[Sécurité alimentaire 1/3] Faire bloc pour constituer des stocks ?
L’humanité a de tout temps cherché à disposer de réserves alimentaires. Mauvaises récoltes, catastrophes naturelles, guerres… Il s’agit de veiller au grain pour ne pas mourir de faim. Un geste de bon sens millénaire balayé en trois ou quatre décennies seulement. Il aura suffi d’un traumatisme européen face aux excédents des années 1970, mais surtout de la libéralisation des échanges agricoles internationaux, pour que les stocks publics soient perçus comme le mal absolu dans la plupart des pays occidentaux, au grand dam des pays du sud en prise avec l’insécurité alimentaire. Mais, si le sujet attise le conflit dans les arènes mondiales, une brèche s’ouvre peu à peu. Pandémie, guerre en Ukraine, changement climatique et bruits de bottes font craindre la pénurie même aux plus riches et poussent le Sud à organiser la fronde. Les explications de Franck Galtier, économiste au Cirad, organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale. Première partie du dossier [Sécurité alimentaire], pour le 17ème numéro de la revue Sesame.
Par Valérie Péan, avec l’aimable relecture de Benoît Daviron (Cirad-UMR Moisa)
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L’Europe semble aujourd’hui redécouvrir les vertus du stockage de denrées, que pratiquent à grande échelle les pays asiatiques. Pourquoi avoir dédaigné jusque-là cette mesure de précaution ?
Franck Galtier : Le point de départ c’est que stocker présente beaucoup d’inconvénients. Du coup, dès qu’on peut se le permettre, on évite d’y avoir recours. D’abord, stocker peut induire une dégradation des produits alimentaires qui peuvent par exemple moisir ou être attaqués par des insectes. Ensuite, stocker implique des coûts pour éviter justement cette dégradation (séchage, systèmes réfrigérés, silos, rotations des stocks, etc.) ou pour d’autres raisons logistiques (manutention, gardiennage, etc.). Enfin, il y a les coûts financiers. Mettre de côté une partie de la récolte, c’est immobiliser de la richesse alors qu’il aurait été possible de vendre tout de suite et de placer l’argent.
Compte tenu de ces inconvénients, le caractère omniprésent du stockage (à toutes les époques et dans toutes les régions du monde) peut sembler paradoxal. C’est que le stockage apporte une réponse à un problème essentiel : le risque de manquer. Notamment dans les situations de mauvaise récolte ou de rupture d’approvisionnement. Or, depuis les années 1990, la mondialisation a changé la donne, avec cette idée : désormais, tout le monde peut, à tout moment, trouver ce dont il a besoin sur les marchés interconnectés à l’échelle planétaire. D’où ce rêve un peu fou de pouvoir vivre dans un monde sans stock ou, du moins, avec des réserves minimales, ce qui permettrait de se débarrasser des coûts énoncés plus haut. L’idée n’est pas absurde. Mais il y a un certain nombre de cas où cela ne marche pas.
« Des marchés mondiaux très étroits »
On ne peut donc pas toujours se passer des stocks grâce au commerce ?
Non. D’abord, certains produits ne passent pas par les marchés internationaux tout en étant très importants pour l’alimentation des Pays En Développement (PED). C’est le cas, en Afrique de l’Ouest, du mil, du sorgho, du maïs blanc, qui constituent les principales sources de calories des populations.
Autre cas de figure, celui des pays de grande taille, comme l’Inde ou la Chine. Là aussi, en cas de mauvaises récoltes, trouver les quantités suffisantes sur les marchés internationaux se révèlerait très difficile car ces derniers sont étroits. Pour les céréales, en moyenne, ils représentent seulement 10 % de la consommation mondiale ! Les grands pays n’ont donc pas le choix. Ils doivent stocker. Ce n’est pas rien car ils représentent une grande partie de l’humanité. S’ils ne disposaient pas de ces réserves, ce serait non seulement très dangereux pour eux, mais aussi pour le reste de l’humanité, car ils risqueraient alors d’aspirer tout ce qu’il y a sur les marchés, mettant à mal d’autres pays qui dépendent des importations.
Le troisième cas de figure où le stockage est très utile c’est quand il y a une rupture d’approvisionnement. Par exemple, quand, en mars 2021, le canal de Suez a été bloqué pendant une semaine par l’échouage d’un porte-conteneur géant, paralysant une partie des échanges. Mais cela peut être lié aussi à la survenue de conflits, de catastrophes naturelles.
« Une crainte de pénurie prégnante »
Et puis il y a tous ces désordres géopolitiques et sanitaires qui, ces derniers temps, relancent l’intérêt de se doter de stocks…
Oui, face à des marchés internationaux beaucoup moins fiables, le stockage retrouve du sens. Car si, entre 1985 et 2005, les prix mondiaux des céréales étaient relativement stables, nous sommes depuis entrés dans une zone de turbulences, avec des crises financières, économiques et alimentaires répétées, dont celle de 2007-2008. La crise du Covid a accéléré la prise de conscience et la guerre en Ukraine l’a précipitée avec le blocage du maïs et du blé ukrainiens ainsi que les sanctions internationales contre les intrants agricoles russes et biélorusses. Fait aggravant, ce ne sont pas seulement les prix qui augmentent, mais aussi les délais d’approvisionnement. La crainte de pénuries est alors prégnante. Certes, les importateurs privés ont des stocks pour gérer les délais normaux d’approvisionnement mais, si ces délais doublent brutalement, passent de cinq à dix semaines, ils ne peuvent plus y faire face en termes de quantités. Or ce n’est pas le rôle des opérateurs privés que de détenir des excédents de stocks pour gérer les crises, c’est celui des gouvernements.
N’y a-t-il pas aussi des mouvements de panique qui créent une pénurie avant même l’épuisement des stocks ?
Tout à fait. Il y a plusieurs phénomènes. Les commerçants, anticipant le manque de produits et l’envolée des prix, n’ont pas intérêt à libérer leurs stocks. Et ceux qui n’en ont pas ont intérêt à acheter massivement avant la hausse des cours. Cela se produit à l’échelle individuelle, celle des familles, comme on peut le voir régulièrement pour l’essence, mais aussi à l’échelle internationale. Pendant la crise de 2008, des pays ont restreint voire bloqué leurs exportations, ce fut le cas pour le riz. Les pays importateurs, eux, ont paniqué, telles les Philippines qui, en un mois, ont acheté autant de riz qu’en six mois d’ordinaire.
Restons sur cette crise de 2008, où la flambée des prix internationaux des céréales et des huiles a donné lieu aux émeutes de la faim en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Or, étonnamment, les récoltes avaient été plutôt satisfaisantes à l’époque. Que s’est-il passé ?
Il y a eu de nombreuses controverses à ce propos. Aujourd’hui, l’analyse dominante pointe, à l’origine de la crise, la politique états-unienne d’augmentation des quantités de maïs utilisées pour produire du carburant, ce qui a fait grimper son prix. Par le jeu des substitutions, la montée des cours s’est assez vite propagée au blé, puis, via l’Inde, au riz. Celle-ci en effet, face à la cherté accrue du blé, dont elle était alors fortement importatrice, a préféré consommer son riz, en en bloquant l’exportation, ce qui a contribué à générer une flambée du prix de ce dernier sur le marché international.
« On préfère nourrir les voitures »
Vous avez évoqué les agrocarburants américains qui absorbent des quantités importantes de maïs et l’on pourrait aussi évoquer les agrocarburants européens qui absorbent d’importantes quantités d’huiles végétales. En cas de crise alimentaire ou de montée des prix, ne pourrait-on pas les limiter ?
C’est exactement ce qu’il faudrait faire, et ce que de nombreux experts ont déjà proposé. En effet, aux États-Unis et en Europe existent des « mandats d’incorporation ». En clair, il est obligatoire d’incorporer dans le carburant à la pompe telle quantité ou tel pourcentage de bioéthanol (ndlr : obtenu par fermentation de maïs, céréales, betteraves ou canne à sucre) ou de biodiesel (issu des huiles végétales). Or ces objectifs sont fixes : ils perdurent même en période de pénurie. Ces politiques publiques conduisent alors à « nourrir les voitures » avant les populations humaines et animales.
Y compris en Europe ?
Oui. À deux différences près. D’abord, l’Europe a privilégié les huiles végétales, notamment celle du colza. Au regard des besoins alimentaires, c’est moins grave. Ensuite, après la crise de 2008, cette politique a été légèrement revue à la baisse. Reste que ces politiques devraient être rendues flexibles en cas de tension sur les marchés. Interdire dans ce cas d’utiliser le maïs ou les huiles végétales pour fabriquer des carburants serait un instrument très puissant de stabilisation des cours. Car cet usage énergétique absorbe à peu près 15 % de la production mondiale de maïs, soit l’équivalent de la quantité qui transite par le marché international ! Et c’est la même chose pour les huiles végétales.
Les stocks aussi peuvent réguler les prix. D’ailleurs, nombre d’économistes affirment que c’est lorsque les stocks sont bas que les cours augmentent.
En fait, les stocks sont un amortisseur. Si un choc se produit, que ce soit un choc d’offre après une mauvaise récolte ou un choc de demande comme en 2008, l’existence d’un stock suffisant en atténue l’effet et limite la flambée des prix, en partie parce qu’il permet d’éviter les mouvements de panique. Ainsi, au cours des dernières décennies, les fortes périodes d’augmentation du cours du blé sont à chaque fois survenues quand le niveau des stocks était bas. Le stockage est vertueux car il contribue à stabiliser les prix internationaux. Mais il est aussi coûteux, c’est un fardeau que les pays devraient se partager.
Des stocks « suffisants », qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Les stocks mondiaux sont exprimés en pourcentage de la consommation mondiale. On parle de « ratios stocks/utilisations ». Concernant les céréales, empiriquement, on constate que lorsque, au moment de l’arrivée des nouvelles récoltes, les stocks restants de la campagne précédente sont au-dessus de 25 %, donc représentant un quart de toutes les quantités utilisées annuellement (alimentation humaine et animale, biocarburants ), il n’y a pas de flambée de prix. Avec cette réserve : les données sur les stocks sont d’une qualité relative, car l’information sur les stocks privés est inexistante pour de nombreux pays et celle sur les stocks publics est une information stratégique pour certains gouvernements.
De la fin des années 1980 jusqu’à 2005, où les cours étaient stables, les stocks mondiaux étaient élevés, se situant entre 35 et 40 % pour les céréales. En 2008, en pleine crise, ils sont tombés à 15 ou 20 %. Depuis, ils sont un peu remontés en raison de la perte de confiance dans les marchés internationaux.
Quand on évoque les stocks, on pense d’emblée aux céréales, rarement aux huiles. Qu’en est-il de l’importance de ce type de produit ?
Il est très important sur le plan nutritionnel et donc pour la sécurité alimentaire. Et il constitue une part importante des dépenses des ménages. Ainsi, quand la guerre en Ukraine a commencé, exacerbant l’inflation, nous pensions que cela n’affecterait pas l’Afrique de l’Ouest, sachant que le prix du riz restait stable (seuls les prix du blé et du maïs avaient augmenté). En fait, cette région a quand même été touchée, en partie via le prix des huiles. Or, pour ces dernières, il existe très peu de dispositifs de stockage. Mais on pourrait, comme avec le maïs, rendre flexible leur utilisation pour les agrocarburants : les quantités habituellement utilisées dans cette industrie constitueraient alors une sorte de stock virtuel pour sécuriser l’alimentation humaine et animale. Les interdire en temps de crise libérerait environ 40 % du volume des huiles vendues sur les marchés internationaux, ce qui aurait un effet significatif sur les prix.
« Cela les arrange que les prix flambent. C’est très cynique »
Malgré toutes ces vertus, les stocks publics sont très fortement contraints par l’OMC, ce contre quoi nombre de pays en développement protestent au nom de leur sécurité alimentaire. Comment l’expliquer ?
Depuis que l’agriculture est entrée dans le champ de l’OMC, en 1994, le stockage public des denrées alimentaires est soumis à des règles très contraignantes. On considère que les achats visant à (re)constituer ces stocks génèrent un soutien aux producteurs (qui est plafonné). Le problème est que les règles de calcul de ce soutien conduisent à le surestimer très fortement (le soutien calculé atteint fréquemment huit à dix fois le soutien réellement procuré), ce qui se traduit par le fait que de nombreux pays utilisant des stocks publics s’exposent à être attaqués à l’OMC, même si ces derniers ne fournissent qu’un soutien très limité, voire aucun. C’est ainsi que, en 2016, la Chine a été attaquée par les États-Unis auprès de l’organisme de règlement des différends de l’OMC pour avoir dépassé le plafond autorisé. Du simple fait que cette règle existe, les stocks publics sont mal perçus. Avec cette conséquence : les pays à faible revenu, contraints de faire appel à des financements extérieurs, sont souvent corsetés par les donneurs, très réticents à soutenir des stocks publics qui sont dans le viseur de l’OMC. C’est pourquoi la réforme des règles de l’OMC est essentielle, ne serait-ce que pour changer l’image de cet instrument et permettre leur financement par l’aide internationale.
En clair, le libre-échange et les stocks seraient incompatibles ?
Pour les tenants de la libéralisation, les stocks perturberaient les marchés internationaux. C’est un argument très entendu à l’OMC et contre lequel bataille le G33, un groupe de quarante-six pays émergents ou en développement, dont la Chine, l’Inde ou le Kenya. En face, pas question de réformer cette règle. Certains pays exportateurs de céréales s’y opposent, notamment les États-Unis, en raison justement du rôle que jouent les stocks en faveur d’une stabilité des cours. En clair, que les prix flambent les arrange. C’est très cynique.
Cette mauvaise image des stocks publics, en Europe notamment, n’est-elle pas en train de reculer ?
Ce qui se passe au niveau européen est très intéressant et dénote une certaine inquiétude. C’est encore timide, peu d’informations circulent. Au niveau des collectivités territoriales, des grandes villes et même des villes moyennes, en France et ailleurs, on observe chez elles un souci nouveau de réfléchir à leur approvisionnement alimentaire, y compris en termes de stockage. Concernant les pays membres, on découvre que certains d’entre eux mettent en œuvre, parfois depuis longtemps, des politiques de stockage diverses (lire « Des stocks secrets »). Enfin, au niveau de l’UE, plusieurs documents évoquent explicitement l’idée de contingentements, d’entités critiques, tel le récent rapport de S. Niinistö, ancien président de la Finlande, sur le renforcement de la préparation civile et militaire de l’Europe. Il y préconise notamment que « tous les ménages de l’ensemble de l’UE soient préparés à une autosuffisance de base d’au moins soixante-douze heures (eau, nourriture, médicaments) dans différents types d’urgence ». Ce ne sont encore que des signaux faibles mais qui révèlent une vraie peur de manquer.
Lire la suite du dossier, Les silos de la colère, avec Morgan Ody, coordinatrice générale de La Via Campesina (cliquez ICI)
Le rôle et la nature des stocks publics
La FAO distingue trois types de réserves alimentaires publiques (pour les stocks privés, il s’agit essentiellement de stocks de report ou de soudure).
Les stocks d’urgence : pour faire face aux ruptures d’approvisionnement ou aux chocs des prix alimentaires dans les situations de catastrophes naturelles, troubles économiques et sociaux, conflits armés…
Les stocks régulateurs : pour stabiliser les prix au sein du marché intérieur. En période de prix bas, la constitution de stocks publics s’opère auprès des producteurs via des prix minimum d’achat. En période de prix élevés qui affectent les consommateurs, les stocks permettent de leur fournir des denrées à des prix subventionnés.
Les stocks d’aide alimentaire : pour alimenter les populations les plus précaires du pays.
Il convient d’ajouter les stocks à visée géopolitique, que ne mentionne pas la FAO, pour aider des pays amis ou alliés, comme le pratique la Russie.
Des stocks secrets
Difficile de savoir qui stocke dans le monde et en quelles quantités, tant les données sont stratégiques, même si divers organismes s’y essaient, dont la FAO qui analyse chaque mois l’offre et la demande de céréales. Selon l’organisation, pour 2024-2025, les réserves mondiales de céréales atteindraient 889 millions de tonnes, soit un ratio stocks/utilisation de 30,1 %, en légère baisse par rapport à l’année précédente (bulletin du 8/11/2024). La championne incontestéedes silos pleins ? La Chine. Les chiffres sont secret d’État, mais elle détiendrait 65 à 70 % des stocks mondiaux de blé, riz et maïs. Autre poids lourd, l’Inde, qui a rempli ses greniers de 29,7 millions de tonnes de riz. Très critiquée à l’OMC, elle se fournit auprès de ses agriculteurs à des prix supérieurs à ceux du marché, pour constituer les stocks et les revendre à des prix plus bas en direction des plus pauvres.
Quant à l’UE, son ratio stocks/utilisation ne serait que de 15 % actuellement. Soit à peine plus d’un mois et demi de consommation (source Agrimer) ! Seule une poignée de pays développe une politique publique en la matière. Selon un rapport de la Commission européenne en 2021, citons l’Allemagne et ses réserves stratégiques nationales financées par le contribuable, la Finlande qui disposerait de six mois de réserves ou, hors UE, la Suisse et ses trois à quatre mois de réserve, dont le coût est répercuté sur le consommateur (5,5 euros/personne/an). Notons enfin que Norvège, Suède et Finlande incitent leurs populations à faire des réserves pour trois à sept jours de subsistance.
Les excédents européens, une expérience traumatisante
Née en 1962, la PAC, qui visait un saut de productivité agricole, a tellement bien fonctionné avec sa préférence communautaire, ses taxes à l’importation, ses subventions à l’exportation et ses prix garantis élevés aux agriculteurs, que des excédents apparaissent dès la fin des années 1970. Pour stabiliser les prix, l’Europe procède alors à des achats publics et des systèmes coûteux de stocks : les fameuses « montagnes de beurre », mais aussi des « lacs de vin », sans oublier poudre de lait, viandes et céréales écoulés à bas prix. Au cours des années 1980 et 1990, le système des quotas et l’abandon des prix garantis ont stabilisé la situation.