Publié le 28 novembre 2024 |
0Transition protéique : paradoxes d’une vision réductionniste
Pour des raisons environnementales et de santé, les recommandations mondiales sur l’alimentation (portées par la commission EAT-Lanciet) sont formelles : il faut manger moins de produits d’origine animale. Un avis unique à destination de toute la planète, paradoxal dans un monde où coexistent une diversité immense de modèles alimentaires. Et ce, d’autant plus en ce qui concerne la consommation de produits animaux. Comment mieux tenir compte de cette pluralité et sortir d’une vision « occidentalocentrée » de l’alimentation ? Un déchiffrage de Jean-Pierre Poulain pour le 16e numéro de la revue Sesame.
Par Jean-Pierre Poulain, sociologue et anthropologue, professeur émérite à l’université de Toulouse Jean-Jaurès et titulaire de la chaire Food Studies de la Taylor’s University, Kuala Lumpur (Malaisie)
Nous avons désormais conscience que nos choix alimentaires ont des effets sur l’environnement. D’où la nécessaire transformation de nos systèmes de production et de notre consommation, afin de revenir dans les limites des capacités de la planète pour nourrir les êtres humains et non humains qui la peuplent.
Au nom de ces arguments, la commission EAT-Lancet1 invite donc l’humanité à manger moins de produits d’origine animale, selon plusieurs scénarios accordant un plus ou moins grand rééquilibrage entre produits d’origine animale et produits d’origine végétale. Mais on peut s’étonner que la diversité des modèles alimentaires dans le monde et les dynamiques plurielles des populations aient quasiment disparu, dans l’ombre portée des besoins nutritionnels et de l’impact écologique.
Issu de pays riches ou des classes bien nourries de pays moins bien dotés, ce groupe de travail cantonne les cultures alimentaires au rang de solutions techniques pour « verdir » l’alimentation. Pour ceux qui vivent dans l’abondance, la frugalité a la saveur de la vertu…
Timides, quelques voix s’élèvent toutefois pour rappeler que plus d’un milliard d’êtres humains ne mangent pas à leur faim, que les choses s’aggravent et que, pour une bonne part de l’humanité, la tendance n’est pas à la végétalisation. Comment mieux prendre en compte l’égalité de traitements au sein des sociétés et entre les pays ?
Des inégalités flagrantes
Que signifie cette invite à manger moins de viande ? S’agit-il de réduire les 62 kilos par an et par habitant de la population chinoise ou les 86 kilos par an et par habitant de la population française ? Les 126 kilos par an et par habitant des Américains et des Australiens ou les… 18,6 kilos par an et par habitant des Indonésiens ?
« Comment vivre dans un monde ou les inégalités d’accès à une alimentation saine sont si fortes entre les pays comme au sein des pays développés ? »
Car si certains pays développés amorcent une relative baisse après des décennies de surconsommation, les tendances dans les pays en développement sont clairement à l’augmentation de l’alimentation d’origine animale. Entre 1980 et 2021, la quantité de viande disponible par habitant2 a été multipliée par 4,6 en Chine, par 4,1 en Indonésie et 1,6 en Inde. Si on ajoute la consommation de poisson et de produits laitiers, l’augmentation est bien plus importante. Pour l’Indonésie, la quantité de poisson a quadruplé, passant de 11,84 kilos par habitant à 44,40. En Inde, traditionnelle consommatrice de lait, la quantité par habitant est passée de 38 à 81 litres dans la période considérée. Sachant qu’à eux seuls, ces trois pays, en forte demande de produits d’origine animale, comptent plus de 3,1 milliards d’individus en 2024, soit plus du quart de la population mondiale, il y a peu de chances que le phénomène s’inverse « naturellement ». Dans ce cadre, un système alimentaire durable devrait aussi être en mesure de s’adapter aux évolutions démographiques et aux dynamiques des consommations.
Combinée à la salutaire prise en compte des générations futures – « Quelle planète allons-nous laisser à nos enfants ? » –, il convient ainsi d’inclure une responsabilité intragénérationnelle : comment vivre dans un monde ou les inégalités d’accès à une alimentation saine sont si fortes entre les pays comme au sein des pays développés ? Dans ce cas, c’est la réduction des inégalités qui devient prioritaire.
Définir une signature protéique
La problématisation actuelle, qui privilégie l’impact environnemental et la perspective « One Health », voit dans le style d’alimentation des marges d’ajustement où il s’agit dès lors de favoriser les sources de protéines végétales, notamment la combinaison entre légumineuses et céréales, avec sa complémentation en acides aminés. Cette grille de lecture « produits animaux versus produit végétaux » devrait cependant être nuancée en distinguant les protéines issues des poissons, des produits de la mer, des produits laitiers et des œufs. On peut ainsi définir une « signature protéique » rendant compte de la contribution respective de chaque source de protéines pour une population donnée. Ce faisant, les comparaisons internationales ainsi qu’entre groupes sociaux d’une même société permettraient de mieux adapter les messages aux cultures alimentaires locales. De même, à l’échelle temporelle, il conviendrait d’étudier l’évolution de la répartition au cours du temps, pour prendre la mesure des effets du développement ou de la récession économique pour les pays et de la mobilité sociale en interne. Ainsi lorsque les Chinois gagnent du pouvoir d’achat, ils mangent plus de porc, de bœuf et de produits laitiers. Pour les Indonésiens, il s’agit de plus de poisson, de poulet, d’œufs… pour les Indiens davantage de produits laitiers et de poulet… Ce qui n’a pas du tout le même impact environnemental.
Dépasser les présupposés occidentalocentrés
Le « régime de santé planétaire » (EAT Lancet) est certes écrit de manière à mobiliser différentes catégories d’acteurs du système alimentaire. Il repose cependant sur des présupposés quant à la manière dont les humains satisfont leurs besoins alimentaires. La « nutritionnalisation », par exemple, qui hypertrophie la dimension nutritionnelle des aliments, et l’adhésion plus ou moins implicite aux théories du choix rationnel. Dès lors, les cultures alimentaires passent au second plan ou risquent d’être considérées comme des facteurs de résistance au changement, dès lors qu’elles entrent en conflit avec cette approche.
« Les habitudes et les cultures alimentaires ne sont pas seulement un frein, mais ce par quoi il convient de penser le changement. »
La socio-anthropologie de l’alimentation invite, elle, à regarder les cultures alimentaires comme une clé de compréhension et un levier d’action. D’abord en considérant leur influence sur la consommation à travers les habitudes de repas, la valeur symbolique accordée à ce qui le compose, les tabous et les interdits religieux – qui portent le plus souvent sur les aliments d’origine animale. Des cultures qui participent à la construction et au maintien des identités sociales. Cette grille de lecture voit dans les repas et les pratiques alimentaires des événements sociaux qui se déroulent largement en dehors du raisonnement des acteurs. Elle invite à s’intéresser aux routines et scénarios alimentaires culturellement définis. Une manière d’éviter à la fois les tautologies du culturalisme classique et le réductionnisme du choix rationnel. Dès lors, les habitudes et les cultures alimentaires ne sont pas seulement un frein, mais ce par quoi il convient de penser le changement.
Le levier des styles alimentaires
Les systèmes de production eux-mêmes ne sont pas seulement des assemblages technologiques hors sol, mais des chaînes de savoirs largement surdéterminées par les cultures alimentaires et géographiquement localisées. Nous ne mangeons pas ce que la nature produit ; nous cultivons et transformons des produits pour en faire des aliments que nous désirons manger.
Cette perspective doit faire l’objet d’une large diffusion : de la même façon que s’est développée la prise de conscience des enjeux sanitaires et écologiques de l’alimentation, la modernisation des sociétés modifie le regard que nous portons sur les cultures traditionnelles, considérées comme des témoignages de l’art de vivre du passé et élevées au rang de patrimoine. D’un côté, un patrimoine qu’il faut protéger et transmettre aux générations futures. De l’autre, des cultures traditionnelles qu’il faut réformer pour les mettre en phase avec les ambitions du « One Health ». Dépasser cette tension c’est nous inviter à considérer les styles alimentaires comme autant de moyens de diversifier l’usage des ressources naturelles et de préserver la biodiversité. Une manière de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier face au changement climatique.
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- Cette commission, qui réunit trente-sept scientifiques de renom issus de seize pays, a proposé en 2019 un régime, The Planetary Health Diet, pour nourrir la population mondiale de façon saine et dans le respect des limites planétaires.
- La quantité disponible = la production nationale – les exportations + les importations. Ces données ne correspondent pas exactement à ce qui est consommé. Il faudrait déduire les gaspillages et les pertes (± 30 %). Il manque également l’autoconsommation, non négligeable dans les pays où la population agricole est importante ; sans oublier les aliments échangés dans le cadre d’activités informelles ou non monétarisées.