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Bruits de fond communication scientifique

Publié le 31 mars 2020 |

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L’animal-machine au tribunal de l’histoire

Par Pierre Cornu1 et Egizio Valceschini2

En 1964, aux États-Unis, paraît un livre intitulé « Animal Machines ». Rédigé par Ruth Harrison et préfacé par Rachel Carlson, il dénonce les conditions d’élevage industriel dans lesquels les animaux sont réduits à de strictes fonctions de production. À peine sortie de l’enfance, la génération du baby-boom apprend que l’âge de l’opulence est aussi celui de l’aliénation du vivant. En France, le temps est encore plus court entre la sortie des privations de la guerre, l’accompagnement scientifique et technique de la modernisation agricole et agro-industrielle et le désenchantement issu des techniques de rationalisation utilitariste des ressources animales. Dès cette époque, la « question animale » est posée. On sait l’effet foudroyant de son développement entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe sur le rapport à l’élevage, à la science et aux consommations. Mais, si multiple soit cette question du statut de l’animal de rente, tant par ses acteurs que par leurs motivations, avec des différences notables d’un pays à l’autre, elle présente un étonnant dénominateur commun : l’exécration du modèle de « l’animal-machine », legs empoisonné des Lumières.

« L’animal-machine » du temps des Lumières

René Descartes est souvent désigné comme le concepteur du modèle de « l’animal-machine » pour l’usage qu’il fit de cette métaphore dans son « Discours de la méthode ». Pourtant, en resituant ses écrits dans l’esprit scientifique qui émerge au XVIIe siècle, on comprend qu’il n’y a nulle intention chez le philosophe d’aller fouiller dans les entrailles des animaux pour en saisir et en contrôler les mécanismes : ce qui l’intéresse, c’est de séparer ce qui, dans l’œuvre divine, est de l’ordre de la création (la matière) de ce qui est de l’ordre du don (l’âme). Le plus nouveau dans son œuvre n’est pas qu’il dénie à l’animal une vie spirituelle, mais qu’il convoque pour en parler des objets issus du génie technique de l’homme : les automates, les horloges. De fait, tout son siècle se passionne pour la quête des lois du mouvement des corps animés et inanimés. L’animal dont on disserte c’est le bœuf gras ou le mouton à laine qui, en Europe du Nord déjà, est sollicité pour fournir une source de revenu plus fiable et plus prometteuse que la céréaliculture. Enfin et surtout, alors que se développe l’esclavage de masse dans les plantations des Indes occidentales – première forme d’agriculture rationalisée –, le débat s’engage sur une certaine animalité partagée par tous les organismes supérieurs, y compris les humains, et les arrangements que l’on peut ou non trouver pour tracer la frontière entre sujets et objets.

Qu’est ce que l’animal ?

Au siècle suivant, celui des Lumières,« L’Encyclopédie » de Diderot et d’Alembert témoigne de ce que la machine n’est plus seulement un support de réflexion mais un modèle pour l’action. « Qu’est-ce que l’animal ? », questionne l’article dédié. Principalement une ressource, lit-on entre les lignes. En une époque qui voit l’essor des manufactures et du commerce, la chaleur, le travail, le mouvement requièrent des corps de chair, de bois ou de métal dont il s’agit de penser la production, l’entretien, le coût. La machine à vapeur concurrence l’ouvrier, le bœuf hésite entre sa vocation de bête de trait et celle de bête de boucherie, et l’esclave, suivant qu’il produit du sucre ou des émeutes, devient un sujet de spéculations économiques ou philosophiques. Les élites « éclairées », physiocratiques, anglophiles, utilitaristes, raisonnent les animaux qui vivent sur leurs domaines essentiellement à partir de leurs fonctions. Autour du sélectionneur anglais Robert Bakewell, on se passionne pour l’amélioration par croisement des animaux de race. Les moutons, et notamment les mérinos d’Espagne, font l’objet d’un engouement extraordinaire. Comme l’écrit de manière très suggestive « La maison rustique », best-seller du siècle, dans son édition de 1762, les bêtes à laine « sont les bestiaux qui font le plus de profit : leur fécondité, leur toison, leur chair, leur lait, leur graisse, leurs peaux, leur fumier même, tout en fait tant, qu’une ferme sans troupeau est un corps sans âme ». La machine est certes toujours associée à la problématique de l’âme, mais une âme qui, il faut bien le dire, commence à ressembler singulièrement à « l’esprit du capitalisme » tel que défini par Max Weber.

« L’animal-machine » de la rationalisation industrielle

L’entrée dans l’ère industrielle au XIXe siècle ne fait que généraliser à l’Europe puis au monde cet amalgame de rationalité et de mythologie qui préside à la mise en valeur de la nature par la science, le travail et le commerce. Ce sont désormais les bovins qui jouent les premiers rôles, « machines » à lait, à viande, à cuir, à engrais eux aussi, mais en fonction de variantes très contrastées selon l’ordre social des pays considérés. Dans les îles britanniques, c’est le bœuf gras qui constitue le summum de l’animal-machine, une fabrique de graisse alimentaire sur pied qui fait la fierté et le profit de ses propriétaires, les gentlemen farmers de l’ère victorienne. En France, c’est la vache polyvalente de la petite exploitation rurale qui triomphe, à la fois dans les concours agricoles et sur les foires, avec la bénédiction du régime républicain. Mais dans chaque pays ce sont des méthodes identiques qui sont déployées par les vétérinaires, les sélectionneurs et autres spécialistes des sciences de l’animal, pour rationaliser les animaux de rente par le contrôle de la reproduction, de l’alimentation et des soins.

Pas de séparation possible

Tout au long de cet âge du capitalisme industriel, ce n’est plus seulement l’animal qui est une machine mais l’étable elle-même, puis le complexe élevage-abattoirs, avec l’exemple à la fois fascinant et cauchemardesque, dénoncé en 1906 par Upton Sinclair dans son livre « La Jungle », des usines de mort que constituent les abattoirs de Chicago, où convergent les immenses troupeaux de l’Ouest américain avant d’être débités en rations protéinées pour les consommateurs de la Nouvelle-Angleterre urbaine et industrielle. En Europe du nord, les zootechniciens s’affirment comme les experts indispensables du contrôle de la reproduction, des produits animaux et de la standardisation industrielle du beurre, du fromage et du bacon. Les élevages adoptent la forme « rationnelle » des ateliers industriels, la filière porcine se distinguant par sa précocité.

Pourtant, comme l’écrivent avec une terrible justesse Max Horkheimer et Theodor Adorno en 1944 dans leur « Dialectique de la Raison », il n’y a pas de séparation possible entre la façon dont les hommes se traitent les uns et les autres et la façon dont ils considèrent l’animal. La métaphore de la machine ne suffit donc pas à elle seule à expliquer l’évolution vers une insensibilité mortifère dans la conception du vivant : « Dans l’histoire européenne, l’idée de l’homme s’exprime dans la manière dont on le distingue de l’animal. Le manque de raison de l’animal sert à démontrer la dignité de l’homme. Cette opposition a été prêchée avec tant de constance et d’unanimité par tous les prédécesseurs de la pensée bourgeoise – les anciens Juifs et les Pères de l’Église, puis au Moyen Âge et dans les temps modernes – qu’elle fait partie du fonds inaliénable de l’anthropologie occidentale comme peu d’autres idées. »

« L’animal-machine biologique » de l’âge de la consommation de masse

Avec l’industrialisation des systèmes alimentaires qui s’accélère dans l’après-1945, et l’influence des pensées ingénieriales et industrialistes soviétique et américaine, la France cherche à combler à marche forcée le retard accumulé dans sa maîtrise des formes modernes de production animale. C’est dans cette logique que l’on doit comprendre la fondation en 1950, au sein de l’Inra, du Centre national de recherches zootechniques de Jouy-en-Josas. L’alimentation carnée est en train de devenir le pivot de l’alimentation des Français. Entre 1963 et 1980, la consommation annuelle de viande par habitant en France3 augmente de 38 %, passant de 67,8 kg à 93,7 kg. Le steak, écrit Roland Barthes, « c’est la nourriture à la fois expéditive et dense, il accomplit le meilleur rapport possible entre l’économie et l’efficacité, la mythologie et la plasticité de sa consommation »4.

Pour accompagner le développement des productions animales et combler le retard scientifique et technique avec les autres pays industrialisés, l’Inra investit massivement dans la génétique animale, la nutrition, les méthodes d’élevage, la physiologie des animaux de rente, etc., avec un objectif unique de rationalisation. « À tout considérer, écrit le généticien Jacques Poly en 1962, l’animal, bon instrument de production, sera un sujet sélectionné, nourri rationnellement, en parfait état sanitaire, logé convenablement et exploité selon des règles d’élevage simples, mais cohérentes. »5 L’animal est une machine biologique qu’il faut optimiser : « Ainsi peut-on considérer les animaux comme de véritables machines biologiques où s’élaborent de nombreuses richesses, d’une valeur inestimable pour l’espèce humaine. […] Le passage par l’animal des produits végétaux correspond donc à un ennoblissement des substances qui seront disponibles pour les besoins de l’homme, et principalement pour ses besoins diététiques. »6

« L’animal-machine biologique » de la science

« L’animal-machine biologique » est au fondement de la loi sur l’élevage de 1966, œuvre de Jacques Poly au cabinet du ministère de l’Agriculture et symbole de l’essor de la zootechnie française. Mais cette loi, scientiste et technocratique, est aussi un support pour la promotion de systèmes d’élevage en marge du modèle dominant et au service de leurs productions emblématiques de « terroir ». Sur les grands causses, l’Aubrac, le Beaufortin, les zootechniciens de l’Inra et des instituts techniques mettent leur connaissance des mécanismes de la reproduction, de la nutrition et de la transformation des produits animaux au service des systèmes locaux, de leur reconnaissance nationale et de leur compétitivité sur les marchés des produits d’origine et de qualité. L’animal-machine est bien là, pétri de statistiques et bardé d’indicateurs de performances, mais il n’en a pas moins une robe, des cornes, un profil, une fonction totémique concernant les produits de terroir et le développement local. Et c’est bien le grand spectre de connaissances sur cet objet scientifique qui permet des applications multiples de cette loi, bien plus ambivalente qu’il n’y paraît, ouvrant ainsi, à la fin des années 1970, sur une meilleure compréhension et une reconnaissance des « systèmes agraires ».

Pierre Chouard, professeur de physiologie végétale à la Sorbonne, ne pouvait pas connaître cette loi lorsqu’il rédigea en 1962 le chapitre « Ce qu’est l’agriculture » de « L’Encyclopédie française », mais il soulignait déjà une différence fondamentale des machines biologiques : « En tant qu’êtres vivants, elles ont quelque chose d’individuel ou de propre à la race ou à la variété, avec une sensibilité particulière aux facteurs du milieu, ce qui nous contraint à les traiter avec une tout autre sorte d’attention que des machines purement mécaniques ou chimiques de l’industrie. »7 Il est alors simplificateur de lire dans les décennies productivistes de l’élevage uniquement une application industrialiste des savoirs, même si celle-ci, de fait, est allée très loin dans ses tentatives de rationalisation.

Ainsi, la vraie question qu’il faut poser à cette histoire est non pas celle de l’aberration qu’aurait représentée, dans la parenthèse historique de la modernité capitaliste occidentale, la théorie de l’animal-machine, mais plutôt celle d’une très longue durée de l’ambivalence du rapport des sociétés à leurs animaux d’élevage. Le terme de « machine » n’est pas seulement à entendre comme une dégradation utilitaire de l’animal, mais c’est aussi une manière de comprendre l’animal comme un produit de l’histoire, par des synergies mal connues et qui mettent en dynamiques croisées les ordres naturel et culturel, matériel et immatériel, rationnel et idéel, dans une tension dialectique jamais résolue, pétrie de violence matérielle et symbolique, qui ne sépare pas des acteurs sur une ligne de partage morale, mais qui, au vrai, les traverse tous et produit, in fine, une coévolution d’une exceptionnelle richesse.

  1. professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université de Lyon, actuellement en délégation à l’Inra
  2. directeur de recherches Inra, président du comité d’histoire de l’Inra et du Cirad.
  3. Guy-Raoul d’Harambure, « La modernisation de l’industrie de transformation des viandes », dans Annales des Mines, n°7-8, 1986. « L’agro-alimentaire du troisième type », p. 36-45.
  4. Roland Barthes, Mythologies, édition de 1970, Points, 1957. p. 85.
  5. Jacques Poly, « Les animaux, instruments de production », dans Encyclopédie française, 1962, tome XIII, « Industrie Agriculture » (dir. Pierre Capelle, Jean Chouard), 375-380, p. 385.
  6.  Ibid., p. 375.
  7. Pierre Chouard, « Ce qu’est l’agriculture », dans Encyclopédie Française, op. cit., tome XIII, 355-357, p. 355.




2 Responses to L’animal-machine au tribunal de l’histoire

  1. Pierre-Michel Rosner dit :

    En tant qu’ancien directeur de feu le CIV (Centre d’information des viandes, disparu début 2018), je ne peux que saluer ce travail et regretter qu’il n’ait pas été fait avant.

    Face aux âneries scientifiques proférées – toutes disciplines confondues – « contre » l’élevage, il est en effet essentiel de démonter l’usage aberrant qui est fait de l’expression « animal-machine », par des idéologues – fussent-ils estampillés « fit-le-z-oeuf » – qui n’ont rien compris à la pensée de Descartes. C’est le premier mérite de cet article de l’expliquer très clairement et très synthétiquement..

    Le second mérite, c’est d’aller au-delà ce moment clé, et faire l’archéologie de la seconde version de l’expression, celle liée à la modernisations de l’agriculture, où l’animal semble en effet disparaître au profit de la machine. C’est dans ce cadre que Ruth Harrison a popularisé l’expression dans le monde anglo-saxon, vraisemblablement sans même en connaître l’usage initial de Descartes. (Rien dans la bibliographie de Ruth Harrison ne permet en effet de penser qu’elle aurait ne serait-ce qu’emprunté l’expression à Descartes.) Merci aux auteurs de montrer ici finement que si il y a bien une chosification de l’animal – notamment par les éleveurs mais même par les chercheurs – c’est chosification n’a jamais été absolue (en tout cas en France) et qu’elle ne constitue probablement qu’une parenthèse historique. J’avais, en mon temps, émis l’hypothèse de cette parenthèse à plusieurs reprises, lors de conférences publiques.

    Je tiens ici a expliquer pourquoi j’ai souhaité préciser que la chosification n’était pas absolue… « en tout cas en France ».
    Il y a dans le domaine des idées – et notamment dans celles qui s’opposent à l’élevage – une autre filiation qu’il me semble qu’il serait utile de creuser. C’est celle qui a conduit Jeremy Rifkin à publier en 1992 « Beyond Beef: The Rise and Fall of the Cattle Culture » et à ce que s’embarque avec lui (ou qu’il l’embarque) tout un pan de la pensée progressiste, américaine d’abord puis internationale.
    Car on aurait tort de croire que l’opposition actuelle à l’élevage reposerait d’abord sur une reprise de la notion d’animal-machine, version Descartes ou Harrison. Ça, c’est la version « intello » de l’affaire.
    La version du coin de la rue, celle autour de laquelle de pseudo-progressistes du monde entier se retrouvent, c’est que la viande, c’est mal parce que … (sonnez trompettes!) c’est la production reine des grands propriétaires fonciers (surtout en Amérique latine) et que, pour les USA, c’est celle de ces péquenots, brutaux et violents, flingueurs de bisons et d’indiens, qui ont eu le culot de coloniser l’ouest américain et sa nature originelle. La version plus actuelle reprend et développe évidemment tous les poncifs écolo-climatiques déjà en partie présents dans la version initiale de J. Rifkin mais dont je soupçonne qu’ils n’aient été (en 1992 !) qu’un habillage à une opposition ayant bien d’autres sources. Ce sont ces sources idéologiques qu’il serait sûrement intéressant d’identifier.

    Me reste donc à espérer que Pierre Cornu et Egizio Valceschini nous procurerons bientôt d’autres nourritures de l’esprit sur ces questions bigrement passionnantes.

    Cordialement.

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