Publié le 18 avril 2019 |
0Des abattoirs « comme sur des roulettes »
Par Stéphane Thépot
En France, le débat généralement tabou sur la fin de vie des animaux de rente s’est longtemps focalisé sur la question des abattages « rituels ». La viande halal ou casher nécessite de faire appel à des sacrificateurs agréés par des représentants des religions musulmane et juive qui ne sont généralement pas salariés des abattoirs. De nombreuses associations dénoncent, dans le sillage de la fondation Brigitte Bardot, les dérogations à l’obligation d’un étourdissement préalable à la saignée des animaux, fixé par un décret de 1964. La presse régionale fait aussi régulièrement état de la découverte « d’abattoirs clandestins » à l’occasion de la fête musulmane de l’Aïd, faute de la présence des services vétérinaires obligatoires au moment d’égorger des moutons. Lors des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur les abattoirs, le député François Pupponi (PS), ancien maire de Sarcelles (Val d’Oise), a tenu à souligner que sa commune disposait d’un « abattoir mobile » spécialement dédié à cette journée. Dès 2004, Manuel Valls avait inauguré un abattoir similaire à Évry (Essonne), comme le confirme son fabricant, une entreprise spécialisée dans le matériel pour abattoirs de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne). Il s’agissait en réalité de conteneurs équipés et montés sur des remorques. Ces abattoirs modulaires, transportables et temporaires, n’ont qu’un lointain rapport avec un véritable abattoir mobile, agréé pour fonctionner toute l’année. Ils répondent à la demande de consommateurs urbains éloignés des abattoirs fixes, mais pas à celle des éleveurs ruraux. Certains moutons vendus en Île-de-France pour l’Aïd sont importés en bétaillères depuis l’Espagne.
Une formule d’abattage pérenne
Il existe pourtant au moins un camion-abattoir qui a déjà circulé en France. L’engin a été construit par un carrossier spécialisé dans les transports frigorifiques en Ardèche pour un couple d’éleveurs ovins de Bourgogne. Son prix est évalué à 300 000 euros. Une délégation d’éleveurs du Var a rendu visite au fabricant et a pu échanger avec le couple d’exploitants. La chambre d’agriculture du Var était intéressée par cette solution mobile, car il n’existe plus aucun abattoir dans le département. Pour l’Aïd, la préfecture du Var a autorisé six « abattoirs temporaires » en août 2018, dont trois exploitations agricoles. On est donc déjà dans le cas d’un abattage « à la ferme ». Au-delà de cette fête rituelle, la chambre d’agriculture souhaitait développer une formule d’abattage mobile pérenne. Mais l’investissement nécessaire pour faire agréer le camion en abattoir permanent a été évalué à plus d’un million d’euros. La chambre a donc décidé de jeter l’éponge et s’oriente désormais vers une formule « modulaire » fixe.
Semi-remorque
L’abattage des porcs est, par définition, à l’abri des polémiques sur les sacrifices rituels. Un éleveur du Sud-Ouest nous a toutefois rapporté le cas d’un « paysan-charcutier » gascon qui vend ses animaux « en vif » aux particuliers pour contourner la loi, puis les abat à la ferme dans des conditions similaires à la vente d’agneaux aux musulmans. La station de recherche sur la viande de l’Inra de Clermont-Ferrand, qui dispose de son propre abattoir expérimental, a conçu et testé scientifiquement une unité mobile d’abattage installée dans un semi-remorque de 12,50 m de long il y a déjà plus de quinze ans. Un groupe de quatre-vingt-seize porcs a été envoyé pour moitié dans un petit abattoir industriel alors que l’autre moitié a été abattue sur place. Les résultats de cette étude comparative, présentés en 2005 lors des journées de recherche porcine, démontrent que l’on peut abattre ces animaux dans un espace réduit et des conditions de travail correctes. L’objectif était de vérifier le stress des animaux. Chaque porc a été équipé de cardiofréquencemètre, car l’animal est particulièrement sensible au stress qui peut, dans certains cas extrêmes, rendre sa viande impropre à la consommation. Le taux d’adrénaline a également été mesuré dans les urines. L’étude a démontré que les animaux abattus sur place étaient moins stressés et la qualité des viandes mieux maîtrisée. Conclusion de l’étude : « À l’heure actuelle aucun abattoir mobile conçu pour petites espèces (porc, mouton) n’existe sur le marché. La France est bien placée pour le développement d’un abattoir de ce type, au vu de son importante production animale, et de la place considérable des produits du terroir sur son marché domestique. »
Il est impossible d’ôter un animal de son environnement sans le stresser
Cosignataire de l’étude, Claudia Terlouw relativise la portée de cette expérience restée sans lendemain. « Il est impossible d’ôter un animal de son environnement sans le stresser. L’abattage à la ferme peut être une solution pour diminuer le stress, mais il coûte plus cher et ne peut concerner marginalement que quelques filières misant sur des viandes de qualité », estime la spécialiste du stress animal de l’Inra. À l’inverse, Jocelyne Porcher milite pour une « mort digne » en insistant sur la qualité de la relation entre l’éleveur et ses bêtes, au-delà des techniques employées. Cette spécialiste du bien-être animal avait imaginé à la même époque un curieux prototype de bétaillère futuriste, en collaboration avec un designer. L’engin, propulsé par six roues motrices, devait être capable de se rendre jusque dans des fermes reculées de montagne et pouvait tracter une remorque d’abattage et une annexe frigorifique. Ce projet avant-gardiste est resté dans les cartons, mais la filière porc est sans doute celle qui voit le plus de projets d’abattoirs mobiles attendre le feu vert de l’expérimentation annoncée pour les quatre prochaines années.
« Ça rime à quoi ? »
« J’ai les plans d’un camion mobile », glisse Thierry Schweitzer, un « paysan-charcutier » à la tête de plusieurs boutiques en Alsace. L’éleveur, qui a développé son affaire artisanale en se démarquant des pratiques industrielles, avait cherché en vain à racheter un abattoir, raflé par le groupe Bigard. Le chef d’entreprise estime tout compte fait que c’est un mal pour un bien, et que l’abattoir mobile est « la meilleure solution ». Même dans des régions encore bien pourvues en abattoirs de proximité, comme le Pays basque où le succès des produits agricoles « identitaires » ne se dément pas, l’idée fait son chemin. « Ce n’est pas parce que c’est fait à la maison que c’est bien fait, mais ça peut aider à développer des filières courtes », se félicite Manu Berasateguy. Membre d’une longue lignée de bouchers-abatteurs et maquignons locaux, le jeune homme, qui a passé un CAP de boucher après de longues études supérieures, en profite pour montrer du doigt les pratiques de la grande distribution qu’il juge dommageables pour le bien-être animal : « À quoi ça rime de retrouver au supermarché du coin les vaches d’un éleveur du département qui ont fait des centaines de kilomètres pour se faire abattre en Bretagne ? »
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