aussi d’une sorte de défaillance de ces mêmes dispositifs pour enrayer la prolifération de nos « poubelles ». Cela révèle une forme de cécité. Alors même que nous connaissons aujourd’hui l’impact sur les écosystèmes, nous sommes peu prompts à vouloir connaître la trajectoire de nos rebuts. Pour le philosophe Augustin Berque, cette attitude contradictoire exprime une « forclusion », au sens du refoulement. Il parle, plus exactement, concernant nos sociétés, d’une « forclusion de l’insoutenable »3. Cette sorte de déni concerne autant le métabolisme de notre mode de vie que le système politique et les rapports sociaux, vecteurs d’inégalités et d’injustices, qui le rendent possible. Elle nous porte à croire que nous pouvons vivre dans un monde de consommation effrénée, où nos déchets disparaissent miraculeusement.
Finalement, est-ce que les injonctions à « bien jeter », trier et recycler n’ont pas pour effet de ne rien changer à nos modes de consommation ?
Le traitement des déchets et la mise en place de techniques de recyclage sont bien évidemment nécessaires. Mais il ne faudrait pas, comme vous le soulignez, que la mise en place des dispositifs des gestes quotidiens de tri et de valorisation rende légitimes les pratiques de surconsommation, voire les consolide. D’autant que dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles, il se peut que le gisement de déchets vienne finalement alimenter l’industrie du recyclage. Dans ce cas-là, on voit mal comment le recyclage pourrait être un moyen d’encourager leur réduction à la source. Par ailleurs, il est nécessaire de mettre en lumière les limites du modèle du « tout recyclable ». Tous les déchets ne sont pas recyclables et nombreux sont ceux, plastiques notamment, qui échappent encore massivement aux filières de tri et se retrouvent dans la nature. Ensuite le recyclage industriel n’est pas neutre énergétiquement, c’est un système coûteux et souvent très gourmand. Notre pouvoir-faire technique de transformation de la matière déchue ne peut permettre à lui seul de remédier aux problèmes qu’elle pose.
Et comment gérer les déchets ultimes, ces déchets de déchets ?
Ils désignent ce qui ne peut plus être exploité sous quelque forme que soit, ni par recyclage ni par valorisation énergétique, du moins dans les conditions techniques ou économiques du moment. Quand ils sont pris en charge, leur gestion consiste à les déposer dans des installations de stockage en fonction de leur dangerosité, par exemple en les enfouissant durablement dans le sol. Cela pose une question éthique : dans la mesure où nous n’avons qu’une maîtrise partielle de nos artefacts déchus comme des techniques de traitement, il est nécessaire de les penser moralement, car ils excèdent notre capacité de prévoir et d’anticiper les conséquences à long terme. À l’évaluation des risques s’ajoute la nécessité d’une évaluation morale. Ces installations devraient donc impliquer des discussions collectives sur les choix technologiques de gestion et de traitement des déchets : pour quelles raisons ce dispositif technique est-il utile ? Celles et ceux qui vont tirer bénéfice de cette gestion sont-ils celles et ceux qui vont en subir les dommages ? Quelles éventuelles perturbations sociales ou environnementales tel type de stockage de déchets implique-t-il ?
Vous parlez de perturbations sociales. Or les aires d’enfouissement ou de traitement de ces matières dévaluées se trouvent souvent à proximité de populations également dépréciées, marginalisées, qui en subissent les nuisances et les risques… Comment pallier cette injustice ?
Il est certain qu’il existe une inégale répartition des déchets et des infrastructures de leur traitement, tant au niveau territorial que mondial. Cela crée d’autant plus d’injustices que les populations défavorisées qui en subissent les conséquences ne sont pas à l’origine de la plupart de ce qui est jeté. Le mouvement pour la justice environnementale, qui a émergé dans les années 1980, s’attache à démontrer non seulement la non-équité dans la répartition de ces risques environnementaux mais aussi l’existence d’un biais raciste dans les mécanismes d’implantation des usines de traitement. Les minorités subissent de façon disproportionnée les nuisances des équipements polluants. Pour y remédier, la gestion des déchets ne doit plus être comprise comme un simple problème technique auquel les experts doivent apporter des solutions de même nature. Tout l’enjeu est de réintégrer cette question dans le collectif. En tant qu’elle affecte et modifie l’ordre social, la gestion des déchets devient une question politique dont les enjeux, notamment en termes de prise de décision, devraient être débattus démocratiquement. Les usagers, les consommateurs, les citoyens sont en droit d’exiger de participer à la réflexion.
Si la philosophie est, au sens littéral, « l’amour de la sagesse », peut-il y avoir une « sagesse du déchet » ?
Au premier abord, associer ces termes peut être déroutant et pourrait même prêter à rire. Mais c’est une vraie question ! Aujourd’hui, nous sommes très loin d’une sagesse du déchet parce que s’est installée une sorte de mécanisme d’ignorance volontaire. Notre aveuglement est frappant. La sagesse consisterait donc, en premier lieu, à oser regarder frontalement nos résidus, affronter notre dégoût, nous interroger sur la façon dont nous sommes prompts à les oublier/refouler. Pourquoi sommes-nous devenus presque incapables d’en parler sans éprouver une forme de gêne ? Comment prendre la mesure de la façon dont nous déléguons aussi volontiers la gestion de nos déchets sans vouloir connaître leurs trajectoires ?
Peut-être sommes-nous aussi prompts à nous en débarrasser parce qu’ils nous rappellent notre appartenance au monde biologique et notre finitude. Le dégoût du déchet exprime cet inconfort devant notre dimension corporelle et organique, devant « notre animalité sujette à la mortalité et à la pourriture »4, selon le mot de Martha Nussbaum. Il nous rappelle notre vulnérabilité sur laquelle bute notre rêve d’infaillibilité. Dès lors, effectivement, penser le déchet relève d’une forme de sagesse car cela requiert une forme de lucidité et de courage pour le penser intimement, afin qu’il soit possible, en temps de crise écologique, de le réintégrer démocratiquement dans le monde commun et de circonscrire nos empreintes détritiques. L’émergence d’un ethos écologique en la matière, qui nous permettrait d’évaluer des façons de faire avec nos restes (ceux qu’il vaut mieux ne pas produire, par exemple) ne peut advenir sans la reconnaissance d’une interdépendance entre les humains et la nature, un décentrement anthropocentrique et une redéfinition de nos catégories du propre et du sale, du pur et de l’impur.
N’en jetez plus !
En France, selon le rapport annuel de 2023 de la Cour des comptes, les déchets ménagers et assimilés représentent 582 kg par an et par habitant, dont 249 kg d’ordures résiduelles. À ceux-là s’ajoutent tous les rebuts industriels et autres matières bonnes à jeter.
Au niveau de la planète, un rapport de 2018 de la Banque mondiale (« What a Waste 2.0 ») indique que « le monde produit 2,01 milliards de tonnes de déchets urbains solides par an, dont au moins 33 % ne sont pas traités correctement c’est-à-dire dans le respect de l’environnement » 5 .
Lire aussi
- François Dagognet, Des détritus, du déchet, de l’abject. Une philosophie écologique, Les empêcheurs de tourner en rond, 1998. ↩︎
- John Scanlan, On Garbage, Reaktion Books, 2005. ↩︎
- Augustin Berque, « La forclusion du travail médial », dans L’Espace géographique, 34, 2005. ↩︎
- Martha Nussbaum, Hiding from Humanity, Disgust, Shame and the Law, Princeton University Press, 2004, p.90 ↩︎
Une réflexion philosophique qui pourrait aider à faire passer l’aspect technique des mode de traitement et surtout l’aspect pollution du » traitement de nos déchets » : incinération – enfouissement-tri mécano biologique -combustible de récupération ( issus de refus de TMB ou de centres de tri!)qui seront brûlés dans des « chaudières CSR « : des incinérateurs de plastiques qui ne disent pas leur nom…( c’est en plein développement subventionné par l’ADEME pour les producteurs et les utilisateurs
Parfait… Mais la rudologie serait elle au rebut ?
Pas sûr, mais cette science des déchets pourrait se rapprocher des philosophes 😉