De l'eau au moulin

Published on 15 juin 2020 |

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Concilier production à l’herbe et biodiversité : l’exemple de la rotation écologique

Par Bertrand Dumont et Anne Farruggia, INRAE, UMR Herbivores


Les prairies permanentes constituent sous nos latitudes un important réservoir de biodiversité. Alors que les prairies de montagne diversifiées ont jusqu’ici été relativement épargnées l’enjeu de nos travaux est de proposer des modes de conduite des parcelles et des troupeaux qui permettent de produire des biens alimentaires et de préserver cette biodiversité.

Prairies et biodiversité

Les théories écologiques supposent que les habitats diversifiés, dans notre cas des prairies permanentes de montagne composées d’une mosaïque de placettes d’herbe haute et rase, présentent des atouts vis-à-vis de la biodiversité prairiale.

En effet, une première hypothèse clé est que les habitats hétérogènes sont plus diversifiés car des espèces végétales différentes poussent dans les zones maintenues rases par le pâturage des animaux et dans les zones hautes. Par ailleurs, nombre d’espèces d’insectes et d’oiseaux préfèrent, selon leur mode de vie, les couverts végétaux ras ou plus hauts, ces derniers pouvant aussi jouer un rôle de microclimat et protéger les insectes et les couvées d’oisillons des prédateurs.

Une seconde hypothèse clé est l’hypothèse trophique selon laquelle une augmentation de l’intensité de floraison des prairies bénéficierait aux insectes butineurs qui se nourrissent du nectar des fleurs. A noter que les prairies permanentes de montagne gérées de manière à ce que l’herbe reste haute une partie de la saison de pâturage sont également plus fleuries.

La « rotation écologique »

Compte tenu de ces deux modèles théoriques, nous avons supposé qu’il serait intéressant pour l’entomofaune d’exclure une partie des parcelles du pâturage au pic de floraison. Ce dispositif dit de « rotation écologique » a été conçu avec Thierry Leroy, gestionnaire de milieux au Parc Naturel Régional des Volcans d’Auvergne. La rotation écologique a été systématiquement comparée à un pâturage continu au même chargement (le nombre d’animaux exprimé dans une unité standard, l’UGB pour unité de gros bétail, ramené à la surface pâturée), considéré comme la conduite de référence.

Les parcelles conduites en rotation étaient divisées en quatre sous-parcelles, dont l’une était mise en défens (i.e. « au repos ») en juin-juillet au moment du pic de floraison. Une telle pratique permet de disposer de couverts de hauteur variée (c’est « l’hétérogénéité structurale » du couvert) et favorise leur floraison. Elle devrait donc accroître la biodiversité prairiale sans pour autant pénaliser la production de l’exploitation puisque le chargement global ne baisse pas. Concilier ainsi performances animales et biodiversité est ce qu’on appelle une solution « gagnant-gagnant ».

Les quatre essais de l’Herbipôle

Quatre essais successifs d’une durée de deux ou trois ans chacun ont été conduits à l’Herbipôle sur les sites de Marcenat et de Theix.

  • Le premier essai a permis de comparer les deux conduites en pâturage bovin, des génisses de 18 mois à Marcenat (1100 m d’altitude, 1169 mm de précipitations moyennes entre 1965 et 2010). Le chargement élevé – de 1,6 UGB/ha – a conduit à une hauteur d’herbe moyenne d’environ 9 cm avec un pic à 20 cm au moment de la pousse de printemps dans les sous-parcelles mises en défens.
  • Le deuxième essai, toujours en pâturage de génisses était réalisé à un chargement allégé – 1,15 UGB/ha. Le couvert était donc plus haut, 21-24 cm en moyenne avec un pic à 45 cm dans les sous-parcelles mises en défens.

Dans ces deux essais les mesures de biodiversité ne portaient que sur l’abondance et la richesse spécifique des papillons1.

  • Le troisième essai a été réalisé avec des brebis de 3 ans à Theix (900-950 m d’altitude, 788 mm de précipitations en moyenne durant les deux années de mesure). Le chargement allégé (1,35 UGB/ha) a généré un couvert d’en moyenne 21 cm, avec un pic à de 40 cm dans les parcelles mises en défens. Les mesures de biodiversité portaient sur les papillons et les bourdons2.
  • Le quatrième et dernier essai a été réalisé à Marcenat et a permis de comparer l’intérêt de cette pratique en pâturage bovin et ovin. Nous avons utilisé des génisses Charolaises de 18 mois et des brebis Limousines adultes. Le chargement élevé – 1,75 UGB/ha – a toutefois permis d’atteindre des hauteurs d’herbe proches de 25 cm au moment de la mise en défens. Les taxons d’insectes étudiés étaient les papillons, les bourdons et les carabes3.

Rotation écologique ou pâturage continu ?

Comparé au pâturage bovin continu, un pâturage tournant en « rotation écologique » permet de doubler l’abondance des papillons et d’accroître systématiquement leur richesse spécifique sans pénaliser la croissance des génisses. Seule une année où la croissance de l’herbe était limitée au printemps a conduit à retirer tous les animaux des parcelles pâturées en rotation, d’abord quelques jours fin juillet puis à nouveau début septembre, l’herbe n’ayant pas suffisamment repoussé dans les sous-parcelles non mises en défens. Cela représente une baisse de près de 20% du nombre de journées de pâturage par rapport au pâturage continu. Si la pousse de printemps est limitée, mieux vaut donc opter pour une rotation classique, sans mise en défens, où les animaux changent de parcelle toutes les une à deux semaines selon la saison. Celle-ci permet de maintenir des couverts de hauteur variée sans risque de surpâturage.

Avec un chargement allégé, la mise en œuvre de la rotation écologique est moins risquée vis-à-vis des performances animales, mais elle présente moins d’intérêt pour la biodiversité au regard d’un pâturage continu qui génère dans ce cas, lui aussi, une mosaïque de végétation avec des placettes fleuries. Le gain en papillons permis par la rotation écologique n’était plus que de 30-35% en pâturage bovin et il était nul en pâturage ovin. Les espèces de papillons avaient la même diversité dans les deux modes de conduite.

Les bénéfices de la rotation écologique sont moindres en pâturage ovin qu’en pâturage bovin. En effet les ovins exercent une plus forte pression de sélection sur les plantes à fleurs lorsqu’on les introduit à nouveau dans les sous-parcelles précédemment mises en défens. Les différences de population de papillons et de bourdons sont donc moins marquées entre les deux modes de conduite en pâturage ovin qu’en pâturage bovin. Pour les bourdons, un bénéfice de la rotation écologique a toutefois été observé en pâturage ovin même au chargement allégé probablement parce que la forte sélection du trèfle blanc (une ressource alimentaire majeure pour les bourdons) par les ovins dans les parcelles pâturées en continu les rendaient moins attractives.

Quelques espèces de papillons localement rares tels que Adscita geryon, Pyrgus cartham, Pyrgus malvae ont été observées mais à des fréquences trop faibles pour pouvoir réaliser des analyses statistiques. Toutefois les espèces rares privilégiant les zones d’herbe haute telles que Zygaena purpuralis et Mellicta parthenoides pourraient bénéficier de l’habitat créé par la rotation avec mise en défens. Alors que cette conduite bénéficie largement aux papillons et aux bourdons, aucun effet n’a été observé sur l’abondance et la richesse spécifique des carabes. Ceci s’explique probablement par la diversité des modes de vie au sein de ce taxon, dont les espèces dépendent moins systématiquement des plantes à fleurs.

Une solution « gagnant-gagnant »

Ces essais démontrent que la richesse spécifique des couverts prairiaux dépend de la manière dont le chargement est appliqué. Conformément aux hypothèses, exclure une partie des parcelles du pâturage au pic de floraison permet d’accroître la variété des hauteurs d’herbe dans le couvert et l’intensité de floraison des prairies, sans pour autant baisser le niveau de chargement du système. Ainsi gérées, les prairies constituent un habitat privilégié pour l’entomofaune, comme l’indiquent l’accroissement de l’abondance et de la richesse spécifique des populations d’insectes butineurs, dont certains ont un rôle majeur dans le service de pollinisation.

La capacité productive du système n’est pas affectée dès lors que la pousse de l’herbe est suffisante au printemps. Il est donc possible de concilier production à l’herbe et biodiversité dans les systèmes herbagers de montagne en adaptant la conduite des troupeaux.

En pâturage ovin, les bénéfices sont moins nets : la forte sélection alimentaire des brebis sur les plantes à fleurs entraîne leur recul dans le couvert.

Par ailleurs, il faut aussi se questionner sur la conduite ultérieure des parcelles temporairement mises en défens, dans lesquelles le pâturage sélectif des animaux, une fauche ou un pâturage hivernal peuvent annihiler les bénéfices observés. Attirer les insectes dans un milieu très favorable que sa gestion rendrait ensuite défavorable conduirait à ce qu’on appelle un « piège écologique ».

Nos observations démontrent également qu’une pratique ne procure pas un bénéfice absolu. La compréhension des mécanismes sous-jacents (prélèvement par les animaux, écologie des groupes d’insectes, etc.) est primordiale pour proposer des pratiques adaptées au contexte, plutôt que des solutions « clé en main ». Ces travaux permettent de concevoir une gestion agroécologique des prairies dans lesquelles les pratiques de pâturage sont à adapter aux potentialités du milieu, aux fluctuations annuelles de pousse de l’herbe, et à l’espèce qui pâture.

  1. Farruggia A., Dumont B., Scohier A., Leroy T., Pradel P., Garel J.P., 2012. An alternative rotational stocking management designed to favour butterflies in permanent grasslands. Grass and Forage Science, 67, 136-149, doi : 10.1111/j.1365-2494.2011.00829.x
  2. Scohier A., Ouin A., Farruggia A., Dumont B., 2013. Is there a benefit of excluding sheep from pastures at flowering peak on flower-visiting insect diversity? Journal of Insect Conservation, 17, 287-294, doi : 10.1007/s10841-012-9509-9
  3. Ravetto Enri S., Probo M., Farruggia A., Lanore L., Blanchetête A., Dumont B., 2017. A biodiversity-friendly rotational grazing system enhancing flower-visiting insect assemblages while maintaining animal and grassland productivity levels unvaried. Agriculture, Ecosystems and Environment, 241, 1-10, http://dx.doi.org/10.1016/j.agee.2017.02.030

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