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Bruits de fond

Publié le 13 février 2019 |

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Vous avez dit démocratie alimentaire ?

Par Dominique Paturel1

Alors que le gouvernement vient de présenter son plan pauvreté et que la loi Egalim est encore en discussion, on est loin de voir se dessiner une véritable démocratie alimentaire. Mais le marché de la pauvreté, lui, reste florissant… Explications.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le consommateur dispose d’un statut qui lui permet d’être inclus socialement, au besoin avec l’aide de l’État ; ce dernier a joué un rôle fondamental dans l’équipement des familles et des personnes en situation de précarité pour rester dans la course à la consommation. Ce statut de consommateur, partie prenante d’un contrat social avec droits et devoirs, est synonyme de citoyenneté (complété par le droit de vote) et ceux qui ne peuvent consommer à la hauteur des normes sociales sont qualifiés de pauvres. Chacun est libre d’acheter ce qu’il veut, c’est la capacité à acheter qui compte. Pour cela, une multitude de dispositifs vont l’orienter : normes, labels, mais aussi guides, conseils, recommandations. 

Reprendre la main 

Il en va des produits alimentaires comme des autres produits. Les IAA sont suffisamment outillées pour capter les expressions nouvelles et y répondre. Charge au consommateur d’acheter… ou non. Commerce équitable, labels bio ou appel à boycotter des produits fabriqués par des enfants… Ces choix individuels au service d’actions collectives produisent des effets mais tout cela demeure néanmoins structuré par le marché et loin d’être suffisant. C’est à partir de ce constat que le concept de démocratie alimentaire2 prend toute sa force. Comprenez : il faut entendre la revendication des citoyens à reprendre la main sur la façon d’accéder à l’alimentation dans sa reconnexion à l’agriculture. Ainsi émerge un terreau particulièrement propice à la construction d’une nouvelle citoyenneté. Grâce à leurs décisions et non plus leurs simples actes d’achat, les individus peuvent agir sur l’évolution de leur système alimentaire (ensemble des acteurs, producteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs). Pas si simple cependant. Car, pour qu’elle s’incarne dans le quotidien des citoyens, cette approche nécessite

1) d’appréhender ce qu’est un système alimentaire,

2) de connaître les quatre fonctions de l’alimentation : biologique, sociale, identitaire et hédonique,

3) de connaître les règles sociales liées au modèle alimentaire du pays d’origine, afin de mieux comprendre les différences, les résistances, les contraintes, etc. 

La notion de système alimentaire, la fonction de l’alimentation, le modèle alimentaire : voilà les fondements sur lesquels asseoir une démocratie alimentaire et permettre à chaque individu d’exercer une citoyenneté alimentaire. 

Reste que ces connaissances ont tendance à être banalisées parce que enfouies dans l’espace domestique et majoritairement portées par les femmes. Dans l’espace public, ce sont plutôt les circuits courts ou les jardins partagés, portés par des militants, qui sont revendiqués comme autant de démarches démocratiques : ici, dans la création de lien social entre des populations n’ayant aucune raison de se croiser ; là, dans la participation à l’activité (le choix des achats pour les premiers, le jardinage pour les autres). L’alimentation est une conséquence de ces activités et non pas le point central permettant de transformer les pratiques sociales. Cela s’appuie sur la caractéristique du modèle alimentaire français « d’être ensemble pour cuisiner et manger ». 

Pour notre part, nous enrichissons la démocratie alimentaire conceptualisée par Tim Lang en posant à la fois les questions de justice sociale – à travers l’accès, la participation et le pouvoir d’agir – et celles de citoyenneté, et ce pour l’ensemble des acteurs du système alimentaire.

Assignés à la consommation des surplus et du gaspillage

Pour les familles à petits budgets et les personnes en situation de précarité, l’aide alimentaire reste une réponse importante dans le cadre des politiques sociales. D’ailleurs, nombre des 4,8 millions d’individus ayant recours à cette aide demeurent captifs de la distribution de colis. Au milieu des années 1990, les épiceries sociales ont proposé un autre discours : en achetant les produits, même à un prix minime (10 à 30 % du marché, le différentiel étant compensé par les subventions de collectivités territoriales, nationales, européennes), les familles et les personnes conservent leur statut de citoyen. 

Le dispositif d’aide alimentaire européen va être chamboulé en 2011, son financement se déplaçant de la PAC vers le Fonds social européen, renvoyant à chaque État la façon de gérer cette aide3. En France, la profession agricole, silencieuse sur l’alimentation populaire, va revendiquer l’aide alimentaire comme une activité agricole et la loi d’avenir de 2010 l’inscrit dans le Code rural. In fine, le rôle de l’aide alimentaire s’affiche comme une filière assignée à gérer les surplus d’une agriculture productiviste. La loi de 2016 sur la lutte contre le gaspillage renforce cette filière dans ce rôle. Aucune de ces lois n’est venue remettre en question la provenance du surplus, encore moins évoquer la piste d’un mode de production plus économe.

Une démocratie alimentaire amputée

Depuis 2010, les expérimentations en direction des quartiers populaires explosent. Pour autant, l’enjeu démocratique n’est pas au rendez-vous, car elles sont portées le plus souvent par des intermédiaires associatifs et publics peu au fait de ce qu’est un système alimentaire. Si la durabilité et la qualité sont leurs maîtres mots, souvent leurs actions s’accompagnent de morale et d’injonctions sur ce qu’est le « bon et juste modèle alimentaire ». 

L’offensive massive des messages sur le lien, bien réel, entre nutrition et santé prenant appui sur une vision éducative de ce qu’est « la bonne alimentation », en direction des populations à petits budgets, renforce un projet politique sanitaire concernant la pauvreté. De plus, l’enjeu d’un nouveau modèle de développement basé sur la participation active de la population contribue à construire de nouveaux segments de marché. Des coopérations inédites naissent entre des entreprises de l’économie sociale et solidaire, des associations caritatives ou d’éducation populaire, des collectivités publiques et des entreprises traditionnelles. Si ces alliances permettent d’instaurer un nouveau rapport de force face à la grande distribution et aux IAA toutes-puissantes, pour autant il s’agit bien d’un segment de marché qui a élaboré une « marchandise » en direction des quartiers populaires, avec son lot d’études (habitudes alimentaires, santé etc.), de conseil via de l’intermédiation (travail social, éducation populaire pour tenir un budget, apprendre à faire la cuisine, etc.) et autres actions (jardinage, cuisine, visite à la ferme, etc.). La participation est alors un moyen de la structuration de ce segment.

Un néopaternalisme comme option

Ces nouvelles formes socioéconomiques œuvrent pour une transition alimentaire, mais ne garantissent en rien que la démocratie soit au cœur du processus. Les financements de ces expérimentations sont assurés en grande partie par des subventions publiques morcelées, de ministères en collectivités territoriales, qui financent l’amorçage des projets mais jamais leur durabilité ni leur viabilité.

D’autre part, les fondations, d’entreprises ou privées , interviennent substantiellement dans ces projets et participent au façonnage du modèle de développement en cours. Là encore, les discours basés sur la durabilité de l’alimentation et l’accès à tous sont omniprésents. Du côté de l’aide alimentaire, la diversification des modes d’approvisionnement et des modes de distribution est encouragée avec, en arrière pensée, la baisse des subventions publiques. Ainsi se trouve renvoyée au monde caritatif l’organisation des flux de personnes aidées et des denrées alimentaires dans un modèle ayant intégré les normes gestionnaires des entreprises.

Voilà réunis les ingrédients d’une philanthropie modernisée, soutenant un néopaternalisme en direction des quartiers populaires : on est bien loin de la démocratie alimentaire s’appuyant sur des espaces délibératifs dans les territoires de vie, se préoccupant des liens entre villes et territoires ruraux, de la solidarité Nord-Sud, acceptant la société plurielle et ouvrant sur la déconstruction des rapports de genre et des cadres de pensée qui ont bâti le modèle de développement actuel. 

Trop tôt pour dresser un bilan plus étayé des changements en cours, mais force est de constater qu’il n’y existe pas vraiment d’alternative au marché ni de projet utopique comme l’accès à une alimentation gratuite et égalitaire pour tous, intégrant le souci des générations futures, équitable pour les acteurs du système alimentaire et construit sur le modèle de notre protection sociale.


  1. UMR Innovation Inra
  2. T. Lang, « Politiques alimentaires au XXIe siècle : à la fois radicale et raisonnable ? », dans M. Koc et al. Armer les villes contre la faim : systèmes alimentaires urbains durables, Ottawa, 2000, p. 233-244.
  3. La loi Egalim sort l’aide alimentaire du Code rural pour la mettre du côté de la cohésion sociale : même si la courte période durant laquelle l’aide alimentaire était inscrite dans le Code rural n’a pas remis en cause le traitement caritatif de celle-ci, cela a tout de même permis des initiatives comme l’introduction d’un approvisionnement en circuits courts pour les fruits et légumes, expérimentés par les Restos du cœur ou l’Andes. Ce fut, en tout cas, une tentative de reconnexion agriculture/alimentation.




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