À mots découverts

Published on 12 juin 2017 |

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[Chiffres] « Une moyenne qui n’a pas de sens » [2/9]

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Par Valérie Péan.

Tentons de prendre à la lettre cette invitation à l’intelligence des choses, en débusquant, à travers différents pans de la recherche scientifique, la part d’impensé qui pourrait se nicher dans la reprise et l’usage d’un certain nombre de chiffres. Dans le domaine agricole et alimentaire, il en est qui frappent les esprits, alimentant des logiques économiques, des discours politiques et même certaines orientations scientifiques et techniques, tel ce 9,7 milliards de bouches à nourrir en 2050. Une donnée brandie comme un chiffon rouge par la Fao mais surtout par nombre d’acteurs publics ou privés, et assortie d’un impératif : augmenter la production agricole mondiale de 60%. Mais ces informations quantitatives sont-elles fiables et d’où sortent-elles ?

« Cela fait sérieux »

Prenons d’abord les fameux 9,7 milliards : « Il s’agit d’une projection moyenne, effectuée par la Division Population des Nations-Unies (NU)» explique Gilles Pison 1, directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques (Ined). « A la source, les données sont fournies  par les Etats. Reste que certains ne disposent que de statistiques partielles, faute de recensements et d’état civil fiables. Dans ce cas, les agents des NU sont obligés de faire des hypothèses basées sur des approches macroéconomiques ». Obligés ? « Les statisticiens ont horreur du vide », sourit G. Pison. « Alors c’est vrai, ils ont tendance à remplir les cases vides, quitte à passer pour des pythies. D’autant que les chiffres sont un peu sacralisés. Cela fait sérieux. Par ricochet, ceux qui les calculent sont des gens sérieux. »

Des cases vides ainsi remplies par des évaluations, il y en a bien des exemples. Parmi eux, la  République  du Congo où les agences ont dû plusieurs fois réviser leurs extrapolations. D’où, en 2000, des estimations sur la population totale qui variaient de 3,85 millions pour les agences des NU à 2,85 millions selon d’autres organismes tout aussi sérieux, dont le bureau américain du recensement, le Census.

Même chose en Corée du Nord, ainsi que le signale le géographe Gérard-François Dumont 2 : « Pendant des années, en l’absence de toute information, les agences des NU ont estimé que ce pays étant communiste, il devait connaître des conditions sanitaires meilleures que celles de la Corée du sud. Il a fallu 25 ans pour qu’on se rende compte de l’écart entre les projections et le réel ». Parfois, ajoute-t-il, c’est sciemment qu’on « oublie » de tenir compte de certains facteurs dans le scénario projeté : « Pour le Sierra Leone, les agences ont longtemps nié les effets de la guerre civile (ndlr : 120 000 morts de 1991 à 2002). Elles ont fait comme si le conflit n’existait pas. »

Reste que ces projections, pour s’ajuster au réel, font l’objet de révisions constantes, qui interviennent formellement tous les deux ans. Ainsi, jusque dans les années 2000, ces révisions n’ont cessé d’être à la baisse, car « à partir des années 70/80, la croissance démographique a été moins forte que prévue, avec une décrue plus rapide que prévue du taux de natalité en Asie et en Amérique Latine », explique G. Pison.  En revanche, depuis 10 ans, les révisions s’effectuent plutôt à la hausse, « notamment parce que l’évolution de la fécondité en Afrique baisse beaucoup plus lentement que ce qui était escompté. » Un continent qui pourrait ainsi abriter un quart de la population mondiale dans 30 ans. 

Une moyenne qui n’a pas de sens

Du coup, se pourrait-il que le chiffre de 9,7 milliards soit fiable ? Selon G. Pison,  « 2050, c’est très proche pour un démographe. C’est un horizon à 33 ans, qui équivaut à une génération. La plupart des habitants de 2050 sont déjà nés. Il reste à calculer le nombre de ceux à naître, ce qui dépend du nombre de femmes en âge de procréer et du niveau de fécondité. Quant au nombre de décès, en général, on se trompe peu ». Un point que tempère G.F. Dumont, même si, pour lui aussi, cette projection démographique est assez facile à réaliser. Mais il tient d’abord à relever les imprécisions de langage à laquelle elle donne lieu. « Ce chiffre ne constitue pas une prévision et encore moins une prédiction. C’est le résultat d’un jeu d’hypothèses. Nous devrions utiliser systématiquement le conditionnel quand nous le reprenons, car c’est une moyenne entre deux scénarios : un scénario bas de 8,1 milliards d’humains et un scénario haut  de 10,6 milliards, soit une différence de 2,5 milliards d’humains! » Ce qui n’est pas sans conséquences en termes d’estimation de l’offre alimentaire nécessaire…

Mais alors, quel intérêt et quel sens cela a-t-il pour les agences onusiennes (ainsi que pour les Etats et certaines entreprises)  de mettre en avant, non pas cette fourchette, mais leur point médian ? « Faire peur », tranche G.F. Dumont. Tout en tenant au préalable à dire son admiration pour le travail effectué par les Nations-Unies, il explique : « A travers ce chiffre apparemment spectaculaire, les agences cherchent à légitimer leur rôle et leur travail pour pérenniser leur financement ».

Apparemment spectaculaire ? « Oui, car il alimente l’idée d’une explosion démographique due à une natalité débridée », précise le géographe, « alors qu’en fait, depuis 40 à 50 ans, nous assistons à une décélération du taux moyen d’accroissement naturel avec entre autres, un taux de natalité qui a baissé de près de la moitié et une fécondité moyenne passée de 5 à 2,5 enfants». Un ralentissement du en grande partie au phénomène de transition démographique 3 dont le processus est achevé dans de nombreux pays. « D’ailleurs, si la population mondiale a quadruplé lors du siècle dernier, c’est nullement à cause d’une natalité effrénée comme on le pense couramment, puisque le taux de natalité a en réalité diminué, mais  en raison de la chute de la mortalité due à des progrès inédits ».

(suite)

  1. Gilles Pison, Directeur de recherche à l’Ined, équipe Démosud et pôle Perspectives Internationales, est également enseignant à l’école des Ponts ParisTech et rédacteur en chef de la revue « Population et Sociétés ».
  2. Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe. Il est professeur à l’Université Paris IV – Institut de Géographie. En dehors de ses multiples expertises et auditions, il préside l’association et revue éponyme « Population & Avenir ».
  3. Transition démographique : période pendant laquelle une population passe d’un régime de mortalité et de natalité élevées, à un régime d’abord de basse mortalité puis, dans un second temps, de faible natalité, les parents tenant compte de la chute des mortalités infantile et infanto-adolescente. Au cours de cette période qui se déroule pendant plusieurs décennies, on enregistre donc dans un premier temps une forte augmentation de la population, laquelle connait ensuite une décélération.




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