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Quel heurt est-il ?

Publié le 14 mai 2020 |

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[Glyphosate] Il nous a empêchés de penser

par Yann Kerveno

La décision d’interdire l’emploi du glyphosate à compter du 1er janvier 2021 en France vient percuter une grande partie de l’agriculture et de ses pratiques. Si cette interdiction n’est pas la catastrophe annoncée, elle n’en reste pas moins un immense défi. Une interview avec Bruno Chauvel, UMR agroécologie, équipe ComPaRe – Communautés, Paysages, Réseaux trophiques –, Inrae Dijon.

Comment expliquer la tension actuelle autour du glyphosate ?
Bruno Chauvel : Il faut bien se replacer dans le contexte. Ce qui vaut pour le glyphosate vaut pour tous les herbicides. L’arrêt d’une molécule pose des problèmes à des échelles variables. Ces produits ont été présentés, dans les années 1940, comme une alternative au désherbage par le travail du sol et se sont imposés comme un système majeur de gestion de la flore. Mais que se passe-t-il aujourd’hui ? On supprime cette alternative pour la gestion particulière des mauvaises herbes entre deux cultures principales, ce qu’on nomme techniquement la flore adventice en interculture. La solution est donc toute trouvée : le retour au travail du sol, ce qu’on a fait pendant des centaines d’années avant l’invention des herbicides.

Pourquoi les débats sont-ils aujourd’hui polarisés autour de ce produit en particulier ?
Le glyphosate est devenu un problème dans les années 2000, quand la molécule est tombée dans le domaine public car, avant, ce produit était bien trop onéreux. Lorsque son prix a baissé, il s’est alors imposé comme incontournable dans certains systèmes de culture. Mais le principal problème qu’il pose, c’est que, étant très efficace et peu cher, il nous a empêchés de penser. Deuxième problème majeur, sa présence très importante ainsi que celles de ses métabolites dans l’eau. C’est d’ailleurs une bonne raison pour plaider son interdiction ou, du moins, une réduction de son usage. Finalement, ce qui arrive au glyphosate est « mérité ». On n’aurait jamais dû en autoriser sept à huit litres à l’hectare. La question n’est donc pas tant de savoir quelles alternatives sont disponibles, mais plutôt comment il est possible de gérer l’interculture de manière à ce que la culture suivante puisse s’imposer. Car ce qui est particulier c’est que cet herbicide n’est pas utilisé pour protéger les rendements d’une culture contre les mauvaises herbes, mais qu’il agit dans l’entre-deux (pour gérer les éventuels problèmes adventices de la culture précédente, tout en offrant les meilleures conditions pour la culture suivante). Il est vrai que ce positionnement en interculture est difficilement compréhensible pour la société. Mais, pour beaucoup d’agriculteurs, la suppression du glyphosate n’est donc pas un problème techniquement insurmontable : il suffit de revenir à des techniques éprouvées de longue date.

Ce serait aussi simple que cela ?
Non, parce que le travail du sol n’est pas toujours sans conséquence. Dans certaines configurations, cela va être compliqué de se passer de l’utilisation, si simple, du glyphosate. On pourrait imaginer des dérogations là où il est problématique de s’en passer, par exemple dans les zones de cultures en pentes, mais aussi pour les parcelles qui sont soumises à une forte érosion et pour lesquelles le travail du sol est plus impactant. C’est une question de balance coût-bénéfice à étudier. Après, est-ce que ces zones auront intérêt à demander une dérogation au vu de l’incompréhension actuelle ? C’est une question politique.

Quelles solutions envisager alors ?
Une des voies pourrait être de modifier ses conditions d’usage, de transformer le glyphosate en un anti-graminée en diminuant les doses. Mais il faudrait alors le combiner avec un autre produit. On en mettrait moins, certes, mais avec le risque qu’un plus grand nombre d’agriculteurs l’utilisent. Concernant le travail du sol, il demande davantage de disponibilité sur le terrain, bien couplée aux conditions météorologiques – il faut pouvoir aller dans les parcelles au bon moment. Autre piste, le désherbage électrique ou électromagnétique semble fonctionner, mais on ne sait pas encore quel sera son coût à l’hectare ni les conséquences éventuelles pour la faune et la flore. On pourrait regarder aussi du côté de l’acide pélargonique, avec son Nodu vert1, mais qui implique de mouiller énormément la parcelle et qui coûte cher (plus de 1000 euros à l’hectare).

Que va-t-il se passer pour les exploitations en agriculture de conservation dont le glyphosate est le pilier ?
C’est peut-être là que la problématique est la plus forte. L’agriculture de conservation est bâtie sur une agriculture qui ne travaille pas le sol, qui laisse la place à ce qu’on appelle des couverts, ces cultures secondaires, semées durant l’interculture avec un objectif à la fois agronomique et environnemental. Cette technique favorise la croissance de la culture à venir tout en limitant les mauvaises herbes. Sauf que, sans herbicide, on ne parvient pas, pour le moment, à mettre en place un contrôle suffisamment efficace des espèces adventices. Avec des conditions idéales, une météo parfaite, des températures idoines, on peut obtenir des couverts magnifiques et un vrai effet sur la flore adventice, mais cela ne survient pas tous les ans. Ensuite, cela dépendra des risques qu’accepteront de prendre les agriculteurs et de leur capacité à modifier leurs dates de semis et de rotations de cultures. Il faudra donc peut-être aussi qu’ils admettent que le système dérape de temps en temps et qu’ils acceptent de travailler le sol. Mais on touche là à une profonde remise en cause de la réflexion qu’ils ont engagée sur leur système de travail.

Les couverts sont pourtant cités comme moyens de lutte contre les adventices…
C’est vrai, les couverts sont une solution agronomique séduisante. Le semis direct sous couvert est ce qui se fait de plus proche d’une certaine vision de l’agroécologie. Le problème c’est que les mauvaises herbes sont superadaptées aux champs cultivés. Prenez une amarante, si elle fait 20 000 graines par plant, on parviendra peut-être, avec la concurrence des couverts, à la limiter à 3 000, mais ce sont quand même encore 3 000 graines ! N’oublions pas que, lorsqu’on stresse les mauvaises herbes, leur réaction, c’est de faire des graines…

La fin du glyphosate, est-ce la catastrophe que le monde agricole prophétise ?
Non, il n’y aura pas de très gros problèmes comme dans le cas de l’altise, par exemple, qui voit beaucoup de producteurs abandonner momentanément le colza parce qu’on a supprimé une des spécialités qui permettait de lutter contre cet insecte ravageur. Pour le glyphosate, les agriculteurs, très bien formés aujourd’hui, sont compétents ; ils ont des outils, les herses d’aujourd’hui ne sont pas celles de années soixante… En fait, c’est un problème de coût qui survient dans un contexte où on a supprimé une à une toutes les solutions chimiques qui existaient en interculture : paraquat, glufosinate, etc. Et la liste va continuer : dans quelques années, d’autres substances actives « clés » seront interdites. Les rendements pourraient baisser : on pourrait redescendre de soixante-quinze quintaux en système conventionnel à un niveau plus faible difficile à estimer. En revanche, il faudra être vigilant, il serait inacceptable que la baisse des rendements du blé nous conduise à aller nous approvisionner dans un pays où il restera moins cher. Une dernière réflexion peut-être : si l’interdiction du glyphosate était une décision politique propre et assumée, pourquoi pas ? Parce qu’on pourrait éventuellement plus tard, si l’on parvient à lever les doutes, revenir sur cette décision. Cette interdiction remet profondément en cause certains systèmes, mais je suis persuadé que si l’on prouve que le glyphosate est cancérigène2, les agriculteurs, tous, cesseront de l’utiliser.


  1. Afin d’apprécier les avancées du plan Ecophyto et les évolutions des usages des produits phytosanitaires, un indicateur de suivi du recours aux produits phytopharmaceutiques a été défini avec l’ensemble des parties prenantes, c’est le NODU : « NOmbre de Doses Unités ». Le Nodu « Vert Biocontrôle » permet de suivre le recours aux produits de biocontrôle soumis à autorisation, notamment utilisés en agriculture biologique mais également en agriculture conventionnelle ou en Zones Non Agricoles (ZNA) et ne contenant pas de substance active classée dangereuse. https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/documents//Methode_Le_NODU_Vert_Biocontrole_cle075897.pdf
  2. Mieux comprendre la controverse sur le glyphosate : http://controverses.mines-paristech.
    fr/public/promo17/promo17_G4/pages/articles/
    articleConflit.html

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2 Responses to [Glyphosate] Il nous a empêchés de penser

  1. GUY Pierre dit :

    Le glyphosate est l’exemple du dossier mal géré par notre système de protection des végétaux français.
    L’Anses a indiqué, dans une conférence présidée par Roger Weber, que les AMM [Autorisations de mises sur le marché] prenaient en compte les caractéristiques des produits phyto pharmaceutiques et non les quantités utilisées. Un produit ne peut être réduit à être bon ou mauvais. Les conditions d’emploi (ZNT, vent, matériel…), les quantités globales utilisées sont des éléments majeurs, les résidus retrouvés dans les productions végétales sont à prendre en compte autrement que par l’AMM. Il faut un suivi permanent, une régulation d’usage au fil du temps; il faut aboutir à une réduction des dépassements de norme des résidus : produits interdits, dépassement de LMR [Limite maximale de résidus]. L’échec est social, agroécologique, réglementaire.

  2. Pingback: Parce que rien n’est jamais simple 2022 - #02 [par Yann Kerveno] - L'agri

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