Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


De l'eau au moulin

Publié le 6 avril 2021 |

1

[Covid-19] Le confinement : quelles conséquences sur l’expérience de la nature ?

Par Ruppert Vimal, CNRS UMR GEODE [Texte traduit de l’anglais et réorganisé par Anne Judas]

Avec la pandémie de la Covid-19 et le confinement, dans le monde entier, des milliards de personnes ont dû rester chez elles pendant des semaines. Quelles incidences cela a-t-il pu avoir sur leurs relations avec d’autres espèces ? Une équipe de chercheurs a enquêté en France.

Apparu en Chine en décembre 2019, le coronavirus SARS-CoV-2 s’est répandu dans le monde entier avant d’être identifié comme une pandémie en mars 2020 (OMS). Pour endiguer la propagation de l’épidémie de COVID-19, de nombreux gouvernements ont alors imposé de fortes restrictions : distanciation physique, arrêt des activités non essentielles et limitation des déplacements des personnes. Près des deux tiers de la population mondiale ont été invités à rester à la maison et placés en isolement de 2 à 8 semaines. Dans de nombreuses régions du monde, ces mêmes mesures drastiques ont été réactivées pour faire face aux deuxième et troisième vagues de la pandémie depuis avril 2020.

Des effets du confinement

Tandis que l’on cherchait à comprendre la dynamique de l’épidémie, de nombreux chercheurs ont étudié les conséquences aussi diverses qu’imprévues du confinement, en matière d’économie et de finance (Huo et Qiu 2020 ; Kanu 2020), de santé mentale (Guessoum et al., 2020 ; Singh et al., 2020), d’éducation (Mishra et al., 2020 ; Alvi et Gupta, 2020) ou de relations sociales (par exemple Dewitte et al., 2020 ; Sommerlad et al., 2020).
Ce confinement a même été une occasion unique, comme une expérimentation grandeur nature, pour la recherche environnementale. On a pu documenter ses conséquences sur les émissions de carbone (Evangeliou et al., 2020 ; Han et al., 2021), la qualité de l’air et de l’eau (Menut et al., 2020 ; Dutta et al., 2020 ; Chen et al., 2020), les perturbations sonores (Aletta et al., 2020 ; Basu et al., 2020) ou encore la pollution lumineuse (Bustamante-Calabria et al., 2020).

L’impact de la crise de la COVID-19 sur la biodiversité a aussi été évalué. On a surtout cherché à comprendre comment les espèces ont pu s’adapter aux transformations rapides de leur environnement et si la nature avait bénéficié de cette réduction sans précédent des activités humaines. Derryberry et al. (2020) ont par exemple montré que, avec la diminution du bruit de la circulation en baie de San-Francisco, le bruant à couronne blanche (Zonotrichia leucophrys) changeait la fréquence de son chant. Gordo et al. (2020) ont montré que, bien que les oiseaux soient devenus plus repérables dans les zones urbaines espagnoles, leur présence était la même. Avec cette zoonose, les liens intimes, complexes et interactifs entre l’homme, son environnement, et les non-humains ont été mis en pleine lumière à l’échelle mondiale (Gaynor et al., 2020).

Pour autant, l’impact du confinement sur les relations que les hommes entretiennent avec la nature, au sens de leurs interactions quotidiennes avec l’environnement et les êtres vivants, est peu documenté. Comment cette « anthropause » – un ralentissement radical des activités humaines (Stokstad, 2020) – peut-elle affecter l’expérience humaine de la nature ?

Au sein des sociétés modernes, les individus ont de moins en moins de contacts directs et quotidiens avec les milieux naturels, la faune et la flore (Turner et al., 2004 ; Soga et Gaston, 2016). Au Japon par exemple, les personnes âgées ont plus souvent été au contact de plantes à fleurs, et avec un cortège d’espèces plus diversifié que les jeunes générations (Soga et al., 2018). De même, aux Etats-Unis, la proportion d’enfants pratiquant des activités de plein air, ainsi que le temps qu’ils passent à l’extérieur, ont considérablement diminué au cours des dernières décennies (Hofferth, 2009).

Cette « extinction de l’expérience de la nature » (Pyle, 2011) a des conséquences néfastes non seulement sur le bien-être des individus, mais aussi sur leurs sentiments et comportements vis-à-vis de la nature et de la biodiversité. Ainsi, la crise écologique serait d’abord liée à une perte de sensibilité des sociétés modernes envers le(s) vivant(s) (Morizot, 2020). Il est donc essentiel de comprendre si la crise de la COVID-19 a pu affecter l’expérience humaine de la nature, et comment.

Quelques études ont montré combien l’accès aux espaces verts était important pour les habitants des zones urbanisées pendant le confinement (Biswas et Sen, 2020 ; Kleinschroth et Kowarik, 2020 ; Derks et al., 2020 ; Venter et al., 2020 ; Ugolini et al., 2020). D’autres ont étudié l’incidence du confinement sur les activités et comportements des ornithologues (Randler et al., 2020), ou comment les outils numériques et les portails virtuels avaient pu aider les individus à « entrer » en contact  avec la nature et réduire leur anxiété (Zabini et al., 2020 ; Jarratt, 2020). D’autres encore ont montré que la possession d’un animal de compagnie avait un effet positif sur la santé mentale et la solitude (Ratschen et al., 2020).

L’objectif de cette étude a été de montrer comment le confinement, en France, avait pu modifier la relation quotidienne des humains avec les autres êtres vivants.

A partir d’un questionnaire en ligne, j’ai d’abord évalué l’incidence du confinement sur la façon dont les gens observaient et interagissaient avec différentes espèces, ce qu’ils apprenaient de ces espèces, et comment ces dernières les aidaient à se sentir moins seuls. J’ai ensuite cherché à savoir si les personnes ayant différents profils étaient touchées différemment.

Le questionnaire

Le questionnaire, diffusé en français, en ligne et sur les réseaux sociaux, a porté sur la période du 8 avril au 11 mai 2020, date à laquelle a pris fin le premier confinement en France. 1292 personnes majeures et vivant en France métropolitaine l’ont rempli.

La première partie permettait de cerner le profil des participants : sexe, âge, situation au regard de l’emploi, niveau de diplôme, s’ils habitaient la ville ou la campagne et quels accès ils avaient à la nature (espaces naturels, parcs, jardin), s’ils étaient confinés seuls ou non et depuis quand. Une question – à laquelle seulement 575 participants ont répondu, à la suite d’une erreur technique – consistait à savoir s’ils étaient familiers ou non avec la gestion ou la protection de la biodiversité, du fait de leur éducation, de leur profession ou de leurs pratiques de loisirs.

La deuxième partie du questionnaire interrogeait l’effet du confinement sur les relations des répondants avec cinq groupes d’espèces : leurs animaux domestiques, leurs plantes et leurs arbres, les oiseaux, les animaux, les plantes et arbres extérieurs.  

Pour chaque groupe, trois questions permettaient respectivement d’évaluer l’incidence du confinement sur le temps passé par les participants à observer tel ou tel groupe d’espèces, ou à interagir avec elles ; de savoir s’ils avaient découvert de nouveaux traits comportementaux, biologiques ou morphologiques de ces espèces ; enfin de savoir s’ils s’étaient sentis moins seuls grâce à elles.

Les participants

J’ai obtenu un total de 1292 réponses complètes. La plupart des participants étaient des femmes (70 %), ne vivaient pas seuls (83,2 %) et avaient au moins un diplôme d’études secondaires (81 %). Quarante et un pour cent vivaient à la campagne, 39 % disaient avoir un accès direct à la nature lorsqu’ils sortaient, et 70 % avaient un jardin. Plus de la moitié des répondants avaient été confinés de 4 à 5 semaines, 11 % de 1 à 3 semaines et 30 % de 6 à 8 semaines. Cinquante-quatre pour cent étaient âgés de 18 à 40 ans, 32 % de 40 à 60 ans et 14 % de plus de 60 ans. Enfin, sur 575 répondants seulement, 32 % ont déclaré ne pas avoir de connaissances en matière d’étude, de gestion ou la protection de la biodiversité

L’impact du confinement

Dans l’ensemble, le confinement a eu un effet sur les relations entre les humains et les autres espèces, le plus remarquable portant sur l’observation et l’interaction des répondants avec elles. Plus de 65% ont déclaré avoir observé et interagi davantage avec leurs animaux et plantes ainsi qu’avec les oiseaux et plus de 40% avec d’autres animaux et plantes. 20 % et plus ont déclaré avoir appris quelque chose de nouveau sur les plantes domestiques, les animaux et les oiseaux, entre 10 et 15 % sur les autres plantes et animaux. Si 30 à 40 % des participants ont déclaré que les animaux, les plantes, les oiseaux les aidaient à se sentir moins seuls, le chiffre atteint 60% pour les propriétaires d’animaux.

Même si les participants sont plutôt des personnes diplômées, possédant un jardin et relativement familières de la nature, ces effets du confinement se retrouvent, plus ou moins, dans tous les profils.

Les participants ont passé beaucoup plus de temps que d’ordinaire à s’occuper de leurs plantes (taille, semis, arrosage) et de leurs animaux (toilettage, jeux) qu’ils ont appris à mieux connaître en s’intéressant à leur alimentation, leur sommeil, leurs réactions… De nombreuses personnes ont déclaré qu’elles avaient davantage observé leurs plantes et leurs arbres, et avec le printemps, la croissance des feuilles et l’apparition des premières fleurs. « […] Pour la première fois j’ai l’opportunité d’observer la croissance des semis et de me rendre compte qu’il y a des similitudes et de petites différences entre les tomates et les aubergines ». Dans l’ensemble, les répondants disent non seulement qu’ils interagissent et observent davantage, mais aussi qu’ils le font mieux et avec beaucoup plus de précision : « J’observe les moindres changements qui peuvent se produire, plusieurs fois par jour. Je les arrose régulièrement, je me rends compte de leur vitesse de croissance, de leurs besoins… ».

Ils ont aussi passé plus de temps à observer et à écouter les oiseaux, depuis leur balcon, dans leur jardin ou à l’extérieur pendant leurs promenades. Plusieurs personnes ont tenté de communiquer avec eux en sifflant : « Une ou deux fois, en marchant dans la rue, je répondais à un oiseau. Je pense que c’est parce qu’il y avait moins de gens et pas de voitures ». « Je siffle et j’ai parfois l’impression qu’ils répondent ».

Ils ont davantage pris soin des oiseaux en les protégeant de leurs chats, en les nourrissant, en installant nichoirs ou mangeoires. Des répondants disent en avoir appris sur les habitudes alimentaires des oiseaux, la variété de leurs chants, leurs différences de comportement et les interactions entre différentes espèces. Fait intéressant, ils ont souvent mentionné qu’ils observaient et apprenaient à connaître des individus bien identifiés : « Un oiseau, toujours le même, revient plusieurs fois chaque jour se poser près de la maison. Quand je lis, je m’arrête souvent pour l’observer et l’écouter ».

« Il y a un couple de rapaces qui plane toujours par deux au-dessus de la maison et un couple de rougequeues a niché entre le toit et la cheminée ».
Tous ont observé davantage les plantes et les arbres dans les espaces verts alentour ou dans les jardins voisins. Plusieurs les ont dessinés ou photographiés et disent avoir appris sur la croissance des plantes, les changements de couleur des feuilles et les floraisons. Bien que des participants aient regretté de n’avoir qu’assez peu accès à des plantes ou à des arbres dans leur environnement, certains ont mentionné que c’était aussi une sorte d’invitation à être plus attentifs : « Il n’y a qu’un peu de verdure chez moi. J’y vais marcher et je comprends la chance que j’ai, ainsi que la rareté de ces espaces. J’en profite pleinement, avec « gratitude » ».

L’accès à des espaces verts, voire l’interaction avec les plantes et les arbres, les réconfortaient : « En marchant, je touche les arbres, je les serre dans mes bras et je m’assois contre eux. Cela me régénère. J’ai ressenti un fort manque de nature, surtout au début du confinement. Mes promenades ont été très ressourçantes ».

Certains ont déclaré observer d’autres animaux (serpents, insectes, rats, lézards, écureuils) et leur comportement : « J’ai passé deux semaines à observer une abeille dans les trous de la porte de la véranda. Je l’ai vraiment observée pendant plusieurs heures. Je pense que je n’en aurais jamais pris le temps auparavant ». Si plusieurs personnes ont dit qu’elles devaient laisser ces animaux en paix (« Je ne veux pas empiéter sur leur territoire et sur leur vie ») d’autres ont mentionné qu’elles prenaient soin d’eux, en protégeant un animal d’un autre, ou en libérant des insectes qui s’étaient égarés chez elles.

Et comme pour les plantes et les arbres, plusieurs participants ont déclaré qu’ils ne passaient pas plus de temps avec ces animaux parce qu’ils n’avaient qu’un accès limité à la nature.

Le profil de l’observateur… ou de l’observatrice

Le profil des participants a pu jouer un rôle.

En particulier, le sexe des personnes interrogées est déterminant : quelles que soient les espèces considérées ou l’effet étudié (observation/interaction, apprentissage, solitude) l’effet du confinement est plus marqué chez les femmes que chez les hommes.

Si le fait de vivre en ville ou au contraire à la campagne ne semble pas avoir eu d’incidence sur la sensibilité des répondants au confinement, les gens qui ont un jardin, vivent près d’un parc ou à proximité de milieux naturels ont été plus impactés.

D’autres caractéristiques des participants ont eu une incidence sur leurs réponses.

Les personnes âgées étaient globalement moins touchées que les autres.

Les personnes instruites semblaient plus sensibles dans leur observation/interaction avec les plantes et les oiseaux, mais elles déclaraient plutôt moins que les autres que leurs animaux les aidaient à se sentir moins seules.

Les personnes vivant seules ont été plus sensibles au fait que leurs plantes et leurs animaux les aidaient à lutter contre la solitude, mais elles ont au contraire été moins sensibles en termes d’observation, d’interaction et d’apprentissage.

Les participants qui connaissaient déjà la biodiversité ont été plus touchés par le confinement et plus sensibles aux oiseaux, qui les ont aidés à se sentir moins seuls.

Les personnes confinées plus longtemps semblent avoir développé une sensibilité plus élevée aux espèces a priori les moins accessibles, à savoir les plantes.

Le retour de la nature

Le confinement a donc bien eu des effets sur la relation des humains avec les autres espèces. Divers récits apparaissent dans les réponses quant à la façon dont les gens prenaient plus soin de leurs animaux de compagnie, observaient la croissance quotidienne des plantes, nourrissaient les animaux sauvages, sauvaient des insectes, apprenaient à connaître un oiseau particulier, etc. Non seulement ils ont déclaré qu’ils observaient et interagissaient davantage avec les espèces non humaines, mais aussi qu’ils apprenaient de nouvelles choses à leur sujet et qu’ils se sentaient moins seuls grâce à elles.

Si elle a été une occasion de prendre du recul, de comprendre les « graves conséquences d’un déséquilibre des processus naturels façonnés au fil des millénaires » (Bang et Khadakkar, 2020), la zoonose a d’abord été un moyen de renouer concrètement avec la nature.

Les espèces non humaines n’ont pas seulement reconquis l’espace (Pearson et al., 2020 ; Gordo et al., 2020), mais aussi la vie quotidienne des humains, ce que l’on pourrait voir comme un pas encourageant vers une meilleure prise en considération de la biosphère. En effet, nous savons qu’un changement dans l’expérience que nous avons de la nature peut avoir un impact, de manière indirecte, sur sa préservation (Chan et al., 2016; Prévot et al., 2018; Cazalis et Prévot, 2019).

De nouvelles expériences peuvent donc naître de changements sociétaux, mais de façon différenciée, on l’a vu, selon les profils.

Il est peu probable que deux mois, voire une pandémie d’un an ou deux, transforment durablement la relation des êtres humains avec les autres êtres vivants. Cependant, si comme le disent Bang et Khadakkar (2020) « la réponse mondiale concertée et urgente à la COVID-19 devrait ouvrir la voie à des réponses similaires aux crises écologiques mondiales », il est intéressant de constater que ces réponses elles-mêmes peuvent transformer l’expérience que les humains ont de la nature.

A l’échelle du monde entier, le confinement montre qu’un changement majeur dans la société peut déclencher cette expérience, mais aussi qui peut être le plus touché.

Les expériences de la nature sont complexes et diversifiées, inscrites dans des contextes sociaux, culturels et politiques (Clayton et al., 2017). L’une de nos principales conclusions est que les personnes ne sont pas égales devant des changements tels que ceux induits par le confinement.

Alors qu’il est admis que l’humanité doit renouer avec la nature et développer une nouvelle sensibilité envers les autres êtres, il est important de considérer ces questions à la lumière des organisations sociales et politiques des sociétés humaines.

Remerciements : Marylou Guillemede, Borbala Goncz, Jean-Luc Demonsant

Références bibliographiques (ici)


Tags: , , , , , , , , ,




One Response to [Covid-19] Le confinement : quelles conséquences sur l’expérience de la nature ?

  1. Jean-François DUMAS dit :

    « il est admis que l’humanité doit renouer avec la nature et développer une nouvelle sensibilité envers les autres êtres » Il est admis par qui ? La tournure impersonnelle est bien commode.
    Bien que l’occidentalisation du monde soit en voie d’achèvement, « l’humanité » ne se réduit pas aux sociétés occidentalisées et ce n’est pas qu’une question de nombre, mais plus fondamentalement une question conceptuelle avec des implications éthiques.
    Autre remarque je ne sais plus qui disait que le meilleur ami de la Nature était le pilier de bistrot car i n’y mettait jamais les pieds avec le problème qu’il était difficile de l’intéresser au sort de cette dernière. De ce point de vue, le confinement, c’est l’idéal s’il conduit comme l’indique l’article à s’intéresser à la nature sans pour autant y mettre les pieds.
    Mais de quelle nature parle-t-on ? Un espace vert, ce n’est pas de la nature au pire de l’horticulture, au mieux un peu de naturalité en cage. Un jardin potager, de l’agriculture, un lieu où ne sont guère tolérées les plantes sauvages qui ont le toupet de s’y inviter ! et je ne parle pas des animaux domestiques qui, si l’on excepte les « nouveaux animaux de compagnie », sont effectivement domestiques, c’est-à-dire des artefacts selon l’expression de J. B. Calicott.
    Cela dit, j’ai trouvé cet article très intéressant !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut ↑