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Union Libre côte d'ivoire cacao

Publié le 16 mai 2023 |

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Côte d’Ivoire. Le cacao rend-il pauvre ?

Par Pierre Ricau, agroéconomiste et chargé de mission chez Nitidae1, une association  de préservation de l’environnement et de renforcement des économies locales. ©Diorne Zausa

C’est lors du colloque annuel de la Chaire Unesco Alimentations du monde, le 3 février 2023, que Pierre Ricau a décrit la condition des producteurs de la filière cacao en Côte d’Ivoire. Une filière volontiers vilipendée – « le cacao a bon dos », commence-t-il d’emblée – dont il convient de mieux connaître les mécanismes socioculturels à l’œuvre, pour ne pas rester aveugles à quelques rares points positifs. Son intervention in extenso.

Quels sont les coûts, en termes sociaux et environnementaux, de notre goût pour le chocolat ? Pour l’Européen, le cacao vient de loin. Il est produit dans des conditions souvent méconnues. Ainsi, qu’en est-il de la sécurité et de la rémunération de la main-d’œuvre, ou encore du travail des enfants ? Qu’en est-il également de l’usage des pesticides, de leurs impacts sur la santé, ou de la déforestation ? Voilà quelques éléments de réflexion.

La filière cacao a bon dos… Elle fait beaucoup parler d’elle ces dernières années, se voyant critiquée, particulièrement sous l’angle des problèmes sociaux dans les plantations, du travail des enfants et des enjeux environnementaux de déforestation. En Côte d’Ivoire, cette filière est plutôt emblématique de la petite agriculture familiale d’Afrique et plus généralement des pays en développement dans lesquels on observe une grande précarité. Pour certaines populations, le principal – voire unique – capital réside dans la seule force de travail.

« Fruit d’or » et pauvreté2

cacao

Le cacao rendrait-il pauvre ? Son prix varie selon les années, en fonction de l’offre et de la demande, mais, en moyenne, les producteurs gagnent l’équivalent de 7% de la valeur de la tablette de chocolat. C’est parfois moins dans d’autres filières agroalimentaires.

Comparons le cacao avec une filière entièrement locale : celle de l’attiéké, une semoule de manioc consommée dans toute l’Afrique de l’Ouest. C’est l’un des principaux aliments des régions tropicales humides aujourd’hui – même si le manioc n’est pas d’origine africaine. Cette filière est artisanale, on n’y trouve ni grands commerçants ni industriels. Là, la répartition de la valeur semble plus favorable aux producteurs, lesquels perçoivent 30% de la valeur du produit final. Mais au kilogramme, le prix de la fève de cacao est 30 fois celui du manioc ! Bien que le manioc produise beaucoup plus (10-15 tonnes/ha, contre 600-650 kg/ha pour une bonne cacaoyère), un hectare ne rapporte que 150 à 200 euros, contre 750 à 1250 euros pour un hectare de cacao. Les Ivoiriens ne s’y sont pas trompés : par opportunité économique, ils ont déforesté pour planter des cacaoyères. 

Dans ces zones, les salaires versés aux travailleurs sont nettement plus élevés que dans les parcelles vivrières, et encore plus supérieurs aux salaires du nord du pays, dans les zones de savane. Il existe ainsi des écarts de richesse très importants entre d’une part, les zones de cacao (et celles de caoutchouc et d’huile de palme), et d’autre part, les zones nord de la Côte d’Ivoire. Écart qui se creuse avec les zones frontalières qui touchent le Sahel, le Burkina Faso, le Mali ou la Guinée. Ainsi, en zone cacaoyère ivoirienne, moins de 50% de la population rurale est sous le seuil de pauvreté contre plus de 70% dans le nord du pays.

Flux d’argent, flux d’enfants

Ces inégalités favorisent les flux de populations et des producteurs sans scrupules – comme il peut y en avoir à peu près partout – ont ainsi mis en place des trafics de main-d’œuvre venant du nord du pays, du Burkina Faso, du Mali… Au point que des trafiquants ont rempli des bus d’enfants pour les emmener travailler à la récolte, pour écabosser le cacao3. Depuis une vingtaine d’années toutefois, des mesures de contrôle sont prises. La Côte d’Ivoire et la communauté internationale luttent contre ces ‘traites’ d’enfants. A la frontière avec le Burkina, des contrôles et des arrestations de trafiquants sont attestés.

Ce sont souvent leurs parents ou leurs tuteurs au pays qui sont rémunérés pour envoyer les plus jeunes. Lesquels, en l’absence de proches, sont à la merci de mauvais traitements dans les plantations. Mais, pour comprendre le phénomène, il convient d’abord de pointer l’état de l’offre scolaire et même de l’état civil. En Côte d’Ivoire, dans les zones cacaoyères, seulement 60% des enfants sont enregistrés à la naissance. Chaque année, avec la natalité et les migrations, des centaines de milliers d’autres sont ainsi privés d’état civil, sans lequel ils ne pourront fréquenter l’école. Dans certaines zones des fronts pionniers du cacao, plus de la moitié des individus qui y vivent et des enfants y naissant ne sont pas de nationalité ivoirienne : ils sont migrants non enregistrés. Là encore, la scolarisation est impossible.

« Une grande partie de la déscolarisation d’enfants est liée à ces accidents de la vie »

Cette dernière est par ailleurs payante. Seul un producteur de cacao qui exploite un ou deux hectares en Côte d’Ivoire fait partie, au bout de 15 ans, des agriculteurs aisés et peut faire face à la scolarisation de ses enfants. En revanche, lui, les autres adultes de la famille ou les jeunes constituent l’intégralité de la main-d’œuvre. Sans sécurité sociale et sans assurance accident, quand survient par exemple une malaria en plein pic de récolte, tout retard pris est une perte. Une grande partie de la déscolarisation d’enfants est liée à ces accidents de la vie. Comme il n’existe pas de machine à écabosser performante, le travail reste manuel, pénible, et pour cette raison le cacao s’est développé principalement dans ces pays que les grands producteurs, notammant brésiliens, ne peuvent pas concurrencer en termes de main-d’œuvre.  

Sachant que les accidents de la vie jouent beaucoup sur la capacité à mettre en culture, à produire et à améliorer les pratiques, il y a là un enjeu fort : mettre en place un système, si ce n’est de sécurité sociale, au moins d’assurance ou de caisse accident au sein des coopératives de producteurs de cacao. Dans le commerce équitable et bio, ces organisations savent mieux mettre en place ce type d’outils et prendre en charge le coût d’un salarié remplaçant.

Lire aussi : « Du commerce équitable à la démocratie alimentaire »

Innovations à la sauce soja

Pour beaucoup de producteurs familiaux en Afrique de l’Ouest et ailleurs, qui ont accès à la terre, la mettre en valeur a un coût très élevé : c’est la quantité de travail qu’il faut pour défricher et labourer. Avec une houe, retourner un hectare demande une énergie considérable. Leur force de travail et leur santé sont les principaux facteurs de production.

Un homme en bonne santé peut cultiver un hectare et demi à deux hectares ; malade, il va réduire à un demi ou un quart d’hectare. Le terme de « prolétaires » s’applique dès lors à ces producteurs du XXIe siècle au sens où Marx l’entendait : ils ne possèdent rien d’autre que leur force de travail.

En Afrique de l’Ouest, beaucoup de jeunes arrivent à l’âge adulte alors que peu de terres sont disponibles. Aussi un nombre croissant de ces jeunes prolétarisés cherchent-ils à se rendre là où leur force de travail vaut le plus cher, et pour cette raison, les principales migrations se font depuis les zones sahéliennes vers les zones côtières.

Mais, de plus en plus,  ces migrants qui ont gagné les zones cacaoyères du Sud réinvestissent l’argent gagné dans de nouvelles cultures rentables, avec succès. Dont la noix de cajou et le sésame qui ne rapportent pas autant que le cacao, mais beaucoup plus que le maïs ou le manioc.

Lire aussi : « Sahel : travailler dans le cacao… pour cultiver du sésame »

On observe également des innovations, comme la filière soja au Togo. Il ne s’agit pas d’un projet d’ONG, d’une petite filière tirée par la demande de soja bio, dont la valeur serait produite en Europe. Mais d’une vraie filière locale de transformation du soja qui s’est développée en dix ans : c’est désormais la deuxième culture du pays derrière le maïs. La légumineuse enrichit les sols et environ 25% de la production est consommée localement. La population a adapté les recettes asiatiques : tofus cuisinés de différentes façons appelés « fromage de soja », « moutarde de soja » (un produit fermenté extrêmement nutritif), sauces soja. Quelle créativité et quelle spontanéité les ont faits entrer en dix ans dans les habitudes alimentaires ! Aujourd’hui, c’est probablement la première source de protéines pour la population togolaise.

Déforestation et cacao

La déforestation est un phénomène à la fois lié à la « rente cacaoyère » et aux migrations des travailleurs et des planteurs4. Qu’en est-il alors du cacao dit « zéro déforestation » ? Une réglementation s’élabore dans l’Union européenne5. Mais, en Côte d’Ivoire, il ne reste que deux ou trois forêts, dont une où vivent des éléphants, devenus rarissimes. Trop tard pour la régulation, donc, mais globalement, dans l’Union européenne, ne sera plus accepté de cacao planté sur une parcelle où il y aurait eu de la forêt à la date du 31 décembre 2020.  Un cacao « de second choix » qui s’écoulera ailleurs, sans que soient réglés les problèmes de déforestation. On aura seulement créé un marché de niche.

De fait, il faut avant tout des politiques de conservation, c’est-à-dire… des gardes forestiers. Ainsi que des politiques de développement du territoire et des investissements autour des forêts afin d’éviter que les locaux ne les coupent pour en tirer des revenus. C’est un travail complexe (celui que fait Nitidae6) de trouver des activités qui vont créer ou permettre le développement économique sans occuper la forêt. La sensibilisation environnementale compte, mais ne suffit pas.

LIRE AUSSI :


  1. https://www.nitidae.org/qui-sommes-nous/association
  2. NDLR : l’expression est de Jorge Amado. Le cacao a fait une certaine richesse au Brésil : https://www.babelio.com/livres/Amado-La-terre-aux-fruits-dor/19250
  3. La cabosse de cacao est un gros fruit contenant entre 50 et 150 g de fèves fraîches. Il faut l’« écabosser » (la fendre) pour faire sécher les fèves et récolter le cacao.
  4. Voir à ce sujet les travaux de François Ruf : https://www.cahiersagricultures.fr/articles/cagri/abs/2021/01/cagri200244/cagri200244.html, et ses articles dans Sesame
  5. Voir : https://www.agrobiosciences.org/environnement-120/article/deforestation-importee-l-union-europeenne-touche-du-bois
  6. https://www.nitidae.org/actualites/un-magnifique-reportage-sur-notre-approche-du-projet-redd-de-la-me-pour-un-cacao-durable-luttant-contre-la-deforestation

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