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À mots découverts

Published on 1 décembre 2017 |

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Le statut des libertés ? (2)

Par Lucie Gillot.

Peut-être l’aurez-vous compris : ce qui se joue avec la création du registre agricole (lire la première partie de l’article) n’est pas qu’une simple affaire de recensement. In fine, l’obtention (ou non) du statut d’agriculteur va influencer bien des aspects du métier. Ainsi, l’article qui crée ce registre, précise « qu’un décret en Conseil d’Etat peut limiter le bénéfice de certaines aides publiques aux personnes physiques inscrites au registre des actifs agricoles ou aux personnes morales au sein desquelles de telles personnes exercent leur activité. » Dans le viseur du législateur, les aides de la Pac ou encore les aides à l’installation. Ce n’est pas tout. Outre l’accès aux aides, à la couverture sociale et à l’ouverture des droits à la retraite, via le régime de la Mutuelle Sociale Agricole (MSA), de multiples champs de la profession peuvent être concernés : l’accès au foncier, le vote au sein des chambres consulaires, les autorisations pour construire des bâtiments en zone agricole, la gestion du patrimoine… Et autant de dossiers gigognes.

Des vues en partie divergentes

Face aux multiples enjeux, les syndicats mènent depuis plusieurs années une réflexion plus large sur la définition même du métier d’agriculteur. La Coordination rurale s’est historiquement opposée aux discussions sur le sujet. Quant à la FNSEA et à la Conf’, elles ont chacune livré leur version du sujet. Si des points de convergence existent, les deux syndicats divergent sur les aspects économiques (fixation d’un volume d’activité minimum) et l’importance d’avoir un diplôme ou une formation. Alors que la FNSEA y est très favorable, la Confédération paysanne refuse que ce critère devienne excluant. Le laboratoire d’idées Saf agr’iDées a lui aussi son groupe de travail. Celui-ci s’est donné notamment comme fil conducteur la légitimité du statut. Dans l’un de ses premiers documents de travail, il pose ainsi la question de la finalité : « Faut-il un statut pour valoriser une compétence ? Faut-il un statut pour l’éligibilité aux aides publiques ? Faut-il un statut pour sanctuariser l’activité agricole ? » (Lire la synthèse de ces réflexions ci-dessous).

Un statut, des exclus

L’existence d’un statut va-t-il permettre de mieux protéger les agriculteurs ? Oui, sans doute… mais pas sans dommages collatéraux. Car pour certains, il porte en son sein un fort risque d’enfermement d’une profession déjà très contrainte par les normes. « L’exigence de la mise en place d’un statut ne doit pas conduire à une définition trop restrictive du métier », prévient Pierre-Henri Degregori, membre de l’Académie d’agriculture de France. Certes, « plusieurs raisons peuvent conduire à mettre en œuvre un statut. Lutter contre les agriculteurs absentéistes en est une. S’assurer de la sécurité du consommateur en est une autre. Dans ce cadre, je souscris pleinement à l’argument qui consiste à dire que, pour produire des biens qui finiront dans l’assiette du consommateur, il faut détenir un certain nombre de connaissances et savoir les mettre en œuvre, par exemple pour les produits phytosanitaires. Cela dit, le statut est une technique d’enfermement. » A ses yeux, ce dernier va être préjudiciable à bien des formes d’agriculture, des modèles type entrepreneurial aux micro-exploitations et autres expérimentations qui se développent en marge.

« Une clôture dans l’entre-soi »

Sur le premier aspect, il rappelle « qu’il n’existe pas de statut de l’entreprise dans notre pays. On ne demande pas à la personne qui va construire la tour Montparnasse si elle a un statut. On lui demande si elle a une entreprise. Et pour créer celle-ci, il faut un projet et des capitaux. Il y a, me semble-t-il, une certaine contradiction entre, d’un côté, l’idée d’une exploitation agricole vue comme une entreprise et, de l’autre, le principe d’un statut qui vient l’enfermer. » Sur l’autre versant, celui des modèles alternatifs, il rappelle que ceux-ci « peuvent apporter des choses nouvelles à l’agriculture. Sur ces deux aspects, que va faire le statut sinon écarter d’une part la dimension entrepreneuriale, ce qui ne me paraît pas une bonne chose et, d’autre part, évincer ceux qui travaillent à la marge, à l’endroit même où germent souvent les innovations ? » Il rejoint ici l’analyse du sociologue Jacques Rémy. Farouchement opposé à l’établissement de ce registre, il dénonçait sans détour en 2014, dans une tribune du Monde1, l’offensive du syndicat majoritaire sur ce sujet et les travers du système : « Si ce registre avait existé il y a trente ans, les agriculteurs biologiques, les entrepreneurs ruraux qui transforment et vendent à la ferme ou en circuits courts n’auraient pu s’établir. » Jacques Rémy y décèle « une clôture dans l’entre-soi » au détriment de « l’ouverture à la diversité et à l’innovation. » Pas vraiment le statut des libertés…

Chacun son métier, les vaches seront bien gardées

Deuxième zone d’ombre, les effets induits par la création de cet outil sur l’activité des autres acteurs du monde agricole, telles les coopératives. S’il est difficile de répondre aujourd’hui à cette question, les répercussions engendrées par la redéfinition européenne, en 2013, de « l’agriculteur actif » promettent quelques casse-tête. Pour en avoir une illustration, regardons ce qu’il se passe du côté des Coopératives d’Utilisation de Matériel Agricole (CUMA). Une note d’avril 2016 de leur Fédération nationale explique que cette nouvelle définition, laquelle guide l’octroi des aides du premier pilier de la Pac relatives au  soutien des marchés et des revenus agricoles, a eu par analogie « des conséquences sur l’éligibilité des aides du 2e pilier de la Pac [NDLR : consacrées au développement]. Ainsi dans les Programmes de Développement Rural Régionaux (PDRR), les Cuma non composées exclusivement d’exploitants agricoles ne sont plus éligibles aux dispositifs d’aides aux investissements. » Or, bien souvent, celles-ci rassemblent plusieurs catégories d’adhérents. Aux côtés des agriculteurs se mêlent des associations ou des syndicats d’agriculteurs, des coopératives agricoles, mais aussi des personnes physiques ou morales possédant des intérêts agricoles. « C’est cette diversité de sociétaires qui fait que les Cuma sont pertinentes pour réduire les coûts de mécanisation ou pour porter des projets innovants de développement local », argumente la note. Revers de la médaille, les Cuma qui maillent ces différentes catégories d’acteurs, bien qu’agricoles, se heurtent aujourd’hui à des problèmes d’inéligibilité des aides aux investissements dans le cadre du PDRR. Conséquence, certains projets de développement agricole se complexifient ou ne peuvent aboutir, faute de crédits.

Quid des formes hybrides d’entreprises ?

La situation des Cuma n’est pas un cas isolé. Une fondation de sauvegarde patrimoniale s’est récemment vue refuser par la Safer2 l’accès à des terres en friches qu’elle souhaitait acquérir pour les réhabiliter ; le projet incluait l’embauche de deux salariés agricoles. Raison invoquée : ces terres doivent être attribuées à des agriculteurs. Rien de très extraordinaire, me direz-vous, puisqu’il s’agit là de l’objet même de ce statut qui vise précisément à faire en sorte que les aides ou l’accès aux terres soient prioritairement réservés aux agriculteurs. Mais cette ligne de partage laisse de côté bon nombre d’acteurs pourtant impliqués dans l’activité agricole. S’interrogeant sur une reconnaissance de l’activité et non pas uniquement du statut, Pierre-François Vaquié, de la Fédération nationale des Cuma, s’inquiète des répercussions possibles, au-delà de leur propre cas, pour les « projets innovants d’exploitation ou d’installation portés par des formes peu connues en agriculture et souvent hybrides3 comme ceux que l’on peut trouver pour installer des personnes non issues du milieu agricole au sein du Réseau National des Espaces-Test Agricoles (RENETA). » Et lâche : « Peut-être faut-il aussi se dire que le développement et le renouvellement en agriculture ne relèvent pas que de la profession, et que d’autres peuvent peut-être aussi s’y investir sans arrière-pensée. »

Et les profils atypiques ?

Troisième élément saillant, et non des moindres, le sort réservé aux agriculteurs aux profils atypiques. Citons, par exemple, les pluriactifs qui n’auront pas nécessairement la surface ou le chiffre d’affaires nécessaires pour figurer dans le registre. Au sein de la profession, le sujet n’est pas tabou. Certains syndicats sont pleinement conscients du problème. « Il y a des endroits où le travail du paysan est limité à cause du climat ou de la géographie du terrain. Par exemple, les agriculteurs de montagne peuvent être moniteurs de ski l’hiver. On ne veut pas que des gens comme cela soient exclus » explique Michèle Roux.

Tout comme les pluriactifs, les jeunes souhaitant s’installer risquent eux aussi, dans certains cas, de ne pas satisfaire les critères, dès lors qu’ils conservent une activité professionnelle parallèle pour faire une installation progressive ou qu’ils développent un projet de micro-exploitation, situations pas si rares qu’il y paraît. « Non seulement ceux qui s’installent sans les critères n’auront plus droit à la Dotation Jeunes Agriculteurs (DJA), mais ils n’auront pas accès non plus au registre. Cela signifie qu’il y a un risque de sélection culturelle et économique », s’inquiète Bertrand Hervieu.

Situation pour le moins paradoxale : alors que le statut vise entre autres à faciliter l’installation des nouvelles générations, via un meilleur contrôle de l’accès au foncier et aux aides, il risque bel et bien de l’entraver. Statut… quo ?


La définition de l’agriculteur vue par…

La FNSEA : avoir un diplôme

« Un exploitant doit remplir les conditions suivantes : exercer une activité agricole ; maîtriser de façon directe ou indirecte son outil de production ; ne pas être subordonné dans l’exercice de l’activité et exercer des fonctions de direction ; réaliser un volume d’activité minimum ; être titulaire d’un diplôme ou d’une expérience professionnelle suffisante ; être inscrit sur un registre professionnel. »

Source : L’information agricole N°875, mars 2014. Sur la base du rapport d’orientation « Renforcer la professionnalisation des métiers de l’agriculture ».

La confédération paysanne : conserver l’autonomie

« La définition repose sur cinq conditions cumulatives : exercer une activité agricole de façon effective hors de la stricte direction et la surveillance ; avoir une maîtrise directe ou indirecte de l’outil de production ; ne pas être subordonné dans l’exercice de l’activité et être autonome dans la prise de décision ; ne pas bénéficier d’une rémunération extérieure annuelle dépassant un plafond ; être inscrit dans un registre professionnel agricole. »

Source : « Les propositions de la Confédération paysanne », document interne.

La coordination rurale : dégager un revenu

« Est agriculteur toute personne qui exploite des terres dans l’objectif d’en tirer un revenu sur une surface égale ou supérieure à la surface minimale d’installation et/ou qui cotise comme exploitant agricole à titre principal ou par solidarité. » Le syndicat s’est opposé à la rediscussion du statut, au moment de la loi d’avenir.

Source : « Statut de l’agriculteur, un sujet sensible », site de la coordination rurale, 31 mars 2014.

Saf agr’iDées : accélérer l’approche entrepreneuriale

« Le statut de l’agriculteur ne doit pas être vu comme un moyen d’exclure des profils d’exploitants du champ agricole, mais comme une manière de reconnaître les compétences de ceux qui poursuivent l’activité agricole dans le respect des normes environnementales, zoosanitaires, phytosanitaires, de sécurité alimentaire et de bien-être animal, qui conditionnent le versement des aides découplées de la Pac. Il doit être reconnu à celui qui dispose de ces compétences, qu’il exerce à titre individuel, qu’il soit porteur de parts majoritaires ou minoritaires dans une société agricole ou gérant salarié d’une structure. Un tel statut est de nature à accélérer la nécessaire montée en puissance de l’approche entrepreneuriale en agriculture. »

Source : Jean-Baptiste Millard, animateur du groupe de travail sur le statut de l’agriculteur, Saf agr’iDées.


 

  1. « Une loi sous le signe du corporatisme agraire. La FNSEA prend le contrôle du titre d’agriculteur », Jacques Rémy, Le Monde, 19 septembre 2014.
  2. Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural.
  3. Il cite en exemple les Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP), les Coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE) ou encore les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC).

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One Response to Le statut des libertés ? (2)

  1. jean-marie bouquery says:

    Fin de la monade paysanne. Un statut n’est pensable que s’il reconnaît, annonce et dépasse l’agricole entre maraîchage hors-sol et forêt, et l’élevage du ranching au bouchot, le rural ou non, l’alimentaire ou non, le mineur et le restaurateur. Une difficulté est d’abord le nécessaire renoncement progressif de quelques services péri ou para “agricoles” et pouvoirs d’autorité ou d’influence agrocratiques… ça peut encore durer !

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