De l'eau au moulin Un pont sur la Maine

Published on 7 octobre 2022 |

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À Angers, l’autoroute et les inégalités environnementales

Par Pierre Sersiron, géographe

A Angers, la construction du contournement de l’autoroute a pris quarante ans. Petit détour dans les quartiers de la ville et dans le paysage des inégalités environnementales, avec Pierre Sersiron.

Angers, la Maine qui s’y écoule, son château… et la jonction d’autoroute entre les deux : c’était le paysage du centre-ville d’Angers jusqu’en 2008.

Depuis les années 70, l’autoroute A11 reliant Paris à Nantes comportait une portion, la RN23, en plein centre d’Angers. Il aura fallu une quarantaine d’années pour qu’un contournement soit réalisé.

Notre enquête et un détour historique nous permettent de questionner ce projet sous l’angle des inégalités environnementales. On s’intéressera aux mobilisations singulières dans chacun des quartiers concernés, Avrillé et Verneau, puis à certain.e.s habitant.e.s de Verneau : les voyageur.se.s.

Deux territoires traités différemment

Dans les décennies 1980 et 1990, les plans qui prévalaient pour le contournement prévoyaient un traitement différencié entre les deux territoires : la commune résidentielle d’Avrillé bénéficierait d’une couverture lourde de l’autoroute, c’est-à-dire permettant des aménagement urbains et paysagers, tandis que Verneau, un quartier de grands ensembles, se verrait doté d’une portion d’autoroute non couverte de 250 m, « le trou de Verneau », suivie d’une portion en couverture seulement légère qui ne permettrait que des aménagements restreints en surface sur 300 m.

Les exigences des habitant.e.s mobilisé.e.s dans les deux territoires étaient alors différentes. A Avrillé, leur revendication initiale était que le projet d’autoroute passe par un tunnel très profond ne nécessitant alors pas de travaux en surface. Dans le quartier populaire, leur demande était plus modestement celle d’une couverture sur toute la portion d’autoroute passant dans le quartier.

Ce n’est qu’après une ultime concertation, en 2001, et à la suite d’années de mobilisations dans les deux territoires, que le traitement prévu pour le quartier populaire fut équivalent à celui de la commune plus aisée.

Angers, Avrillé, Verneau. Tracé d’autoroute sur photo aérienne (IGN), en 2000-2005.
Réalisation P. Sersiron

À Avrillé, une mobilisation précoce, intense et structurée

La commune résidentielle d’Avrillé est la septième commune la plus riche du Maine-et-Loire1. Ses habitants y bénéficient de la douceur de vivre d’une « ville-parc »2 aux portes d’Angers.

Dès 1977, des habitant.es d’Avrillé considéraient que l’autoroute n’avait pas sa place dans le cœur de leur commune, en tout cas pas sous la forme d’une « saignée » urbaine.

Les habitant.e.s et collectifs d’Avrillé, en particulier l’ACTA (Association Contre le Tracé Autoroutier) et le CACTUS (Collectif des Associations Contre le Tracé Urbain Sud) furent les moteurs d’une forte mobilisation contre le projet autoroutier en surface. Edition d’un journal, présence sur les marchés, permanences hebdomadaires dans un local dédié, pétitions, rassemblements et manifestations, réalisation d’une maquette à destination des habitant.e.s, interpellation des listes lors des élections locales et même grève de la faim tournante et marche de protestation jusqu’à Paris : les moyens utilisés furent multiples.

Les mots d’ordre qui rassemblaient les opposant.e.s avrillais.e.s étaient la qualité du cadre de vie, les pollutions sonores et les pollutions de l’air que génèrerait le projet alors que leur commune jouait la carte des aménités et se targue d’être plus qu’une ville : une « ville-parc ».

La vigilance des habitant.e.s, ces mobilisations, l’influence du maire et député Marc Laffineur, attaché à son mandat local mais qui devint aussi premier vice-président de l’Assemblée nationale et secrétaire d’Etat, furent un atout. Ainsi, très tôt, à Avrillé, une couverture lourde et l’aménagement de parcs en surface de l’autoroute furent planifiés.

Contre-projet d’un tunnel profond sous le plateau imaginé par les opposant.e.s d’Avrillé. Lettre d’information de l’association CACTUS, décembre 1999.

A Verneau, plus d’impacts et moins de mobilisations

A quelques centaines de mètres d’Avrillé, la Cité Verneau offre un tout autre décor. Ici, ce sont les grands ensembles qui donnent le ton, bordés de quelques îlots pavillonnaires.

La Cité constitue une poche de précarité dans la ville du fait des processus de ségrégation socio-spatiale3. Les 8500 personnes qui habitaient le plateau Verneau-Capucin au moment du projet4 étaient pour beaucoup marquées par la pauvreté5, la précarité et les discriminations : le quartier de Verneau a émargé à la quasi-totalité des classifications des politiques de la ville et à leurs dispositifs.

Dans ce quartier populaire, la mobilisation fut plus difficile qu’à Avrillé, et loin d’être massive. Bien plus tardive, elle s’est produite par un effet d’entraînement de la mobilisation d’Avrillé et dans une quête d’égalité de traitement entre les quartiers. Les militant.e.s du quartier populaire refusèrent que leur lutte s’éclipse dans l’ombre de la commune voisine : « la bataille, c’était de faire valoir l’existence de Verneau »6.

Malgré l’implication de la Maison pour Tous de l’époque, malgré différentes initiatives de mobilisation sur le quartier, et d’après leurs porteur.se.s historiques eux-mêmes, les habitant.e.s y étaient alors plus dans l’expectative, la résignation – ou confronté.e.s à d’autres problèmes plus pressants. Le quartier Verneau était pourtant le plus exposé avec le projet d’autoroute : une portion non couverte y était alors prévue.

La cité Verneau en 2004. Source : ANRU.

Devant la préfecture, une manifestation et des annonces

Si de légères avancées suivirent les mobilisations à Verneau, c’est finalement grâce à une ultime concertation menée par un urbaniste, Jean-Vincent Berlottier, que le projet a nettement évolué. Cette concertation portait sur l’autoroute, mais elle abordait aussi la construction d’une ligne de tramway et un projet plus large d’urbanisation et d’extension du plateau de Verneau, les « Hauts de Saint-Aubin ».

Des garanties supplémentaires furent donc annoncées fin 2001 par le Préfet lors d’un comité de suivi du projet tandis que ce jour-là, 150 militant.e.s manifestaient devant la préfecture7 : le « Trou de Verneau » allait être bouché et sur le quartier populaire des couvertures lourdes seraient également prévues.

La vigilance exercée pendant des dizaines d’années à Avrillé et le fait que les habitants de Verneau prirent en main la question – bien que plus tardivement et plus modestement –  aboutirent à ces déclarations : les impacts furent amoindris pour les habitant.e.s et un terme fut mis à l’inégalité de traitement entre quartier pauvre et commune riche. En effet, pour les promoteurs du contournement autoroutier et de l’urbanisation à venir des Hauts de Saint-Aubin, tandis qu’une mobilisation d’ampleur avait lieu sur Avrillé depuis longtemps, il était difficilement tenable de ne pas apporter de réponse à la mobilisation croissante sur le quartier populaire.

Mobilisation devant la préfecture. Ouest-France, le 27 novembre 2001.

Des inégalités environnementales

Des « inégalités d’exposition aux risques environnementaux »8 existent entre classes sociales, entre territoires, générations ou sont liées au genre ou à l’origine. Elles sont nuancées par les capacités de protection elles-mêmes différenciées des classes sociales ou groupes sociaux concerné.e.s et le tout constitue les inégalités environnementales.

Mais cette inégalité d’exposition face aux risques environnementaux ne recouvre qu’une partie des inégalités sociales liées à l’environnement. Les économistes, sociologues et géographes distinguent en réalité trois expressions de ces inégalités : « l’inégalité d’exposition, de sensibilité et d’accès – qu’on vient d’aborder ici -, puis l’inégal effet des politiques environnementales (…) et enfin l’inégalité de participation aux politiques publiques ».9

Eloi Laurent distingue schématiquement10 les faits générateurs, les vecteurs et enfin les critères d’inégalité environnementale. Dans le projet de couverture de l’A11 à Angers, le fait générateur réside dans la construction de la portion d’autoroute et la couverture ou non de celle-ci ; les vecteurs d’inégalités sont la pollution de l’air, les nuisances sonores et l’atteinte au paysage urbain. Enfin, les critères d’inégalité, c’est à dire les critères discriminants entre populations dans l’exposition aux risques, sont le quartier et le niveau socio-économique de ses habitant.e.s, soit leur situation sociale et la reconnaissance des personnes qui y habitent.

Si l’on s’intéresse non plus seulement aux inégalités face aux risques environnementaux mais aux inégalités face aux politiques environnementales, c’est bien le traitement différencié entre les quartiers qui est la vraie source d’inégalités environnementales.

Sur le quartier populaire, ce ne furent pas principalement les impacts en termes de paysage, de qualité de l’air ou de pollution sonore mais bien l’inégalité de traitement avec la commune aisée voisine qui fut le moteur du mécontentement. Quand à Avrillé les personnes mobilisé.e.s revendiquaient un tunnel et un chantier enterrés, à Verneau, ils et elles espéraient simplement une couverture plus lourde et plus complète sur le quartier, soit un traitement équivalent.

Plus qu’une aspiration environnementale, c’était une quête de justice et d’égale dignité qui motivait les habitant.e.s. Le cœur de l’inégalité environnementale résidait dans cette inégalité de traitement et dans une quête de reconnaissance11.

La triple expression des inégalités environnementales

L’histoire du traitement différencié des deux quartiers et de ces mobilisations est triplement symbolique : elle illustre les différences de capacité à se mobiliser, les différences de prise en compte des habitant.e.s de ces territoires, et les différences du pouvoir qu’ils peuvent avoir pour se faire entendre.

Un déséquilibre fort existait entre une commune se proclamant « ville-parc », composée de classes moyennes et aisées, dont le maire était député et, de l’autre côté, un quartier stigmatisé.

Une facette des inégalités environnementales se niche en effet dans la capacité très différenciée de se mobiliser, de participer à et d’influer sur les politiques publiques. Elle tient à différents facteurs, et tout d’abord à un facteur économique : en 2012 le revenu médian est de 868 euros à Verneau12, de  1876 euros13 à Avrillé. Un facteur temporel ensuite : se mobiliser suppose une capacité à se projeter dans son territoire ; elle est plus forte à Avrillé où une majorité d’habitant.e.s sont propriétaires14 tandis que 95% des habitant.e.s de Verneau sont locataires15. Enfin, un facteur politique : les habitant.e.s du quartier populaire sont éloigné.e.s des espaces de décisions (et vice-versa). Ils ont donc un moindre pouvoir d’influence.

Couverture du roman “La Cité Verneau, une empreinte dans la ville” de Jean-Bernard Olive, éditions du Petit Pavé, 2015. Illustration de Olivier Martin.

Vers le registre du racisme environnemental

L’annonce d’un traitement équivalent entre les quartiers en 2001 marqua une avancée en termes de justice environnementale. Mais onze ans après l’ouverture du contournement, en 2019, le centre d’accueil des gens du voyage fut déplacé depuis le cœur du quartier des Hauts de Saint-Aubin jusqu’à la bordure directe de l’autoroute.

L’indispensable rénovation de l’aire d’accueil, qui était devenue largement insalubre, servit de prétexte pour la reconstruire sur deux sites soumis au bourdonnement permanent du trafic routier. Dans un contexte d’extension urbaine intense, ce déplacement écarte la communauté du cœur du quartier, mais aussi éloigne les voyageur.se.s des nouveaux immeubles résidentiels et les invisibilise.

L’état matériel et la propreté des nouveaux sites sont appréciés par les voyageur.ses qui y habitent aujourd’hui. Mais le centre d’accueil précédent, au cœur du quartier, leur permettait de s’éloigner de l’autoroute de quelques centaines de mètres et les rapprochait du centre-ville d’Angers et des services publics.

L’emplacement des aires d’accueil sur une photo aérienne (Géoportail, 2022). Réalisation : P. Sersiron.

L’inégalité environnementale, si l’on reprend le schéma d’Eloi Laurent, s’est alors déplacée du critère de la catégorie sociale et du quartier au critère des modes de vie et de l’origine ethnique. C’est la communauté des voyageur.se.s qui est désormais la plus exposée à l’autoroute.

William Acker, juriste issu de cette communauté, a montré qu’elle figure parmi les premières victimes des inégalités environnementales et de la relégation sociale. En France, 51% de toutes les aires d’accueil peuvent être considérées comme polluées (à proximité directe d’un aéroport ou d’une autoroute, déchetterie, station d’épuration, centrale ou transformateur électrique…) et 70% sont isolées. Seulement 19% des aires ne sont ni polluées ni reléguées16. Les voyageur.se.s sont alors parmi les premièr.e.s exposé.e.s à une forme de racisme environnemental, dont « l’existence en France semble difficilement contestable et [dont le] caractère institutionnel ne peut être écarté en raison de la nature même du système d’accueil »17. A Angers, comme ailleurs, les voyageur.se.s paient le prix de ce que Cyria Emelianoff décrit comme « une externalisation des risques et nuisances sur les populations à faibles capacités de défense »18.

Pour conclure, l’histoire de ce contournement autoroutier constitue un cas d’école. Dans l’histoire de ce projet, triplement symbolique, les pouvoirs publics ont pu éviter que les inégalités sociales entre les territoires ne se doublent d’inégalités environnementales. Mais l’injustice liée à la proximité de l’autoroute s’est déplacée ensuite vers la communauté des voyageur.se.s avec en toile de fond un programme d’urbanisation massive.


  1. INSEE. Structure et distribution des revenus, inégalité des niveaux de vie en 2012. Fichier localisé social et fiscal (Filosofi). Les calculs réalisés pour cet article utilisent les unités de consommation.
  2. C’est le slogan de la commune.
  3. Voir Castells M., 1972. La question urbaine, Paris, Maspéro, 220 p., cité par Madoré F., 2015. Approche comparative de la ségrégation socio-spatiale dans les aires urbaines françaises, Annales de géographie, 2015/6 (n° 706), p. 653-680 : « M. Castells définit la ségrégation comme “la tendance à l’organisation de l’espace en zones à forte homogénéité sociale interne et à fortes disparités sociales entre elles, cette disparité étant comprise non seulement en termes de différence, mais aussi de hiérarchie” (p. 218). »
  4. INSEE,1990.
  5. 868€ de revenu médian en 2015 pour le quartier Politique de la ville des Hauts de Saint Aubin, chiffres INSEE : Quartiers Politique de la ville 2015.
  6. Propos de Jean-Philippe Rineau, Président de l’association « Les Chalets ».
  7. Courrier de l’Ouest, 27 novembre 2001, p. 5
  8. Catherine Larrère, 2017. Les inégalités environnementales, La vie des idées, p.7.
  9. Éloi Laurent, 2017, Mesurer et réduire les inégalités environnementales en France, in: C. Larrère, Les Inégalités environnementales, PUF, p. 35-36.
  10. Éloi Laurent, 2017, Mesurer et réduire les inégalités environnementales en France, in: C. Larrère, Les Inégalités environnementales, PUF, p. 45.
  11. Voir Nancy Fraser, 2005. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte. Elle y décrit l’enjeu de la justice de reconnaissance, distinct de et interagissant avec la justice distributive. La question de la reconnaissance provient des « injustices de type culturel ou symbolique, produits des modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication et qui prennent les formes de la domination culturelle […], de la non-reconnaissance […] ou du mépris » (p.18).
  12. INSEE, 2015. Données sur les quartiers de la politique de la ville, Revenus, pauvretés et niveau de vie en 2012. Les calculs réalisés pour cet article utilisent les unités de consommation.
  13. INSEE, Structure et distribution des revenus, inégalité des niveaux de vie en 2012, Fichier localisé social et fiscal (Filosofi). Les calculs réalisés pour cet article utilisent les unités de consommation.
  14. 70% des résidences principales d’après l’INSEE en 2008.
  15. En 2012 encore, 95% des habitant.e.s des Hauts de Saint-Aubin sont locataires (INSEE).
  16. Acker W., 2021. Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Editions du Commun, p. 226.
  17. William Acker, op. cit., p. 212.
  18. Emelianoff C., 2010. Les inégalités écologiques et environnementales, au point de rupture d’un modèle de développement ? Urbia, 11, décembre 2010, p. 181-202.




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