Quel heurt est-il ?

Published on 6 décembre 2021 |

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[Alimentation durable] Les précaires privés de débat

Par Lucie Gillot 

Un dialogue entre Lorana Vincent, coordinatrice nationale de l’association Vrac, et Nicolas Bricas, socioéconomiste au Cirad, titulaire de la chaire Unesco Alimentations du monde. 

Nicolas Bricas, vous insistez depuis quelque temps sur le fait que le débat sur l’alimentation durable est porté par une minorité, au détriment d’autres points de vue. D’où vient ce constat ? 

Nicolas Bricas : Il provient d’un décalage entre deux discussions engagées avec les citoyens de la région Occitanie. La première a eu lieu lors de l’élaboration du plan alimentaire régional en 2018. Celle-ci s’est traduite par la tenue de réunions publiques ouvertes à tous, auxquelles ont notamment été conviés des habitants ayant auparavant répondu à un sondage sur ce thème. J’introduis la rencontre montpelliéraine. Dans la salle, 200 personnes : hommes, femmes, plus ou moins âgés… tous blancs. Au fil de la discussion, je comprends que ce sont des individus déjà au fait d’un certain nombre de choses en matière de durabilité de l’alimentation qui boivent mes paroles. Deux ans après, la région organise une convention citoyenne : une centaine de personnes ont été tirées au sort pour plancher sur trois questions, sans lien avec l’alimentation. Coup de fil des organisateurs à l’issue de la première réunion : les participants n’ont parlé que de ça ! Ils souhaitent auditionner des experts sur ce sujet et m’invitent à intervenir. Devant eux, je tiens le même propos que la fois précédente. Mais, contrairement à cette première expérience, je suis interpellé rapidement sur les questions environnementales et sociales, avec des désaccords assez vifs de certains participants. Le débat s’engage entre nous tous. De cette riche expérience, je retiens ceci : lorsque j’interviens dans des rencontres dites participatives et ouvertes à tous, n’y viennent ou ne s’y expriment que des individus déjà convaincus par ce que je leur explique. Ce constat s’est vu conforté par les thèses défendues par l’historien Pierre Rosanvallon depuis des années, qui montre qu’une partie de la population n’est pas entendue sur ses difficultés. Elle n’a pas d’instance à sa portée pour donner son point de vue. 

Lorana Vincent, au regard de votre expérience de terrain, partagez-vous ce constat ? 

Lorana Vincent : Je ne peux pas rester insensible à cette analyse. L’expérience que nous avons à Vrac (voir encadré), où nous côtoyons des gens qui vivent quotidiennement la précarité alimentaire, nous amène à faire le constat d’un non-débat. Quand vous êtes économiquement sur la corde raide, l’alimentation ne peut pas être autre chose qu’une marchandise dont vous scrutez le prix. Dans ce contexte, le frein économique devient un frein à l’expression. Vrac tente de rompre ce mécanisme en proposant des espaces de réappropriation de l’alimentation. Lors des réunions des groupements d’achat, les gens échangent et collaborent pour mieux consommer ; des prises de conscience individuelles s’opèrent.

Lorana Vincent : « Parfois, les freins ne sont pas qu’économiques ; l’offre alimentaire varie également considérablement d’un territoire à l’autre. Dès lors, proposer un débat sur l’alimentation durable, quand il n’y a pas d’offre sur votre territoire et que vous avez le sentiment que ce n’est pas pour vous, génère une violence double. » 

Ce que l’on observe c’est que, à partir du moment où les personnes ont la possibilité de goûter, de donner leur avis, de choisir, les langues se délient, les pratiques évoluent. J’ai entendu plusieurs fois des mères de famille me dire que, depuis qu’elles achètent leurs compotes chez Vrac, elles tentent d’acheter les mêmes types de produits lorsqu’elles n’ont pas la possibilité de les commander chez nous. Nos adhérents nous font également part de leurs préoccupations, des tiraillements et multiples injonctions qu’ils subissent au quotidien. Parfois, les freins ne sont pas qu’économiques ; l’offre alimentaire varie également considérablement d’un territoire à l’autre. Dès lors, proposer un débat sur l’alimentation durable, quand il n’y a pas d’offre sur votre territoire et que vous avez le sentiment que ce n’est pas pour vous, génère une violence double. 

N. B. : D’autres éléments s’y ajoutent, d’ordre méthodologique cette fois. Il y a parfois une tendance à orienter le débat via la question posée. J’ai par exemple fait l’expérience d’une conférence citoyenne où les animateurs me demandaient d’intervenir pour montrer en quoi les circuits courts et le bio sont bien. Il faut que nous soyons attentifs à ne pas projeter nos propres fantasmes. Ensuite, les instituts de sondage utilisent des méthodes qui vont elles aussi donner une image incomplète du réel. Je l’ai constaté lors d’une enquête sur l’alimentation réalisée avec des sondeurs qui, sans doute involontairement, tentaient de trouver dans les résultats de quoi conforter leurs idées. Autre exemple : pour des questions de coût, certains instituts utilisent internet pour mener leurs enquêtes, en sélectionnant les individus ayant le bac, au motif que ces derniers savent écrire et se servir des outils numériques. Or, selon les dernières données Insee , 52 % des individus de plus de vingt-cinq ans n’ont pas le bac et seulement 20 % ont un diplôme supérieur à bac + 2. Cela veut dire que près de la moitié de la population n’est pas consultée ! Je rejoins donc Lorana Vincent dans son analyse. Finalement, le frein économique devient un frein politique. À partir du moment où vous n’avez non seulement pas accès matériellement à l’alimentation mais pas davantage à la possibilité de donner votre point de vue, vous êtes totalement exclu de l’équation. Une porte ouverte vers le ressentiment et, de fil en aiguille, la défiance, suggère ainsi P. Rosanvallon dans son dernier ouvrage « Les Épreuves de la vie ». 

L. V. : J’ajouterai qu’il est extrêmement culpabilisant de prendre conscience que non seulement ceux qui produisent sont mal payés mais que, en outre, vous n’avez pas la possibilité de les rémunérer dignement. Voilà pourquoi nous organisons régulièrement des rencontres entre nos adhérents et les producteurs, pour que se nouent des alliances qui déjouent ces inégalités. C’est très puissant. 

Arrivez-vous également à déjouer les inégalités démocratiques ?

L. V. : Voilà sept ans que l’association existe à Lyon. Premier constat : notre démarche prend tout son sens dans la durée. Il n’est pas toujours évident de faire entrer les gens dans l’association mais nous constatons que, une fois entrés, ils y restent durablement. Autre enseignement, les changements ne s’opèrent pas en un jour. Cependant, nous observons au fil des rencontres un impact sur la vie de nos adhérents, autant dans leur rapport à l’alimentation ou à la santé que dans les relations sociales. Reste que ces effets sont encore trop individuels. Notre prochaine étape : porter une parole collective. À ce jour, bien que Vrac commence à être médiatisée et présente dans les instances où s’esquissent les politiques publiques, nous nous exprimons toujours au nom de nos adhérents. Notre objectif désormais est qu’ils deviennent acteurs de ces débats. Nous y travaillons activement avec d’autres associations. 

Nicolas Bricas : « Il existe un décalage entre d’un côté ceux qui prônent la réduction pour diverses raisons – environnementales, sanitaires, éthiques – et de l’autre ceux qui ne comprennent pas qu’on leur impose ce choix. »

Selon vous, quel est le risque de cette forme d’asymétrie démocratique à court ou moyen terme ?

N. B. : La fracture sociale. Les changements de comportement ont souvent été initiés par les classes aisées, imitées par les classes moyennes puis par les classes populaires. Mais il est à craindre que cela ne fonctionne plus. Il y a un risque réel de rupture au sein de la société, avec une frange de la population qui a le sentiment d’être exclue, de ne pas avoir la parole, de ne même pas être comprise. Cela se ressent notamment au travers des discours sur la réduction de la consommation de viande dans les cantines scolaires. À Montpellier, certaines associations défendent, bec et ongles, la suppression d’une alimentation carnée des menus, sans même se soucier du fait que, pour certains enfants, il s’agit du seul endroit où ils peuvent manger de la viande. Il existe un décalage entre d’un côté ceux qui prônent la réduction pour diverses raisons – environnementales, sanitaires, éthiques – et de l’autre ceux qui ne comprennent pas qu’on leur impose ce choix. Or il n’y a pas de véritable mise en débat de ces questions, d’échanges sereins entre les différentes parties prenantes, alors même que nous avons besoin d’un vrai projet de société sur nos modes de production et de consommation. 

L. V. : Le risque d’avoir une société à deux vitesses n’est pas un mythe. Il y a de surcroît une position extrêmement moralisatrice sur ces questions. De ce point de vue, le cas de la viande est édifiant. Nous aussi, dans notre association, nous tentons de promouvoir une alimentation moins carnée, mais par d’autres voies. Par exemple, en organisant des concours de cuisine créative où le défi consiste à réaliser un couscous sans viande et à le déguster ensemble. C’est autrement plus valorisant et cela place le plaisir au premier plan. 

N. B. : J’évoquais la thèse de P. Rosanvallon selon laquelle l’exclusion mène au ressentiment, lequel fait le lit de la défiance et des théories du complot. Je suis extrêmement sensible à cette analyse qui nous alerte sur le fait que nous perdons littéralement contact avec une partie de la population. On ne sait plus rien d’elle, de ce qu’elle vit, de ce qu’elle pense. Actuellement, c’est le secteur associatif qui tente de recoller les morceaux, de maintenir le lien. Réussirons-nous à retrouver des mécanismes de fonctionnement collectif ? 

Justement, quelles pistes pour retrouver une forme de débat démocratique partagé ? Y a-t-il des sujets trop souvent absents des discussions, comme la question du prix, de l’accès ? 

L. V. : Comme indiqué précédemment, nous allons tenter d’initier le débat avec nos adhérents et, plus globalement, avec les personnes confrontées à la précarité alimentaire. Je pense qu’il est important de partir des préoccupations des personnes et de s’affranchir de toute idée préconçue. Peut-être l’accès économique sera-t-il un élément important, peut-être que les inquiétudes porteront sur autre chose comme la nature de l’offre de proximité et le fait que l’on ne trouve pas près de chez soi certains produits en lien avec sa culture alimentaire… Nous devons éviter toute posture surplombante visant à imposer notre avis pour, tout au contraire, laisser de la place au vide et à l’écoute. Bien évidemment, c’est une posture subtile et ténue mais qui pourra, je l’espère, produire une réflexion pertinente, identifier des objectifs communs, fédérer – aussi – les énergies pour faire bouger les lignes. En effet, l’alimentation durable ne doit pas être une question individuelle, laquelle se résume souvent à un appel à la responsabilité et à la vertu, propos inaudible pour quiconque connaît la précarité alimentaire. L’alimentation doit être une question politique.

N. B. : J’avoue avoir été très enthousiasmé par la démarche des conventions citoyennes mais quelque peu déçu par l’usage qui en a été fait. Pour le moment, elles n’ont pas abouti à de fortes mesures politiques. Mais elles sont quand même venues bousculer les rapports de forces qui maintiennent le statu quo. J’en suis arrivé à la conclusion que cet outil est peut-être plus pertinent à l’échelon local qu’à l’échelle nationale, à condition bien sûr qu’il s’accompagne de prises de décisions politiques qui tiennent compte des propositions faites. Sans cela, il perdra de son intérêt et ne fera qu’alimenter un peu plus le ressentiment actuel. Pourquoi l’échelon local ? Parce que les élus sont plus proches du terrain, en relation directe avec leurs concitoyens. Lorsque la métropole de Montpellier a élaboré sa politique agroécologique et alimentaire, les maires des communes limitrophes ont bien rappelé qu’ils étaient élus non pas sur des paroles mais sur des actes et que le processus devait donc aboutir à des changements concrets, perceptibles par les habitants. Voilà pourquoi je crois plutôt que c’est localement que la dynamique peut être lancée. Reste qu’il faudra ensuite fédérer les démarches engagées dans les territoires pour pouvoir peser à l’échelle nationale et par-delà les frontières – sur la PAC par exemple. In fine, c’est une question de rapport de forces. 

En VRAC : Acronyme de Vers un Réseau d’Achat en Commun, VRAC est une association qui vise à développer des groupements d’achat dans les quartiers prioritaires. Implantée historiquement à Lyon, elle a essaimé dans plusieurs grandes villes, de Marseille à Nantes et, tout récemment, en zone rurale. Le principe : permettre l’accès du plus grand nombre à des produits issus de l’agriculture paysanne, biologique ou équitable, en les proposant à prix coûtant (pas de frais intermédiaires). L’association vient également d’obtenir l’agrément pour l’aide alimentaire avec, comme objectif, d’étendre cet accès aux personnes en situation de grande pauvreté. 

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One Response to [Alimentation durable] Les précaires privés de débat

  1. gilbert espinasse says:

    Ces analyses et propos me paraissent être particulièrement d’actualité et urgents au vu de l’évolution catastrophique de notre société humaine actuelle Tout ceci n’étant que la résultante des bases utilisées pour ériger notre monde : la compétition !!! Hélas , la compétition, c’est la guerre ” propre” : il faut battre l’autre ! mais jusqu’à quand ? Plus on monte dans cette “pyramide” ,plus les élus se font rares ….Voila l’explication de notre nouveau monde : une minorité détient presque tous les moyens planétaires disponibles …..Comment pouvoir encore s’afficher comme société développée culturellement ? Comment une telle situation peut elle espérer- et doit elle – durer ?
    Je vais peut être trop loin et trop vite mais on ne peut pas rester sur nos acquis , la révolte gronde !
    Plus nous attendrons et plus le changement deviendra ardu !….., mais pourtant ,Quel bilan de notre petit passage terrestre ? Que laissons nous à nos successeurs ? Du courage mes amis et nous y arriverons !

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