Quel heurt est-il ?

Published on 19 janvier 2018 |

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[bien-être animal] Quand les omnivores minorent la souffrance animale.

Entretien avec Nicolas Treich1

Alors que nous affirmons aimer les animaux, par quel tour de passe-passe arrivons-nous à gérer la culpabilité générée par leur consommation ? En minimisant la souffrance animale. Un éclairage nouveau sur le « paradoxe de la viande ».

Pourquoi vos recherches actuelles portent-elles sur la question du bien-être animal ?
Nicolas Treich : M’intéressant à cette question pour des raisons personnelles, j’ai regardé les publications académiques existant sur le sujet. Et, surprise, si la littérature est importante en philosophie ou en sociologie et dans les sciences de l’animal, comme l’éthologie, peu de recherches ont été menées en économie, à part celles sur ce que le consommateur est prêt à payer pour le bien-être animal.

Selon vous, quels sont les enjeux ?
Les animaux sont partout, dans nos assiettes, nos vêtements, nos meubles ; ils nous accompagnent dans nos vies (les chiens, chats…), nous les chassons ou pêchons, les utilisons pour l’expérimentation médicale et nous les admirons au zoo, au cirque ou sur les champs de course. Mais j’ai commencé par le sujet principal, en termes d’enjeu économique et de souffrance animale : la consommation de viande.

La France compte entre un et deux millions de végétariens (soit 2 ou 3 fois plus que les agriculteurs), et de plus en plus de gens ne mangent de la viande qu’occasionnellement (les flexitariens). Ces tendances lourdes ne concernent donc pas uniquement la niche des végétariens et peuvent avoir des implications économiques importantes pour le futur. Or, très peu d’études économiques nous permettent de comprendre le moteur de ces tendances : l’élément déterminant est-il la santé, l’environnement, le bien-être animal ? Pourquoi les végétariens adoptent-ils des choix aussi extrêmes ? Sont-ils irréversibles ? Dépendent-ils du revenu, de l’éducation, de l’entourage familial ou social ?

Plus généralement, que se passera-t-il si nous commençons à changer nos habitudes de consommation de viande dans les pays développés ? Les pays en développement, en phase d’augmentation, vont-ils suivre la même voie que la nôtre dans les années 60, ou bien sauter une étape pour aller vers une décroissance ? Si, à terme, des techniques alternatives produisent de la viande végétale ou cultivée in vitro à un goût quasi-identique, un prix abordable, avec peu d’externalité environnementale et pas de souffrance animale, les consommateurs seront confrontés à un choix. Consommer des animaux pourrait alors apparaître comme un choix dégoûtant voire sadique. Notre rapport à l’animal pourrait alors complètement évoluer.

Enfin, l’un de mes domaines d’expertise est l’analyse coût-bénéfice, la méthode économique standard d’évaluation des politiques publiques. Indépendamment de l’aspect bien-être animal, il y a beaucoup à dire sur le secteur de la viande (et de l’élevage) qui apporte d’importants bénéfices économiques aux consommateurs et aux producteurs, mais qui génère aussi des coûts environnementaux et sanitaires considérables pour la société. Et il est reconnu que les politiques publiques mises en place pour gérer ces coûts externes sont à ce jour limitées et peu efficaces.

Comment avez-vous abordé cette question du bien-être animal ?
Au fil de mes lectures, j’ai repéré plusieurs sujets. Or l’un d’entre eux m’apparaît central, « le paradoxe de la viande » : les gens aiment les animaux et, en même temps, aiment la viande. Chacun d’entre nous fait face à un conflit moral, à une dissonance cognitive. Comment arrivons-nous à le gérer ? Pour faire simple : soit en réduisant ou en éliminant notre consommation de viande, soit en nous voilant la face sur la réalité des conditions d’élevage.

Il est intéressant d’explorer, avec une approche scientifique, cette hypothèse psychologique que les gens se voilent la face. Avec deux étudiants de TSE (Nina Hestermann et Yves Le Yaouanq), nous avons utilisé un des modèles récents de mon collègue Jean Tirole, prix Nobel d’économie, qui a appliqué des modèles mathématiques classiques d’asymétrie de l’information (qui concerne deux agents différents, comme un régulateur et une entreprise) à des modèles où c’est la même personne qui gère, de manière intra-personnelle, ce problème d’asymétrie. Grâce à la théorie moderne de l’économie comportementale, qui introduit des hypothèses psychologiques, nous ne sommes plus de simples Homo œconomicus avec des anticipations rationnelles. Jusque-là, ces modèles comportementaux sur la dissonance cognitive n’avaient été appliqués que modestement, sur les donations par exemple. Mais, avec la viande, nous proposons une application qui concerne les choix journaliers de milliards d’individus. La difficulté est que le processus d’automanipulation des croyances est subtil, probablement inconscient pour le sujet et donc invisible pour le chercheur. Ce dernier essaie alors de repérer des traces de ce processus et d’étudier, empiriquement, l’effet d’un changement de certains paramètres du modèle.

De quels paramètres s’agit-il et qu’avez-vous observé ?
Par exemple, quel est l’effet de l’augmentation du prix de la viande ? Nous avons obtenu un  résultat surprenant, qui mérite d’être testé empiriquement : si le prix de la viande augmente, il y a une réduction beaucoup plus forte de la consommation que celle qui existerait si les gens n’étaient que de simples Homo œconomicus. Car il y a un double effet : 1) le prix augmente, je consomme moins, et 2) effet supplémentaire, étant donné que je consomme déjà moins de viande, j’ai moins besoin de me mentir, et je consomme donc encore moins de viande. Nos travaux suggèrent alors que si nous avions une politique de taxation de la viande, la baisse de sa consommation pourrait aller très vite.

Côté empirique, nous avons mis en place en France, en juillet 2017, une enquête auprès d’un échantillon représentatif de 2 921 adultes. Nous avons compté 2520 omnivores,  335 flexitariens (définis comme ceux qui mangent de la viande quelques fois par mois ou par an) et 66 végétariens (ce qui correspond à la proportion avancée dans d’autres enquêtes d’environ 2 à 3% de la population française). Afin de tester la théorie selon laquelle plus on consomme de la viande, plus on se voile la face, nous leur avons posé des questions « objectives » sur le bien-être animal.

Quel type de questions ?
Par exemple, trois millions d’animaux (poulets, vaches, porcs, lapins etc.) sont tués en France dans les abattoirs chaque jour. L’estimation médiane de cette valeur par les omnivores et les flexitariens est pourtant de 100 000. Or, les végétariens sous-estiment beaucoup moins cette valeur. Autre exemple, 85% des porcelets sont castrés à vifs dans les élevages français. L’estimation moyenne des omnivores est largement en dessous de la réalité (55%), alors que les flexitariens (65%) ou les végétariens (80%) sont plus réalistes. Au fil des questions, nous avons ainsi trouvé que les omnivores ont tendance à minorer plus fortement que les flexitariens et les végétariens la souffrance des animaux d’élevage, ce qui est compatible avec le « paradoxe de la viande ».

Une conclusion simple de notre étude s’impose : une meilleure information des consommateurs sur les conditions d’élevage pourrait être un levier d’action pour réduire la consommation de viande. Etant donné que les omnivores sous-estiment la souffrance animale pour ne pas culpabiliser, ils devraient naturellement réduire leur consommation de viande si on les confronte à la réalité.

  1. Économiste spécialiste de l’analyse coût-bénéfice et de la théorie de la décision, directeur de recherche à l’Inra, responsable du groupe d’économie de l’environnement à l’Ecole d’Economie de Toulouse (TSE).

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One Response to [bien-être animal] Quand les omnivores minorent la souffrance animale.

  1. Le paradoxe de la viande est un fantasme végan : ” les gens aiment les animaux et, en même temps, aiment la viande. Chacun d’entre nous fait face à un conflit moral, à une dissonance cognitive.” Il se trouve que ce ne sont pas les mêmes espèces que nous aimons et que nous mangeons. Et le choix n’est pas biologiquement déterminé mais culturellement puisque les espèces ne sont pas les mêmes selon les cultures.

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