De l'eau au moulin

Published on 20 avril 2022 |

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[Agroécologie en Inde] 1/3. Retour sur les impasses de l’agriculture industrielle

Par Bruno Dorin, docteur en sciences économiques et ingénieur en agriculture, chercheur CIRAD (www.cirad.fr) au sein de l’UMR CIRED, Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (www.centre-cired.fr)

Le mouvement d’agriculture naturelle né en Andhra Pradesh en 2016 pourrait être le premier exemple au monde de mise en pratique de l’agroécologie à grande échelle. Dans ces trois articles issus d’un chapitre de livre1 puis d’un article en anglais2, B. Dorin en expose les origines, puis les fondamentaux, enfin les difficultés qu’il rencontre à l’échelle de l’État indien.

Le régime sociotechnique industriel et ses raisons

De l’Occident à l’Orient, du Nord au Sud de la planète, l’agriculture et l’alimentation se sont industrialisées pour former un régime sociotechnique dominant que l’on qualifie aujourd’hui de « conventionnel »3. En régime sociotechnique « industriel », l’agriculture se spécialise sur quelques productions de masse (blé, riz, maïs, soja, huile de palme, sucre de canne, lait de vache…) afin d’uniformiser autant que possible techniques et matières, et générer – via la moto-mécanisation ou robotisation – des économies d’échelle, moteur du profit de toute activité industrielle. La productivité de la terre repose alors sur l’utilisation de techniques et d’intrants produits en amont par la science et l’industrie : matériel génétique, système d’irrigation par canaux ou puits, énergie fossile, engrais chimiques, produits phytosanitaires, hormones de croissance ou antibiotiques…

Ce régime sociotechnique industriel a été façonné par de grandes avancées en sciences exactes, telles que la thermodynamique, la chimie, l’hydrologie ou encore la génétique. Mais les sciences économiques ont aussi joué un rôle, d’abord avec Adam Smith (1723-1790) qui a bien montré comment la division et spécialisation des tâches peut considérablement augmenter la productivité du travail. Après la Seconde Guerre mondiale, une abondante littérature sur la « croissance économique moderne » (Kuznets, 1966) et la « transformation structurelle » (Johnston et Mellor, 1961 ; Herrendorf et al., 2014) affirme aussi que dans une économie de marché libre où valeurs et emplois migrent de l’agriculture à l’industrie, puis aux services, si les pays accèdent à des technologies identiques, alors ils convergeront à terme vers un même niveau de revenu, les pays retardés progressant plus vite que les pays développés en profitant des avancées en recherche-développement financées par ces derniers. Ces technologies sont bien sûr celles de la révolution industrielle, et le modèle de développement celui des pays aujourd’hui riches.

Dans ce modèle de croissance, l’agriculture fournit une main-d’œuvre bon marché pour alimenter le processus d’industrialisation et d’urbanisation. En retour, l’industrie fournit des technologies (intrants) qui augmentent les rendements agricoles et permettent de baisser le prix des produits alimentaires. Ainsi diminue la part des dépenses des ménages pour l’alimentation (« loi de Engel ») jusqu’à arriver dans « un monde sans agriculture » (Timmer, 2009). Dans ce monde en effet, celui de la France d’aujourd’hui et des autres pays de l’OCDE, la part de l’agriculture dans l’emploi comme dans la valeur ajoutée est de 2 à 3 %. En contrepartie, les productivités moyennes du travail agricole et non-agricole ont convergé.

En d’autres termes, la pauvreté historique des campagnes a enfin été éradiquée. C’est un indéniable accomplissement dans l’histoire de l’humanité. En mémoire d’Arthur Lewis qui reçut le prix dit « Nobel d’économie » en 1979 et inspira ce modèle de transformation structurelle et de développement, nous l’avons nommé « sentier de Lewis » et avons montré qu’il avait été suivi par un peu moins de 30 % de l’humanité jusqu’à à la fin des années 2000 (Dorin et al., 2013). De cet accomplissement découle la conviction encore vivace – chez les économistes mais aussi chez les agronomes – qu’il faut toujours plus ouvrir les pays pauvres aux technologies agricoles modernes pour qu’ils puissent eux aussi se développer et éradiquer la pauvreté (Gollin et al., 2002 ; Murata, 2002).

Le « piège de Lewis »

Avec la Révolution verte, l’Inde s’est engouffrée dans l’industrialisation de son agriculture et vers ce « monde sans agriculture » en direction duquel tous les pays de la planète semblent se tourner : les parts de l’agriculture dans le PIB et dans l’emploi y diminuent partout. Pourtant, dans la plupart des pays d’Asie, les populations actives agricoles ont diminué en pourcentage mais pas en valeur absolue. Elles ont même augmenté en nombre depuis 1960, souvent considérablement comme en Inde. Les dotations en terres agricoles étant demeurées quasi fixes, avec une faible déforestation, il en a résulté une multiplication des micro-fermes qui, d’une génération à une autre, ont recouru de plus en plus intensément aux cultures et intrants de la Révolution verte afin de pallier le rétrécissement de leur espace par des augmentations de rendement. C’est ainsi que le rendement moyen en calories alimentaires par hectare de l’Asie a dépassé celui de l’OCDE durant les années 1990.

Mais en un demi-siècle (de 1970 à nos jours), nous constatons aussi que la productivité du travail agricole est passée de 66 000 à 658 200 kcal/jour en moyenne pour les pays de l’OCDE (elle a donc été multipliée par 10) alors qu’en Asie, elle n’a progressé que de 7 900 à 25 300 kcal/jour en moyenne (soit une multiplication par 3). Ainsi, l’écart de productivité de la terre entre Asie et pays riches s’est plus que refermé, mais l’écart de productivité du travail agricole a continué à se creuser très largement.

Nous montrons également (Dorin et al., 2013) qu’au sein même des régions ou pays d’Asie, un écart de productivité du travail s’est aussi creusé entre actifs agricoles et non-agricoles en raison d’une diminution beaucoup plus rapide de la part de l’agriculture dans le PIB que dans l’emploi. C’est le fameux « écart de productivité agricole » dont l’évolution est peu étudiée par les économistes (voir par exemple Gollin et al., 2014), alors que c’est cette évolution qui caractérise ce que nous avons nommé « piège de Lewis » avec l’évolution concomitante de la taille moyenne des fermes (Dorin et al., 2013).

L’élimination des petits paysans

Ce « piège » est « structurel », car le grand moteur de productivité du travail en régime industriel est le rendement d’échelle. Or, ces économies d’échelle peuvent être, comme en Inde, très contraintes voire impossibles en agriculture, à moins d’accepter d’être alimenté à terme par des solutions ou barres nutritives produites hors-sol, dans des usines à nutriments ou médicaliments. En régime industriel agricole en effet, on ne survit et prospère qu’en étant « gros », toujours plus gros, toujours plus intensif en terre et en capital, en machines et robots énergivores qui augmentent la productivité du travail. Cet accroissement en terre par actif agricole implique, dans un espace fini (à moins de déforester plus encore), d’évacuer ou « déverser » ailleurs (Sauvy, 1980) les plus petits.

C’est exactement ce qui s’est passé en Europe de l’Ouest, via un triple processus qui – on le notera en passant – a aussi éliminé des pauvres ayant généralement plus d’enfants, ce qui a ainsi contribué à limiter la croissance démographique du continent.

Ce triple processus imbrique : (1) l’émigration internationale, notamment avec 40 millions d’Européens en recherche d’emploi qui ont émigré vers les Amériques abondantes en terres de 1850 à 1913 (Hatton et al., 1994), l’équivalent de 360 millions de personnes si un phénomène similaire se reproduisait au XXIe siècle pour l’Inde ; (2) la Première puis la Seconde Guerre mondiale, qui ont tué avant tout des paysans ; (3) l’émigration dans d’autres secteurs d’activités, généralement urbains, à côté de faillites et chômages accompagnés de suicides.

Ainsi, entre 1970 et 2010 en France, le nombre d’exploitations et d’actifs agricoles (UTA) a été divisé par plus de trois tandis que la surface moyenne par ferme était multipliée d’autant pour atteindre 55 hectares en 2010. Durant la même période en Inde, le nombre de fermes a été multiplié par deux et leur surface moyenne est passée de 2,3 à 1,2 hectares (Dorin et Aubron, 2016).

Comment sortir de ce piège quand la population continue naturellement d’augmenter avec une pauvreté persistante et des inégalités croissantes ? Quand les possibilités d’émigration internationale sont de plus en plus réduites ? Et quand l’humanité n’est plus au temps de la manufacture intensive en main d’œuvre, mais au temps de l’industrie intensive en capital et robots ?

Le suicide écologique

Pour l’heure, en Inde, on sort de ce piège par le surendettement (pour l’achat d’intrants) ou le suicide qui s’ensuit, ou par le travail à temps partiel en dehors de l’agriculture, trop souvent dans des petits emplois durs et précaires – via des migrations dites « circulaires » (Dorin, 2020) – au sein de villes déjà surpeuplées et aux coûts de logement exorbitants. Mais la situation est en réalité pire en ces temps de forte croissance économique indienne (7 % par an en moyenne durant les décennies 2010-2020) mais sans création d’emploi ou presque (EPW, 2010). À ce piège s’en ajoute en effet un autre : la très grave mise en péril des facteurs naturels de production agricoles, un véritable suicide écologique.

La course asiatique au rendement s’effectue en effet suivant les rationalités, recettes, subventions et promesses répétées des porteurs de l’agriculture industrielle (sciences, pouvoirs publics et industriels), c’est-à-dire par la spécialisation dans quelques productions agricoles (riz, blé, canne à sucre, coton…) intensives en intrants pensés pour ces dernières : génétique de laboratoire, eau et énergie fossile pour son pompage, engrais chimiques, produits phytosanitaires ou antibiotiques…

Ces modalités de production étant appliquées avec plus d’intensité qu’ailleurs (Europe, Amériques, Afrique…), qui plus est sans optimisation faute de moyens, on observe plus qu’ailleurs une érosion de l’agro-biodiversité, un épuisement des nappes phréatiques, une pollution des eaux par les engrais, pesticides et antibiotiques, un tarissement de la fertilité naturelle des sols, une émission massive de gaz à effet de serre… À cet inquiétant bilan s’ajoute une vulnérabilité accrue aux chocs économiques et climatiques du fait des concentrations de productions et de l’artificialisation des milieux.

S’ajoute également une détérioration de la santé des populations avec quelques produits alimentaires bon marché mais qui ne sont ni équilibrés – la sous-nutrition persiste, la malnutrition se développe en Inde – ni sains – on relève notamment une épidémie de cancers attribués aux pesticides.

Cet état des lieux prévaut particulièrement au Pendjab, petit État du Nord champion de la Révolution verte, aux rendements annuels en céréales bien supérieurs à la France, grenier du pays pratiquant monoculture de blé après monoculture de riz, avec des sols lessivés irrigués à 100 % dont 70 par des eaux souterraines qui s’épuisent, et des subventions aux engrais et à l’électricité agricole s’élevant à près de 2 milliards de dollars par an, sans compter celles au crédit ou encore aux prix.

A suivre

Voir les références bibliographiques de l’article en cliquant ICI



  1. Dorin B., 2021. “Théorie, pratique et enjeux de l’agroécologie en Inde”, in Hubert Bernard, Couvet Denis (Dir.), La transition agroécologique. Quelles perspectives en France et ailleurs dans le monde ?, Académie d’Agriculture de France, Presses des Mines, Paris, pp. 75-95.
  2. Dorin B., 2021. “Theory, Practice and Challenges of Agroecology in India”, International Journal of Agricultural Sustainability, 20:2, pp. 153-167.
  3. Un régime sociotechnique est un ensemble de règles alignées et portées par une variété d’acteurs (entreprises, consommateurs, gouvernements, scientifiques, etc.) qui forment une communauté d’entente sur la façon de produire, utiliser et réglementer une diversité de processus et produits. Autrement dit, ces acteurs partagent la même façon de conceptualiser les problèmes, les attentes des citoyens, les caractéristiques des « bons » produits et leur ingénierie, les compétences humaines à développer, les normes et cadres réglementaires (Schot et Geels, 2007).

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