Publié le 6 décembre 2022 |
0[Sucre de betterave] Du rififi dans les raffineries
L’annonce récente d’un nouveau projet de sucrerie dans le port de Rouen, concocté par une entreprise de Dubaï, met en lumière les enjeux de la filière française de betterave sucrière, entre atouts agronomiques, concurrence brésilienne et défis sanitaires.
Par Christophe Tréhet
18 mai 2022. La salle des fêtes de Moulineaux, près de Rouen, n’a plus un siège vide. Un succès inattendu pour l’association de Défense des berges de Seine qui organisait une réunion publique. Sujet du jour : la transformation en sucrerie d’un ancien site industriel situé sur la commune et celle de Grand-Couronne. « Non à la sucrerie géante », tel était le message principal. Il faut dire que le projet concerne cinquante hectares de friche industrielle et prévoit d’artificialiser vingt-cinq hectares de plus d’espaces naturels, également propriété d’Haropa Port1. Lequel a émis un appel à manifestation d’intérêt en 2020. Solidement documentés, les membres de l’association craignent d’importantes nuisances (acoustiques, risques de pollution locale, etc.) dues au fonctionnement de la sucrerie et aux passages de camions de livraison pendant les quatre mois que dure la transformation des betteraves sucrières, alors que des habitations et l’école municipale de Moulineaux se situent à moins de 250 mètres du site : « Un à deux semi-remorques par minute, pendant vingt à vingt-quatre heures par jour ! » Si le camion s’impose encore aujourd’hui pour livrer les betteraves des champs aux usines, l’implantation de la future usine suscite de l’étonnement au sein de la Confédération paysanne de Normandie : « Partout ailleurs, les sucreries sont implantées au milieu des champs de betteraves, précisément pour réduire les distances de transport ! », pointe Olivier Lainé, membre du syndicat. Mais c’est aussi la présence de silos à sucre, à risque explosif, et les volumes d’eaux usées qui inquiètent l’association : 20 000 m³ d’eau à épurer par jour selon elle.
Les promesses d’AKS
Initié par la société dubaïote Al Khaleej Sugar (AKS), le projet ambitionne de créer l’une des plus grandes usines de production de sucre blanc en Europe, avec un objectif compris entre 650 000 et 850 000 tonnes, soit 16 % de la production française de sucre de betterave (4,6 millions de tonnes en métropole dans vingt et une sucreries). L’usine absorberait ainsi 50 000 hectares de betteraves, soit 12,5 % des surfaces nationales, signale la section normande de la Confédération Générale des planteurs de Betteraves français (CGB).
Mais qui est AKS ? La société a été créée en 1992 pour mettre en place la première raffinerie de sucre du golfe Persique. Basée à Jebel Ali (Dubaï), elle fournit plus de 1,8 million de tonnes de sucre blanc (2017) et développe également des projets internationaux. En mai 2022, l’entreprise a ainsi enclenché en Égypte, à l’issue de travaux titanesques dans le désert, les deux premières lignes de production de la sucrerie Canal Sugar Company transformant des betteraves qui seraient à terme cultivées sur place… AKS avait par ailleurs annoncé un autre projet en Espagne que la sucrerie normande pourrait venir remplacer.
Union européenne et Maghreb
Difficile cependant de le savoir, car le groupe communique peu (il n’a pas donné suite à notre demande d’interview). En revanche, pouvoirs publics locaux et autorités portuaires se sont vite félicités de ce projet au travers d’un communiqué de presse commun en mars 2022 : « Je me réjouis de cette nouvelle implantation en Normandie », y déclare le président de la région Normandie, Hervé Morin ; « Ici on se bat pour la réindustrialisation ! », clame Nicolas Mayer Rossignol, le président de la Métropole Rouen Normandie ; « C’est […] un projet générateur de valeur ajoutée pour les opérateurs de la place portuaire rouennaise et qui offrira de nouveaux débouchés pour les productions agricoles dans un rayon de 150 kilomètres autour de Rouen » pour Stéphane Raison, président du directoire de Haropa Port. En bord de Seine, le projet sucrier a pour objectif d’alimenter, selon ce dernier, les marchés à l’export vers l’Union européenne et le Maghreb par voie maritime.
De son côté, la CGB Normandie se montre très prudente quant à « l’aboutissement effectif de la construction de la sucrerie ». D’autant que, fin septembre 2022, en dépit des promesses d’AKS, aucun dossier de présentation n’avait encore été déposé auprès des autorités nationales par le groupe dubaïote.
Timothé Masson
« Auparavant, la betterave était une culture sûre d’un point de vue agronomique et économique. En cinq ans, elle est devenue la plus à risque .»
Sucre concentré…
Pour autant, cet étonnant projet remet en lumière un secteur agroalimentaire qui présentait des signes de fragilité, sinon de régression. « Une telle annonce peut contribuer à rebattre les cartes alors que la filière de la betterave fait face à des difficultés », observe ainsi Matthieu Brun, chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde (Sciences Po Bordeaux) et directeur scientifique de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde. Depuis la suppression du régime de quotas sucriers européens en 2017, la filière française de sucre de betterave doit se montrer compétitive dans un marché mondial dominé par le sucre de canne et par le Brésil, premier pays producteur et exportateur de sucre au monde (lire plus bas « Les principaux producteurs »).
Dans ce contexte, les acteurs de l’Hexagone, très majoritairement coopératifs – Tereos, Cristal Union et Saint Louis Sucre – cherchent le moindre gain de productivité en augmentant le nombre de jours de campagne de sucre, de 100 à 120 jours par exemple, pour réduire le poids relatif de leurs charges fixes. Car une sucrerie coûte cher, signale Timothé Masson, en charge des sujets économiques à la CGB et secrétaire général de l’association internationale des planteurs, WABCG : « Le ticket d’entrée aujourd’hui s’élève à 300 millions d’euros au minimum. Aussi, agrandir les unités a-t-il du sens pour écraser les coûts. »
D’où des fermetures en série pour concentrer la production sur un plus petit nombre de sites. Racheté en 2001 par le groupe coopératif allemand Südzucker, leader européen, Saint Louis Sucre a d’abord transformé son usine de Cagny (Calvados) en simple site de stockage, avant de clore définitivement les portes. Ce mouvement pourrait se poursuivre, notamment au cœur des bassins de production. Et notons que certains groupes, comme Tereos, investissent à l’étranger pour se diversifier.
Jaunisse, charançon et sécheresse
Et puis, un autre nuage a assombri l’horizon de la filière sucrière française : la fin l’an prochain de la dérogation accordée en 2020 au secteur en matière de néonicotinoïdes, lesquels sont interdits en France depuis 2018 pour leurs effets délétères sur la biodiversité. Un délai octroyé le temps que les chercheurs trouvent d’autres techniques pour protéger les betteraves du virus de la jaunisse transmis par des pucerons. « Soit trois ans pour faire émerger de nouvelles solutions. Or le pas de temps scientifique n’est pas en phase avec cet agenda, s’inquiète Vincent Laudinat, directeur général de l’Institut technique de la betterave. Il nous faut trouver le moyen de lutter contre les pucerons à l’origine de la virose, sans nuire aux autres insectes. On pourrait parier sur l’amélioration génétique des betteraves mais on n’est pas sûr de trouver de résistances dans le génome et, si on en trouve, il nous faut dix à quinze ans pour l’incorporer dans les génomes des variétés productives. »
Jusque-là, l’efficacité des néonicotinoïdes contre la jaunisse était telle qu’elle a barré cette autre voie qu’est la sélection de variétés résistantes au virus. Preuve en est, le programme de recherche national Aker, mis en œuvre de 2012 à 2020, a porté presque exclusivement sur l’augmentation de la productivité en sucre des betteraves. Or, une sélection ne peut courir plusieurs lièvres à la fois… Dommage, car d’autres menaces attendent par ailleurs la betterave sucrière : les sécheresses estivales récurrentes ou encore l’apparition de nouveaux ravageurs sous l’effet du changement climatique, tels que le charançon. « Auparavant, la betterave était une culture sûre d’un point de vue agronomique et économique. En cinq ans, elle est devenue la plus à risque », résume Timothé Masson.
Les principaux producteurs. En 2020-21, le Brésil a produit 38,6 millions de tonnes (Mt) équivalent sucre roux (source Le Déméter). Le pays en exporte une grande partie, soit 27,7 Mt, suivi de très loin par la Thaïlande avec 4,6 Mt et l’Australie avec 3,3 Mt. L’Union européenne, quant à elle, produit 17 Mt de sucre. Elle en exporte un million et en importe 2,2 Mt.Quant à la France, leader à l’échelle communautaire, elle se situe au deuxième rang de la production mondiale de sucre de betterave.
Des planteurs déconfits
Tout cela a de quoi décourager les planteurs. Pourtant, sur le plan agronomique, la betterave sucrière, cultivée dans les terres profondes du Bassin parisien, constitue « une bonne tête de rotation et, en cela, un bon précédent pour le blé. En plus, elle valorise le soleil d’été puisqu’elle est récoltée fin septembre, début octobre », rappelle Olivier Lainé qui a longtemps cultivé cette plante. « La diversification, c’est le premier levier assurantiel, pointe quant à lui Benoît Carton, directeur de la CGB du Calvados, de l’Eure et de la Seine-Maritime, mais la question, pour un betteravier, c’est l’attractivité des espèces. Or il est plus intéressant, dans le contexte actuel, de semer un blé qui sera vendu 300 euros la tonne que de récolter de la betterave… »
Le recul de la betterave sucrière dans la sole française est d’ailleurs amorcé depuis plusieurs années : les surfaces ont baissé de 11,7 % au cours de la campagne 2021-2022 par rapport à la moyenne 2017-2021, pour s’établir à 396 000 hectares (ha). « L’enjeu des usines, c’est de maintenir leurs surfaces d’approvisionnement, continue Benoît Carton. Dans l’Eure et la Seine-Maritime, l’usine Cristal Union de Fontaine-le-Dun va regagner 300 ha pour atteindre 15 000 ha, tandis que celle de Saint Louis Sucre, à Étrépagny, s’est confortée, depuis la fermeture de la sucrerie de Cagny, avec 21 000 ha en plus. »
Interpellés régulièrement par les représentants des planteurs pour un partage plus équitable de la valeur ajoutée, les transformateurs se voient obligés de revoir les contrats passés. Sous l’effet possible de l’annonce du projet de sucrerie d’AKS, qui pourrait faire des offres attractives aux planteurs normands, Cristal Union « a récemment proposé d’augmenter de trente euros le prix d’achat des betteraves », note Benoît Carton. Signe toutefois que l’intérêt pour la betterave sucrière s’érode dans les campagnes, le groupe coopératif Saint Louis Sucre a intitulé son site internet « La betterave, on y croit ! »
Face à la canne
Mais alors, qu’espère AKS ? La betterave offre un potentiel de production à la hauteur de celui de la canne : « Entre huit et quatorze tonnes de sucre/ha/an pour la canne, contre neuf à quatorze tonnes de sucre/ha/an pour la betterave », signale Christophe Poser, chercheur spécialiste de la canne à sucre au Cirad. Ces dernières années, treize tonnes de sucre ont été produites par hectare de betterave en France, signale pour sa part le site Cultures Sucre publié par les acteurs de la filière. « La Normandie compte parmi les meilleurs rendements en sucre du monde, du fait du contexte pédoclimatique, renchérit Timothée Masson. Il semble donc pertinent de s’implanter dans le port de Rouen, même s’il faut aller chercher des betteraves assez loin. On peut en effet optimiser le transport à partir de sites très productifs, et le sucre serait extrait directement dans un port, donc prêt au départ pour l’export. Mais tout cela nécessiterait d’être précisé par une analyse du cycle de vie. »
Et quid de la concurrence avec la canne ? « Aujourd’hui, la monnaie brésilienne est faible, ce qui renforce la compétitivité du sucre de canne. Mais, si l’économie brésilienne se redresse, la tendance va s’inverser et la betterave peut retrouver des marchés. Sachant que, à la différence de la canne, implantée pour dix voire vingt ans au Brésil, la sole de betterave peut changer d’une année à l’autre, ce qui donne plus de souplesse pour s’adapter à la conjoncture. »
L’énergie
Reste ce problème : la hausse du coût de l’énergie « joue en revanche en défaveur du sucre de betterave, tandis que la filière canne utilise les bagasses [les tiges de canne broyées et pressées obtenues après extraction du sucre] pour faire tourner ses usines », pointe Alexis Patry. Une sacrée économie… Côté sucreries françaises, la riposte est à l’œuvre, avec des unités de méthanisation pour générer de la vapeur et de l’électricité.
Car du sucre, le marché planétaire en demande toujours plus ! La consommation mondiale grimpe de 1,4 % par an selon la FAO, dopée par l’Asie et l’Afrique. « Cela représente 250 000 à 300 000 ha de plus à cultiver par an, jusqu’à présent essentiellement absorbés par le Brésil », précise Christophe Poser. Quant à Dubaï et aux Émirats arabes unis, ils en sont particulièrement friands, représentant les premiers consommateurs au monde, « avec plus de 200 kilos par an et par habitant, à tel point qu’une politique a été engagée pour inciter les Émiratis à réduire leur consommation, explique Matthieu Brun. Avec des importations annuelles comprises entre 1,3 et 2,5 millions de tonnes de sucre, issues principalement du Brésil, on peut supposer qu’AKS vise une sécurisation des approvisionnements. » La France, elle, en consomme deux millions de tonnes par an et, à ce jour, en produit encore le double.
Une histoire de blocus… Si l’agronome français Olivier de Serres avait observé dès 1575 la forte teneur en sucre du jus de betterave, c’est en 1747 que le chimiste allemand Andreas Sigismund Marggraf met en évidence une caractéristique qui renforce l’intérêt de cette espèce : le sucre qui en est issu s’avère identique à celui de la canne. Son élève Franz Karl Achard créa ensuite, en 1798, la première usine d’extraction de sucre de betterave en Silésie, mais le processus reste perfectible. En France, on opte à l’origine pour la canne, importée des colonies d’outre-mer. Notamment Benjamin Delessert qui, en 1801, transforme une filature de coton en raffinerie de sucre. Mais il ne tarde pas à s’attaquer à la betterave, avec l’aide de l’ingénieur Jean-Baptiste Quéruel. Cylindres à râper, chaudières en cuivre, cônes pour l’égouttage du jus concentré… le processus s’affine et, en 1812, Delessert présente à Napoléon 1er des pains de sucre secs, facilement utilisables. L’Empereur, qui le décore sur-le-champ de la Légion d’honneur, y voit une sacrée opportunité. Car la France peine à s’approvisionner en sucre de canne : les voies maritimes sont entravées par le blocus continental depuis 1806 dans le cadre du conflit avec l’Angleterre, tandis que Haïti et Saint-Domingue ont déclaré leur indépendance. Du coup, Napoléon met à disposition 100 000 hectares pour la culture de la betterave et octroie 500 licences pour la construction d’usines. Dès 1828, 585 sucreries fonctionnent dans plus de quarante départements, majoritairement dans le Nord ! Si la fin du blocus continental en 1814 fait revenir la canne à sucre sur le marché français et que les avantages fiscaux accordés au sucre de betterave sont supprimés en 1843 (sous la pression des producteurs de canne coloniaux), les sucreries basées sur la betterave vont poursuivre leur développement, à la faveur d’un nouvel événement : l’abolition de l’esclavage en 1848 qui renforce le prix du sucre de canne.