Quel heurt est-il ?

Published on 14 avril 2020 |

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[Manger durable] « Auparavant, chacun faisait son colibri »

Par Lucie Gillot

Dans le cadre du dossier “Manger durable“, un entretien avec Nicolas Bricas, socioéconomiste, chercheur au Cirad, UMR Moisa, titulaire de la chaire Unesco alimentations du monde et coresponsable du mastère spécialisé « Innovations et politiques pour une alimentation durable » (entretien réalisé le 25 février 2020).

« Manger durable », d’où vient cette notion ?

Nicolas Bricas : Il s’avère difficile d’établir un point de départ. En France, cette notion émerge dans les milieux scientifiques au moment de l’expertise collective INRAE-CIRAD DuALIne, qui a donné lieu à l’ouvrage Pour une alimentation durable 1. Quand nous avons démarré l’expertise, nous avons très vite élargi la question à celle des systèmes alimentaires durables qui, en plus des pratiques de consommation, englobaient la production alimentaire, la distribution ou l’approvisionnement des villes. Il y avait, de manière plus globale, une prise de conscience à l’échelle internationale de l’impact des régimes alimentaires sur l’environnement, avec une remise en cause de cette alimentation à bas prix qui a certes permis de nourrir le monde mais avec un coût environnemental et social très élevé.

D’autre part, le terme d’alimentation durable véhicule l’idée que le consommateur serait le moteur du changement et qu’il lui appartient de faire les choix pertinents en la matière. Ce n’est pas faux. On voit bien comment la demande oriente l’offre. L’intégration de produits issus de l’agriculture biologique dans l’offre des cantines scolaires est une demande des parents délégués. Reste que l’alimentation durable a également été promue par le secteur de l’offre pour faire porter la responsabilité sur le mangeur appelé à devenir un « consom’acteur ».

L’alimentation durable ne serait donc pas entre les mains des seuls consommateurs ?

Dire que les consommateurs sont les moteurs du changement est une vision politique. Bien sûr, ces derniers se sentent concernés par ces questions, beaucoup d’entre eux ayant l’impression que les choses leur échappent. Les pratiques de consommation constituent un moyen d’infléchir le système au même titre que le vote. Cependant, ce ne doit pas être la seule piste. D’une part parce qu’elle les fait porter seuls cet enjeu de la durabilité des systèmes ; d’autre part parce que l’attente des consommateurs en matière de durabilité se sature assez vite. Prenons l’équité. Il suffit d’acheter du café, un peu de chocolat, éventuellement quelques bananes équitables, pour avoir satisfait ses besoins. Idem pour le bio. Les travaux de Claire Lamine2 montrent que, oui, certains optent pour le tout bio mais que beaucoup d’autres n’en prennent qu’un peu. C’est une façon d’apaiser leur anxiété à l’égard des pesticides. Mais, en définitive, ils finissent par trouver cela un peu cher. Voilà pourquoi les consommateurs ne peuvent pas être les seuls acteurs de la grande transformation du système. Le secteur de l’offre doit aussi y prendre part. Il s’y engage aujourd’hui, très clairement. La question consiste désormais à déterminer à quel rythme il va changer.

LA FAO pose une définition très englobante de l’alimentation durable, générant une interprétation parfois différente de la question. Que nous enseignent les grands scénarios ? Y a-t-il des points de convergence sur ce que nous devrions entreprendre ?

Tous les scénarios n’arrivent pas exactement aux mêmes résultats car ils ne partent pas des mêmes hypothèses. Néanmoins, grosso modo, tous convergent pour dire qu’il faut à la fois changer le système de production et faire évoluer la consommation. Sur ce dernier point, il s’agit de réduire les pertes et les gaspillages, diminuer la part de produits animaux mais aussi tendre vers plus de frugalité, c’est-à-dire réduire la consommation de produits incorporant beaucoup de valeur ajoutée (énergie et ressources) pour être fabriqués, typiquement les produits ultratransformés. C’est bien le coût énergétique de notre alimentation qui doit être réduit, perspective pour le moins inquiétante pour le secteur agroalimentaire dont le cœur de métier est précisément d’accroître la valeur d’un produit.

Il y a aujourd’hui des filières ou des aliments qui cristallisent très fortement cette question de la durabilité. Citons notamment le soja brésilien, avec les débats autour de la déforestation, ou encore l’huile de palme. Face à cela, plusieurs projets et labels, soutenus aussi bien par des ONG que par des entreprises, tentent de promouvoir des filières huile de palme ou soja durables3. Faut-il aller dans ce sens ou l’enjeu de la durabilité se situe-t-il ailleurs ?

Tout dépend de ce que l’on met dans la notion de durable. Si on y intègre la question de la gouvernance, alors il faut bien parler de système car la question ne s’applique pas à des filières spécifiques. Le système alimentaire repose sur les épaules d’un certain nombre d’acteurs qui ont bâti leur puissance et leur richesse sur un système industriel. Ils vont nécessairement chercher à le défendre. Ainsi, on rencontre les mêmes problèmes dans toutes les filières à des degrés plus ou moins forts. Dans tous les cas, c’est le recours massif aux énergies et ressources non renouvelables ainsi que la saturation des milieux qui posent problème. Ramener la question de l’alimentation durable à quelques filières me semble être une erreur, même si on peut en avoir besoin emblématiquement pour démontrer des choses. Ajoutez à cela que l’enjeu n’est pas seulement environnemental mais également social. Ainsi, le risque est grand de voir quelques-uns s’accaparer les ressources.

Enfin, l’agriculture ne peut pas être uniquement à vocation alimentaire. Historiquement, comme le montre Benoît Daviron4, elle produisait de la nourriture mais également de l’énergie (traction animale) et des matériaux (bois, paille). Le passage au système qu’il appelle minier, basé sur les énergies fossiles et minières, comme la chimie, a permis de dégager l’agriculture des deux dernières fonctions pour qu’elle puisse se consacrer au volet nourricier. De là l’explosion de la production alimentaire qui a permis de réduire le coût de l’alimentation, favoriser l’urbanisation et donc le développement qu’ont connu nos sociétés. Ce schéma de développement pose aujourd’hui problème. La durabilité nous oblige à reposer la question de la finalité de l’agriculture. De mon point de vue, elle ne peut plus être qu’alimentaire (ou se réduire à n’être qu’alimentaire ?). Nous allons devoir revenir à une «multifinalité » de l’agriculture et, sans doute, concevoir des systèmes mixtes pour tirer profit de certaines combinaisons. Dans cette perspective, le raisonnement filière par filière devient inopérant, car trop fragmenté. D’où l’appel de certains à penser la multifonctionnalité. Belle perspective intellectuelle mais très compliquée à mettre en œuvre.

En tant que consommateur, on ne sait pas toujours quoi faire. « Manger durable » se traduit par tout un tas de recommandations, acheter local, bio, en circuit court, non transformé… Faut-il comprendre qu’on est sur une logique des petits pas, à savoir que c’est la multitude des actions qui va être efficiente, ou y a-t-il des grands leviers ?

C’est une très bonne question, à laquelle nous ne sommes pas bien préparés. Nous commençons à saisir toutes les dimensions de la non-durabilité. Reste que nous n’avons pas encore identifié les leviers véritablement transformateurs et activateurs. Il faudrait désormais avoir une vision plus systémique du problème. De mon point de vue, la première chose à mettre en œuvre, c’est la gouvernance. Autrement dit, le rééquilibrage des rapports de forces entre les acteurs et la constitution de contre-pouvoirs face à la puissance d’un oligopole d’acteurs qui tiennent le système et ralentissent sa transformation parce qu’elle met en péril leur pérennité.

Cela signifie que les consommateurs doivent s’organiser en pouvoir politique, en lobby. Personnellement, contrairement à Pierre Rabhi et à son « principe des colibris », je ne crois pas que l’action individuelle pourra être moteur du changement. C’est une vision très dépolitisée de la question. À un moment donné, il faut se fédérer et créer de nouveaux rapports de forces. Je m’intéresse beaucoup à ce qu’il se passe dans les villes et aux actions mises en place par les maires via les Food Policy Councils – les conseils de politique alimentaire. Le Canada et les États de la côte Ouest des États-Unis ont été les pionniers en la matière ; en France, les grandes métropoles se saisissent elles aussi de la question. Plus représentatifs de la diversité de la société, offrant la possibilité aux citoyens qui le souhaitent de s’engager sur ces questions, ces espaces peuvent constituer des contre-pouvoirs, particulièrement à partir du moment où ils tendent à se fédérer pour peser sur les échelles nationales, européennes voire mondiales. Alors qu’auparavant chacun faisait son colibri, je perçois un retour de la politisation de ces questions. Comme si tout un chacun avait pris conscience que ce n’est pas en achetant trois courgettes bio à l’Amap qu’il allait peser sur le système.

Quel rôle peuvent jouer les industriels ?

« Sans des décisions courageuses et décisives pour tout le secteur de la production alimentaire, le changement climatique va déstabiliser les systèmes alimentaires ». Déclaration d’une ONG environnementaliste ? Absolument pas. Ces propos émanent du PDG du groupe Cargill (Zonebourse, 07/01/2020). Et le géant américain, spécialisé notamment dans le commerce des tourteaux de soja et de maïs, n’est pas la seule multinationale à s’exprimer sur le sujet. En France, depuis quelques années déjà, le groupe Danone a mis un sérieux coup de volant avec, par exemple, un plan en faveur d’une agriculture durable. Invité à s’exprimer sur le sujet, Emmanuel Faber, PDG du groupe, n’a pas mâché ses mots, dénonçant « la standardisation et l’uniformisation globale des produits alimentaires », comme les « conséquences néfastes de la monoculture » (Europe 1, 21/01/2020). Plaidant pour une « relocalisation de l’agriculture » et la « réintroduction de la biodiversité dans l’alimentation », il prône l’idée selon laquelle les marques doivent devenir « activistes » sur ces questions (France Info, 21/02/2020).
Jusqu’à quel point un acteur industriel peut-il et doit-il s’investir ? Quelles actions mettre en œuvre concrètement sur le terrain ? Soucieux de recueillir la pluralité de points de vue, Sesame a sollicité le témoignage d’acteurs économiques engagés sur ce sujet. Le coup d’arrêt engendré par l’épidémie de coronavirus n’aura pas permis de concrétiser cet entretien. Il sera donc réalisé ultérieurement et publié sur le blog.



  1. Rapport disponible à cette adresse : https://www.cirad.fr/publications-ressources/edition/etudes-et-documents/dualine
  2. Les Intermittents du bio, éditions Quae, 2008.
  3. Citons par exemple la certification RSPO pour Roundtable on Sustainable Palm Oil, créée en 2004 pour la filière huile de palme ou encore la charte Duralim qui rassemble les entreprises de nutrition animale et qui vise à lutter contre la « déforestation importée », notamment celle induite par la culture du soja. Voir à ce sujet https://certification.afnor.org/environnement/certification-rspo-chaine-de-controle-supply-chain et https://www.duralim.org/
  4. Biomasse, éditions Quae, janvier 2020.

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