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À mots découverts

Published on 12 novembre 2019 |

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[Transparence] Une confiance aveugle ?

Par Valérie Péan

Après le greenwashing, marques et entreprises sont sommées de laver plus blanc que blanc… transparent ! Dans les rayons alimentaires, c’est le triomphe du verre, du blister et de l’incolore pour que les produits se mettent à nu. Un grand déballage qui va bien au-delà du packaging ou de l’étiquette : norme esthétique et morale, valeur refuge, solution miracle aux arnaques et à la défiance, la transparence se donne en spectacle, mais gare à sa lumière aveuglante.

Souvenez-vous. Fin des années 1970, Coluche étrille l’absurdité des mensonges publicitaires. Le nouvel Omo qui lave plus blanc que blanc ? « Blanc, je sais ce que c’est comme couleur. Moins blanc, je me doute. Ça doit être gris clair. Mais plus blanc que blanc… Maintenant j’ose plus changer de lessive, j’ai peur que ça devienne transparent. » Eh bien, aujourd’hui, plus personne n’en a peur, de cette transparence, au contraire. Devenue synonyme de vérité et gage d’honnêteté, cette notion clé de nos sociétés actuelles relèverait d’une injonction des consommateurs et citoyens que nous sommes. Après le greenwashing, nous voilà donc plongés dans le grand bain du translucide et de la vérité nue jusque dans les arrière-cuisines et les envers du décor, que ce soit dans le champ politique ou celui des affaires, dans les domaines du design, de l’architecture, de la mode ou, en l’espèce, de l’alimentation. 

Dans ce dernier secteur, les exemples abondent. C’est Saint-Mamet qui lance fin 2018 la première conserve longue durée transparente ou, l’été dernier, Tropicana qui troque ses briques cartonnées pour des bouteilles en plastique incolore, emboîtant le pas d’autres marques sur le chemin de la pureté virginale, tels Pago ou Innocent. Le message est limpide : nous n’avons rien à masquer… Mais, au royaume du blister, du verre et de la cellophane, ce credo relève désormais du grand déballage, bien au-delà du simple packaging : ici, ce sont des PME agroalimentaires qui mènent tambour battant une opération portes ouvertes, des producteurs de tomates qui invitent à visiter leurs serres, ailleurs des restaurants exhibant leurs cuisines – et du même coup les cuisinier(ère)s – toutes parées de clarté, sans l’ombre d’un recoin où cacher le geste impropre, la denrée inavouée. Origine, procédés de fabrication, liste des ingrédients, composition du prix… plus rien n’échappe à cette hantise de l’opaque et du secret, alimentée par l’essor des applis, censées vous radioscoper le moindre produit. Dans ce tourbillon, les opérateurs rivalisent d’idées. Quand un spot télé de Fleury Michon met en scène de « vrais éleveurs et ça se voit », Blédina lance ses « parents-témoins », conviés à visiter les vergers et les ateliers de l’entreprise. 

Derrière toutes ces récentes initiatives, un impératif unique : restaurer la confiance des consommateurs. Il faut dire que celle-ci s’est trouvée passablement égratignée ces dernières années au fil des fraudes, arnaques sur l’étiquette, crises sanitaires et autres dissimulations, de l’affaire des lasagnes à la viande de cheval jusqu’aux miels coupés au sirop, en passant par les laits infantiles contaminés aux salmonelles ou les poulets gonflés d’eau. Conséquence : selon diverses enquêtes d’opinion1, les Français, de plus en plus préoccupés par leur alimentation, exprimeraient très majoritairement le désir d’être mieux informés sur la composition et l’origine des produits, la moitié d’entre eux jugeant les étiquettes peu fiables et peu lisibles. Une tendance lourde et déjà ancienne (voir « Du bruit pour rien »).

Pour contrer le discrédit, entreprises et marques optent donc quasiment toutes pour cette stratégie dite gagnante : jouer la transparence. Stratégie gagnante, vraiment ? Pas si sûr lorsqu’on fait la lumière sur les paradoxes, les confusions et les effets pervers de cette notion, plus complexe qu’il n’y paraît. 

Voir, c’est croire savoir

Étymologiquement, la transparence est « ce qui paraît au travers de ». Matériau invisible alors ? Pour la sémiologue Ophélie Hetzel2, pas tout à fait. C’est plutôt le moyen de diriger votre regard vers autre chose, en l’occurrence le contenu et non pas le contenant. « La cellophane sur une barquette de carottes désigne comme étant le plus important ce qui est à l’intérieur. Elle s’efface, prétend n’être rien, oblitérant au passage la question de l’emballage – alors même que nous en savons l’importance en termes d’environnement, ce que le vrac tente justement de pallier.  » Certes, mais en quoi serait-ce problématique ? « Voir, c’est croire que nous savons. Car, en Occident, il y a un primat de la vue en tant qu’organe par lequel on connaît le mieux, même si on sait depuis Descartes que les sens sont trompeurs. Une fois qu’on m’a montré les carottes, je suis donc prise dans la croyance de tout savoir sur elles. Elles ont l’air fraîches, saines et naturelles. Mais c’est une illusion. Même chose pour telle marque qui dit travailler avec tel éleveur : je vous montre sa photo et, ça y est, vous savez tout. Alors que, au contraire, elle efface progressivement le réel, par exemple les conditions de travail des éleveurs, en faveur de signes qui agissent comme des leurres. » En ce sens, vous donner à voir les carottes râpées (ou le visage d’un éleveur) opère telle une focale qui laisse tout un pan de la réalité dans l’ombre, de l’origine aux modes de production et de transformation. « D’ailleurs, quand la vue est suspecte et qu’on a le sentiment que la vérité est hors champ, on se penche sur l’étiquette ou on consulte l’appli. La transparence de l’emballage est alors prise à son propre piège, car c’est une autre réalité qui soudain se révèle, avec ses additifs, ses composants, que précisément on n’a pas montrés ». 

Bref, la transparence agirait en trompe-l’œil, nous donnant à penser que nous savons réellement ce que nous achetons. Et, quand bien même la démarche serait empreinte de franchise, pas question de confondre sincérité et vérité. « Être sincère n’empêche pas de dire le faux. Certains peuvent penser et dire en toute bonne foi que la terre est plate », précise notre linguiste et philosophe. 

Obscure clarté

Et puis, il y a cet autre point aveugle : donner plus d’informations, d’accord, mais jusqu’où ? Car il est une autre stratégie souvent pointée du doigt : surinformer pour noyer le poisson… euh, le consommateur. L’idée ? Inonder ce dernier de données brutes faites de codes obscurs et de noms savants. « Savoir qu’il y a du E171 dans le plat cuisiné que vous avez choisi, sans comprendre que cela désigne du dioxyde de titane, ni ses effets, c’est ne rien savoir », confirme O. Hetzel. 

Même chose pour Philippe Baralon, consultant pour les filières agroalimentaires dans le domaine de la sécurité sanitaire : « La qualité nutritionnelle est tellement multiparamétrique qu’on s’y perd. S’il me faut veiller pour choisir un aliment à la teneur en sel, en matières grasses mono-insaturées et autres grandeurs présentées sous forme de pourcentage des doses journalières admissibles, il devient impossible de faire un choix sans avoir une formation de spécialiste ! […] C’est comme si vous vous rendiez chez un médecin et qu’il vous disait : Eh bien voilà, je peux vous prescrire tel ou tel autre antibiotique, choisissez. C’est très stressant. D’où l’idée du Nutriscore (pictogrammes et codes couleurs) pour résumer toutes ces données. C’est moins transparent mais plus opérationnel. »

Ah oui, parce qu’il y a également cet effet pervers : la transparence a quelque peu tendance à être anxiogène… Et O. Hetzel de préciser : « En mentionnant des substances que je ne m’attends pas à trouver, elle entretient l’inquiétude. Mais en mettant aussi en avant une vertu supposée, avec des mentions telles que “0 % de sulfites” ou “sans OGM”, elle crée une angoisse rétrospective : qu’ai-je donc ingéré avant ? Sans oublier qu’elle crée un vertige : la quête d’informations est sans fin. On n’en saura jamais assez. » Même avis chez P. Baralon : « Chaque information fournie au nom de la transparence appelle une nouvelle question, suscite un nouveau soupçon de dissimulation. Cette quête, à laquelle il est impossible de se soustraire, est donc une illusion. »

Pour restaurer la confiance, vous admettrez qu’il y a mieux… Sauf que persiste ce vieux mythe : la confiance serait corrélée à la communication. Si vous êtes méfiant, c’est que vous n’êtes pas assez informé, ce n’est que la résultante d’une mauvaise communication. Consommateurs, on ne vous a pas assez expliqué, vous n’avez pas compris… « C’est sans doute exactement l’inverse, pour O. Hetzel, c’est bien parce qu’ils ont compris l’effet de leurre qu’ils n’accordent pas leur confiance ! »

Revenir à cette autre « publicité »

Parvenu à ce point de réflexion, il nous vient comme un soupçon. Si la transparence se prévaut de mettre à disposition du consommateur toutes les informations utiles, n’est-ce pas alors sur ce dernier – et non sur le fabriquant ou le distributeur – que repose in fine la responsabilité du bon ou du mauvais choix ? Ce qui évite la question de l’interdiction des substances nocives au niveau de la production. En mentionnant que tel produit contient telle substance nocive, libre à vous de le consommer « en toute connaissance de cause »… ce qui est rarement le cas pour toutes les raisons déjà évoquées. D’où cette distinction forte opérée par O. Hetzel : « La transparence, qui nous place en simples individus spectateurs et joue sur les affects dans une relation interpersonnelle, n’est pas la “publicité” au sens propre du terme, c’est-à-dire le fait de mettre sur la place publique les informations nécessaires à la bonne compréhension d’une question donnée et à la bonne décision. » Selon notre sémiologue, c’est plus à ce processus de publicitarisation (voir encadré « Un idéal des Lumières ») qu’appartiennent d’ailleurs les initiatives de type « portes ouvertes », voire, dans un tout autre registre, les irruptions filmées de L214 dans les abattoirs ou les élevages, qui donnent consistance au réel, là où la transparence le neutralise, dans une logique communicationnelle très cadrée, demeurant dans les mains de celui qui a le pouvoir. 

Un idéal des Lumières. Si elle semble moderne, la transparence n’en a pas moins une histoire, laquelle leste cette notion de valeurs morales. C’est avec la Réforme protestante que la transparence acquiert son sens figuré, quittant l’univers strict des techniques optiques. Selon l’historien Christophe de Voogd, elle « renvoie au culte de l’intégrité morale et au très fort contrôle social. “Un bon protestant n’a rien à cacher” ». Un rêve de transparence qui traverse l’œuvre de Rousseau et de son « Contrat social »3. On retrouve cet idéal au cours du Siècle des lumières, en réaction à l’opacité des décisions du régime absolutiste. Dans cet esprit, Robespierre oppose les tyrans qui « conspirent toujours dans les ténèbres », au peuple qui « délibère tout haut et au grand jour », assimilant la transparence à la vérité et à la justice. Outre-Manche, le philosophe Jérémy Bentham, au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, est également fréquemment associé à la notion de transparence, via la doctrine de l’utilitarisme qu’il théorise avec J.S. Mill, ainsi qu’à travers son fameux panoptique4. Dans la quête de la maximisation du bien-être d’une communauté qu’est l’utilitarisme, les gouvernants et les institutions doivent constamment se préoccuper de l’« utilité » des individus – au sens des peines et des plaisirs qui les gouvernent. Dans ce cadre, la transparence est le moyen de moraliser le politique : face au « Tribunal de l’opinion publique », ce dernier est dissuadé d’agir en fonction d’intérêts particuliers. Mais, plus qu’une transparence de l’information, cette doctrine recourt à la notion de « publicité », au sens de « l’action de rendre public » qui, en plus de l’effet préventif, intègre une possibilité de sanction que ne permet pas la seule transparence.

Du bruit pour rien ? 

Deux questions à Philippe Baralon, vétérinaire, consultant en sécurité sanitaire des aliments 

Depuis la vache folle, la transparence est agitée comme une norme. Vous qui travaillez avec les filières, percevez-vous cette montée en puissance ?

Philippe Baralon : Je ferais remonter cette préoccupation bien plus loin dans le temps, à la fin des années 1980/90, lors de la mise en place du marché unique (1993) et donc de la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. Pour que cela fonctionne, il fallait assurer la loyauté des transactions et donc l’information du consommateur. Cela supposait que, derrière l’emploi d’un mot, il fallait savoir exactement quel produit était désigné. Par exemple, le mot « steak haché », désignait en France du 100 % bœuf alors que, en Belgique, il pouvait contenir une part importante de protéines végétales. Ce problème persiste aujourd’hui pour les produits de la mer, tels que les coquilles Saint-Jacques. Donc, première étape, le consommateur doit pouvoir se fier à des dénominations. Deuxième étape, les ingrédients : quand on achète de la brandade de morue, de prix élevé, il est important de savoir si elle contient 15 ou 25 % de morue. Même chose avec la composition en macronutriments (protéines, glucides, matières grasses), puis les micronutriments (vitamines et minéraux). Enfin, il y a ce que le consommateur ne s’attend pas à trouver : les colorants, les sulfites, des polluants et, là, on descend vers des teneurs infimes, voire, pour les allergènes, des messages de type : « Peut contenir des traces de… » protéines de lait, fruits à coque, etc. Voilà l’évolution longue, où l’on est parti du niveau d’information le plus simple – ceci est un steak haché – au niveau le plus détaillé. D’où la grande difficulté à déterminer le bon niveau de précision et une réflexion à mener sur ce qu’est une information. 

Et c’est quoi, alors, une information ? 

J’aime bien la définition de l’anthropologue américain Grégory Bateson : c’est « une différence qui fait une différence ». Si c’est une différence qui ne fait pas de différence, c’est du bruit… Et du bruit qui inquiète. Un exemple dans le domaine de la sécurité sanitaire : « Plus de 71 % de fruits et 43 % de légumes non bio consommés en France contiennent des résidus de pesticides », alertait en septembre 2018 un communiqué de l’ONG Générations futures. Des résidus de pesticides, on en trouve partout, même dans le bio. L’information véritable, c’est le pourcentage d’échantillons non conformes, ceux qui dépassent la limite maximale en résidus. Dire par exemple qu’on a trouvé cette année 5 à 6 % de non conformes, alors que l’an dernier, il n’y en avait que 3 %, voilà ce qui serait une information. 

  1. Voir notamment https://www.opinion-way.com/fr/sondage-d-opinion/sondages-publies/opinionway-pour-foodcamp-les-francais-et-l-alimentation-octobre-2018/viewdocument.html
  2. Linguiste spécialisée en sémantique et sémiologie de l’image, O. Hetzel enseigne dans plusieurs écoles d’art et de communication, collabore avec l’agence conseil Semiosine et a publié plusieurs articles sur la  transparence.
  3. « La transparence est liée au protestantisme », Le Figaro, 26-05-2017.
  4. Le panoptique de Bentham est un modèle architectural de prison où le gardien peut observer tous les prisonniers sans que ceux-ci puissent savoir s’ils sont ou non observés, ce qui leur donne le sentiment d’être surveillés constamment.




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