Publié le 19 juin 2023 |
0La méthanisation agricole en France, entre opportunité énergétique et transition agroécologique (2/2)
Par Fabrice Beline, Francine De Quelen, Romain Girault, Sabine Houot, Marie-Hélène Jeuffroy, Julie Jimenez, Jean-Philippe Steyer, INRAE; Annabelle Couvert, ENSCR ; Caroline Le Maréchal, ANSES ; Thomas Lendormi, Université Bretagne Sud ; Safya Menasseri, L’Institut Agro.
Sur le fond il n’y a aucune incompatibilité entre méthanisation et agroécologie, aussi bien au niveau théorique que pratique. Les premiers constats sur les impacts environnementaux directs de la filière de méthanisation seraient plutôt encourageants (voir article 1/2). Mais une vision systémique de la méthanisation agricole montre un tableau plus mitigé.
Au début des années 2010, beaucoup de pionniers de la méthanisation agricole l’ont intégrée dans une évolution plus globale de leurs systèmes : autonomie en fertilisants, allongement des rotations… Cependant, sur les cinq dernières années, qui ont connu un développement accru de la filière, dans la plupart des cas la méthanisation n’induit pas de transition agroécologique significative des systèmes agricoles.
Un tableau mitigé
Elle s’inscrit en effet plutôt dans les systèmes agricoles tels qu’ils sont en les modifiant de façon marginale du point de vue de l’agroécologie (positivement ou négativement). Ainsi, les modèles actuels de développement de la méthanisation en France n’induisent pas de transition importante des systèmes de production agricole vers l’agroécologie. C’est rare, et c’est lorsque les changements induits sont plus larges (conversion à l’agriculture de conservation ou à l’agriculture biologique par exemple) que le procédé de méthanisation est utilisé comme un levier dans le cadre de cette transition avec une vision globale.
Une des motivations principales pour introduire la méthanisation dans un système de production agricole est économique. Les investissements pour la mettre en œuvre étant très conséquents, l’impératif de rentabilité s’en trouve de fait renforcé. Quelles marges de manœuvre restent alors pour développer une approche agroécologique ? La taille, la gouvernance et l’articulation entre les aspects individuel et collectif du projet permettent de mieux maîtriser ces enjeux économiques. Cependant, les systèmes collectifs, souvent moins capitalistiques, sont moins bien acceptés du fait de leurs dimensions plus importantes.
Témoignage : La méthanisation, opportunité ou risque pour l’agroécologie ?
Les conditions pour que la méthanisation soit compatible avec l’agroécologie sont connues : il faut notamment que les ressources soient disponibles très localement (idéalement à l’échelle de la ferme ou d’un collectif rapproché) et que l’alimentation des méthaniseurs ne dépende ni d’importations externes, ni d’une intensification végétale ou animale. L’opportunisme à moindre coût doit être la règle. Deux facteurs essentiels de la filière telle qu’elle se développe donnent à penser que ces conditions sont rarement remplies, et le seront de moins en moins :
– En témoignent d’abord les contraintes économiques qui s’exercent pour rentabiliser les équipements : les études montrent que beaucoup d’exploitants sont sur le fil du rasoir ce qui les amène à maximiser en continu les flux alimentant les méthaniseurs. Dès lors, comme dans toutes les filières très capitalistiques et tendues, la recherche d’économies d’échelle rend hypothétique l’autonomie technique, économique et décisionnelle.
– La technologie de l’injection1 monte en puissance et va supplanter la cogénération ce qui induit un raccordement au réseau de gaz très coûteux, et un risque supplémentaire de concentration structurelle et géographique incompatible avec le développement de l’agroécologie.
Dans cette optique, la méthanisation doit s’analyser comme toute filière reposant sur une logique industrielle « de masse ». La perspective de son déploiement à une échelle macroéconomique, d’autant plus avec l’injection, vient percuter ses attendus agroécologiques. De même, le développement massif de l’élevage a historiquement altéré ses fonctions agroécologiques, avec ces mêmes corollaires de concentration et de spécialisation. Une méthanisation agroécologique paraît peu compatible avec la massification prévue dans les planifications énergétiques.
Xavier Poux, AScA, chercheur associé IDDRI-Science Po, Paris, France
Le dissensus
Par ailleurs, ces premiers constats à l’échelle du système de production agricole conduisent à un fort dissensus entre les différents acteurs de la filière agricole. Pour les uns, le développement actuel de la méthanisation est un premier pas et des améliorations permettront à long terme d’aller vers des systèmes plus vertueux. Pour les autres, une bifurcation plus importante est nécessaire ; ils craignent que le développement actuel ne consolide des systèmes très éloignés des concepts agroécologiques.
Ce dissensus vient du fait que, la méthanisation étant une nouvelle variable dans les systèmes agricoles, elle peut être utilisée comme un levier pour aller vers la transition agroécologique2. Mais il s’agit aussi d’une nouvelle contrainte de production qui pourrait conduire à prioriser la production d’énergie au détriment d’autres services environnementaux nécessaires à la transition agroécologique comme le rappelle Agrobio35, le réseau des agriculteurs d’Ille-et-Vilaine3.
Vers une méthanisation agroécologique
Pour éviter cet écueil, d’un point de vue pratique, la méthanisation agroécologique devra permettre :
– Une transition vers l’autonomie en fertilisants des exploitations. Ce faisant, il est nécessaire de combiner : un meilleur recyclage territorial des nutriments par retour au sol (via le digestat) de produits résiduaires organiques actuellement peu ou mal valorisés au niveau agronomique (biodéchets, déchets d’industries agro-alimentaires, etc) ; la production de CIVEs fertilisées dans une logique extensive afin que les fuites de nutriments sur cette culture n’annulent pas le bénéfice de la couverture hivernale des sols ; une gestion des digestats cherchant à limiter les pertes de nutriments à toutes les étapes (couverture des stockages, limitation des émissions d’ammoniac à l’épandage, etc).
– Une transition vers une agriculture utilisant moins de produits phytosanitaires en concevant des rotations avec CIVEs qui intègrent cet objectif et en utilisant le fait que la méthanisation limite la transmission des graines d’adventices via les fumiers et résidus de cultures, celles-ci se trouvant en partie inactivées lors du procédé.
– Un maintien de cultures pérennes (prairies…), la méthanisation permettant de les valoriser dans les territoires où elles tendent à disparaître avec la diminution du cheptel bovin, voire de les réintroduire dans des territoires céréaliers avec des objectifs environnementaux (périmètres de protection de captage, etc).
– Le développement de CIVEs multi-espèces avec d’autres objectifs que la seule production d’énergie : par exemple des mélanges avec espèces gélives pour maximiser l’assimilation des reliquats d’azote avant l’hiver, des mélanges avec légumineuses pour contribuer à l’autonomie azotée ou avec des espèces au pouvoir racinaire structurant…
– Une transition vers une autonomie énergétique des exploitations par la valorisation de la production de chaleur (chauffage de bâtiments, séchage de fourrage,… ) et par la recherche de sobriété énergétique sur le procédé de méthanisation.
– Une transition qui favorise la biodiversité.
Limiter les contraintes de production
Pour que ces transitions soient possibles, il est nécessaire de limiter les contraintes de production imposées par la méthanisation sur les systèmes d’élevage et de culture. La priorité n’étant pas de produire la biomasse dédiée à être méthanisée.
Plusieurs voies complémentaires peuvent permettre de limiter ces contraintes, en particulier :
– Aller vers des procédés de méthanisation plus rustiques et des modèles de valorisation du biogaz permettant de réduire les contraintes de retour sur investissement et de financement des charges d’exploitation (mutualisation des étapes d’épuration et d’injection, transfert des charges liées à ces postes vers d’autres acteurs que les agriculteurs, dispositifs d’épuration et d’injection plus rustiques, etc…). Ces dernières ont été démultipliées avec le développement de l’injection du biométhane et rendent la méthanisation difficilement compatible avec des systèmes extensifs.
– Intégrer des critères de souplesse d’utilisation et de résilience dans le dimensionnement des filières. Pour ce faire, un dimensionnement du procédé « raisonnable » qui prenne en compte l’ensemble des services rendus et qui s’éloigne des seuls critères de production et de productivité énergétique est nécessaire.
– Développer une politique tarifaire et incitative qui valorise les filières combinant méthanisation et transition agroécologique.
La filière de méthanisation se trouve donc prise entre ambitions énergétiques et transition agroécologique des modèles agricoles. La sobriété énergétique apparaît alors incontournable dans tous les secteurs, sans doute au-delà des prospectives les plus optimistes, pour que le compromis entre une conversion vers le renouvelable du mix énergétique et une transition agroécologique soit possible.
LIRE AUSSI :
- Dans le cas de la cogénération, une turbine à gaz permet de produire de l’électricité et/ou de la chaleur, généralement pour de l’autoconsommation ou de l’injection sur le réseau électrique. L’injection induit quant à elle que le biogaz produit par une unité de méthanisation peut être injecté dans le réseau de gaz naturel.
- Voir l’étude Méthalae de Solagro, https://solagro.org/images/imagesCK/files/domaines-intervention/methanisation/2016/2019/methalae_10_pages_web.pdf
- retagne.org/agrobio-35-pour-une-methanisation-soutenable/