Publié le 14 avril 2020 |
0[Durable] Manger au plus que parfait ?
par Lucie Gillot
Manger durable on en rêve tous, n’est-ce pas ? En clair, il s’agit d’avoir un régime alimentaire dont l’impact sur l’environnement serait neutre, tout en étant sain nutritionnellement, rémunérateur pour les agriculteurs, respectueux des hommes et des animaux. Si tout le monde s’accorde sur les enjeux, la mise en pratique, elle, est loin d’être consensuelle. En effet, quels leviers activer ? L’agriculture biologique, la relocalisation de l’agriculture, la réduction de la consommation de produits animaux, le boycott de certains produits comme l’huile de palme ? Comment expliquer que cette question suscite des réponses différentes, aux accents parfois contradictoires ? Retour dans un premier temps aux fondamentaux. Il faudra voir, plus tard, comment la crise que nous traversons viendra rebattre les cartes.
Tapez « alimentation durable » dans n’importe quel moteur de recherche et un océan de possibles s’ouvre à vous. Ici, il faudrait réduire sa consommation de viande. Ailleurs, il convient de délaisser les hypermarchés pour les Amap 1 ou les producteurs locaux. Plus loin, il s’agit de privilégier les produits labellisés, de saison et bruts, au détriment des denrées ultratransformées. Vous pensez la liste close ? Que nenni, de la lutte contre le gaspillage à la promotion des variétés anciennes, les recommandations affluent de toutes parts. Difficile dans ce contexte de faire ses courses sereinement, sans se demander en permanence qui du café équitable, bio, « Rainforest Alliance » ou « Bird Friendly » va être le plus vertueux. À moins, bien sûr, d’opter pour la bonne vieille chicorée, nettement plus locale… Las d’éplucher sans cesse les étiquettes, certains auront tôt fait de télécharger quelques applis dédiées et ainsi déléguer à d’autres ce choix cornélien 2. Pourtant, l’alimentation durable a bien une définition de référence, qui plus est consensuelle, établie par la FAO en 2010 : « Les régimes alimentaires durables contribuent à protéger et à respecter la biodiversité et les écosystèmes, sont culturellement acceptables, économiquement équitables et accessibles, abordables, nutritionnellement sûrs et sains, et permettent d’optimiser les ressources naturelles et humaines. 3» Voilà, tout est dit. Ou presque.
Sens dessus dessous
Si cette définition a le mérite d’exister, son caractère très englobant la rend difficile à manipuler. Concrètement, d’une étude à l’autre, la question va être interprétée différemment, comme l’ont montré des chercheurs américains 4. Ayant passé au crible 113 études dédiées à la durabilité de l’alimentation et listé pour chacune d’elles les critères retenus pour la qualifier, ils révèlent que « les dimensions mesurées par la communauté scientifique pour déterminer le niveau de durabilité des modèles alimentaires ne reflètent pas l’intégralité de celle du cadre conceptuel de l’aliment durable ». Ainsi, sur les trente différents critères de durabilité recensés par ces auteurs, la composante « émission de gaz à effet de serre » reste la plus souvent mesurée, suivie de « l’utilisation des sols », puis de « la consommation d’aliments d’origine animale ».
Cette polysémie influe également sur les grands scénarios prospectifs élaborés pour nous aider à penser cette question (lire l’encadré L’Alimentation de 2050 à l’étude). Chercheur INRAE au sein de l’UMR AGIR, Antoine Doré note que « la construction des scénarios prospectifs met en lumière des définitions assez contrastées de ce qu’est l’alimentation durable5 ». Pour exemple, le sociologue cite les conclusions relatives à la consommation de viande des deux derniers scénarios en date, celui proposé par la commission EAT-Lancet et celui de TYFA (Ten Years For Agroecology), établi par l’IDDRI, un think tank facilitant la transition vers le développement durable.
En plaçant la biodiversité comme un enjeu important, Tyfa va mettre l’accent sur la préservation des grandes structures agroécologiques, en particulier les systèmes bocagers – prairies, mares, haies… Or, précise le chercheur, « cet aspect n’est pas pris en considération dans l’évaluation faite par EAT-Lancet, plus climatocentrée ». Conséquence, les deux scénarios aboutissent à des perspectives globalement similaires – celle de la diminution de la consommation de viande – mais avec des traductions différentes : EAT-Lancet recommande les poissons et les volailles alors que Tyfa privilégie la consommation de viande rouge, généralement très décriée, au regard des atouts de l’élevage extensif 6. Et il ne s’agit là que d’un exemple parmi une foultitude d’autres. Pour le chercheur, le choix des critères de départ confère « une portée politique à ces modèles ».
Rayons d’action
Outre ces considérations scientifiques, la question revêt une très forte dimension sociale, citoyenne diront même certains. Pour la saisir, il faut d’abord revenir aux sources du débat et au constat de la non-durabilité de nos systèmes agroalimentaires. Celui-ci se pose principalement dans les systèmes alimentaires industrialisés, « lesquels épuisent nombre de ressources non renouvelables, érodent la biodiversité, saturent et polluent les milieux. En plus de la dimension environnementale, la durabilité intègre également une dimension santé, du fait de l’aggravation de facteurs de risques et de pathologies dites de la modernité (obésité, maladies cardiovasculaires, certains cancers) auxquelles se greffent désormais les désordres liés aux polluants chimiques et plastiques, typiquement les perturbateurs endocriniens », détaille le socioéconomiste Nicolas Bricas7. Ce n’est pas tout. S’y ajoutent « la dimension sociale avec la plus juste répartition de la valeur, les conditions de travail et d’accès aux marchés, un nombre croissant de personnes ne disposant pas de moyens – en argent, en temps et en espace – d’accéder à une alimentation de qualité. Dernier élément, la gouvernance du système. Les évolutions de l’alimentation sont aujourd’hui largement guidées par une poignée d’acteurs privés, sans participation des citoyens, sans grande transparence ou redevabilité vis-à-vis de la société ».
Ce constat n’est pas l’apanage des chercheurs. D’autres acteurs – agriculteurs, citoyens, ONG – se sont eux aussi interrogés sur la viabilité du système et ont cherché des alternatives. Réduction de l’usage des pesticides (agriculture biologique), relocalisation de l’alimentation via les projets alimentaires de territoire ou les circuits courts, recherche d’une équité plus vertueuse dans les échanges commerciaux (vente directe, commerce équitable, magasin de producteurs…) en sont quelques exemples connus. Pour autant, et c’est là toute la difficulté de l’exercice, ces initiatives ne sont pas nécessairement synonymes d’une plus grande durabilité de notre alimentation. En témoignent par exemple les récentes mises en garde sur « le piège du tout local »8, ce dernier n’étant pas gage de pratiques agricoles favorables à l’environnement 9. Même son de cloche pour le bio : « Adopter une alimentation bio sans la “végétaliser” aura un effet contreproductif d’un point de vue environnemental, particulièrement en ce qui concerne les surfaces nécessaires à la production », comme le remarquait un article du dernier Sesame 10. Nulle solution miracle, donc, au casse-tête de l’alimentation durable. Pour beaucoup, nous allons devoir progresser dans notre capacité à penser et évaluer des systèmes complexes.
Reste enfin cette question cruciale, rarement évoquée ou de manière lapidaire : quid du rôle des acteurs du système agroalimentaire dans cette équation ? Régulièrement désignés comme les grands responsables aussi bien de l’érosion de la biodiversité que de l’épidémie d’obésité, peuvent-ils néanmoins être moteurs du changement ? Ou l’enjeu de la durabilité ne serait-il qu’entre les mains des mangeurs appelés de plus en plus à revoir la composition de leurs assiettes ? C’est tout l’enjeu du débat qui s’ouvre aujourd’hui (Lire l’entretien avec Nicolas Bricas).
L’alimentation de 2050 à l’étude
Il existe plus de 25 prospectives au sujet de la durabilité de l’alimentation. Souvent pensées à l’horizon 2050, elles ont généralement les mêmes postulats de départ quant aux enjeux démographiques (10 milliards d’individus sur terre), environnementaux (gestion des ressources en eau, dégradation de la biodiversité, effets du changement climatique) ou de disponibilité alimentaire pour nourrir sainement les êtres humains. Pour autant, toutes ne vont pas mobiliser les mêmes leviers pour y répondre, jouant de manière plus ou moins marquée sur les niveaux de rendements, les modifications des régimes alimentaires ou l’usage des terres. Outre Agrimonde, DuALIne ou AgrimondeTerra, travaux pionniers en la matière, citons parmi les derniers exercices prospectifs :
– Food in the Anthropocene, rapport de la commission EAT-Lancet, 2019
Mobilisant trente-sept experts internationaux, cette commission réunie par la fondation Eat s’est intéressée à la question de la durabilité à l’échelle planétaire. Ses conclusions ? « La transformation vers une alimentation saine d’ici 2050 nécessitera d’importants changements dans nos régimes alimentaires. La consommation mondiale de fruits, légumes, noix et légumineuses devra doubler et la consommation d’aliments tels que la viande rouge et le sucre devra être réduite de plus de 50 %. »
Source : https://eatforum.org/content/uploads/2019/01/Report_Summary_French.pdf
– Créer un avenir alimentaire durable, World Resources Institute (WRI), 2019
Réalisé en partenariat (Cirad, Banque mondiale, INRAE et d’autres), cet exercice prospective révèle qu’il faudra notamment « réduire la croissance de la demande alimentaire » en jouant sur les pertes alimentaires et l’adoption de régimes alimentaires plus sains ; « accroître la production alimentaire sans élargir la superficie des terres agricoles en augmentant la productivité » ou encore « augmenter les ressources halieutiques en améliorant les systèmes d’aquaculture et en gérant mieux la pêche ».
Sources : https://wrr-food.wri.org/ et https://www.cirad.fr/actualites/toutes-les-actualites/communiques-de-presse/2019/nourrir-la-planete-en-2050-sans-la-detruire.
– Ten Years for Agroecology in Europe (TYFA), IDDRI, 2018. Développé par l’IDDRI, le modèle Tyfa propose un projet agroécologique, à l’échelle européenne. Axée sur la question de la production alimentaire, cette projection permet néanmoins « d’analyser rétrospectivement le système alimentaire européen ». Elle s’appuie sur « la généralisation de l’agroécologie, l’abandon des importations de protéines végétales et l’adoption de régimes alimentaires plus sains à l’horizon 2050 ». Selon ses auteurs, « malgré la baisse induite de la production de 35 % par rapport à 2010 », le scénario permet de nourrir sainement les populations, de réduire fortement l’émission de gaz à effet de serre (45 %), et de restaurer la biodiversité.
Source : https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Etude/201809-ST0918-tyfa.pdf
– Afterres 2050, Solagro, 2016.
Afterres est un scénario élaboré par Solagro, structure associative spécialisée dans la transition énergétique, agroécologique et alimentaire. Fruit d’une réflexion multiacteurs, cet exercice prospectif a été conduit à l’échelle de la France. « Dans l’assiette 2050, on trouve simplement deux fois moins de viande et de produits laitiers que dans celle de 2010. Il y a aussi moins de sucre et davantage de légumes, céréales, légumineuses, fruits et fruits à coque».
Source : https://afterres2050.solagro.org/a-propos/le-projet-afterres-2050/
- Association pour le maintien d’une agriculture paysanne
- Voir par exemple l’article de La Croix, du 13/11/2017, « Des applis pour manger durable ».
- Site de la FAO.
- Durabilité de l’alimentation : comment la mesurer ? Cerin, 30 janvier 2017. Voir aussi l’article source, “A Systematic Review of the Measurement of Sustainable Diet”
- Entretien réalisé le 17 février 2020.
- Sans détailler ici la controverse, les raisons invoquées par Tyfa sont les suivantes : tout d’abord le rôle des systèmes herbagers dans le maintien de la biodiversité et le captage du carbone ; ensuite, la capacité des ruminants à valoriser l’herbe qui est une ressource non concurrentielle de l’alimentation humaine. Ce n’est pas le cas des monogastriques – porcs et volailles – nourris aux pois ou au maïs.
- « Le tout local est-il un piège ? » Mission Agrobiosciences, novembre 2019.
- Quand l’alimentation se fait politique(s),sous la direction d’Ève Fouilleux et Laura Michel, PUR, mars 2020.
- « On peut manger du local plein de pesticides », Le Monde, 24 février 2018. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/02/24/on-peut-manger-du-local-plein-de-pesticides_5262044_3232.html
- Comme évoqué dans les pages de Sesame n° 6, « Sans les végétaux, on se plante avec le bio ? » p. 15.