De l'eau au moulin

Published on 6 mai 2022 |

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[Agroécologie en Inde] 3/3. La science établie face à d’autres savoirs et vouloirs

Par Bruno Dorin, docteur en sciences économiques et ingénieur en agriculture, chercheur CIRAD (www.cirad.fr) au sein de l’UMR CIRED, Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (www.centre-cired.fr)

Le mouvement d’agriculture naturelle né en Andhra Pradesh en 2016 pourrait être le premier exemple au monde de mise en pratique de l’agroécologie à grande échelle. Dans ces trois articles issus d’un chapitre de livre1 puis d’un article en anglais2, B. Dorin en expose les origines (ici), puis les fondamentaux (ici), enfin les difficultés qu’il rencontre à l’échelle de l’État indien.


S’il perdure, le phénomène d’agriculture naturelle en Andhra Pradesh pourrait être le premier exemple au monde de mise en pratique de l’agroécologie à grande échelle. Il a suscité l’intérêt et l’appui d’organisations étrangères : l’UNEP (Programme des Nations Unies pour l’environnement), l’ICRAF (Centre international pour la recherche en agroforesterie), la FAO, le Cirad, l’Université de Reading (Grande-Bretagne), le SIFF (Sustainable India Finance Facility) avec BNP Paribas…

En Inde, le 9 juillet 2018, NITI Aayog – l’Institution Nationale pour la Transformation de l’Inde – a invité Subhash Palekar à s’exprimer devant des scientifiques du Conseil indien de la recherche agricole (ICAR) et d’universités agricoles d’État, du Ministre de l’Agriculture de l’Union, et aussi du Gouverneur d’Himachal Pradesh nouvellement converti au ZBNF. Palekar a ensuite déclaré unilatéralement à la presse : « La plupart des participants sont d’accord : le ZNBF est la seule technologie alternative disponible pour doubler le revenu des agriculteurs [d’ici 2022, ce qui est une promesse électorale de Narendra Modi, Premier ministre de l’Inde]. Par conséquent, tous les États devraient le promouvoir à grande échelle pour réaliser ce rêve » (Times of India, 15 juillet 2018).

En juillet 2019, la ministre des Finances de l’Inde a présenté le budget de l’Union avec ce commentaire : « Le ZBNF peut aider à doubler le revenu de nos agriculteurs juste au moment du 75e anniversaire de notre Indépendance ». Le ZBNF semble ainsi passer à une échelle supérieure, celle de l’Inde entière, avec des budgets fédéraux pour encourager son développement.

La réaction du régime sociotechnique dominant

En septembre 2019, Narendra Modi inaugure à New Delhi la 14e conférence des parties (COP) de la Convention des Nations-Unies sur la lutte contre la désertification et mentionne dans son discours que « L’Inde se concentre sur l’agriculture naturelle ». Il reçoit alors une lettre du président de l’Académie Nationale des Sciences Agricoles (NAAS). En substance, 70 experts, des scientifiques de différentes disciplines et de différentes organisations, des décideurs politiques, des industriels (engrais, produits chimiques et pesticides, semences), des services gouvernementaux, des ONG, des agriculteurs et autres, y concluent sans appel que « le gouvernement de l’Inde ne devrait pas investir inutilement des capitaux, des efforts, du temps et des ressources humaines pour promouvoir le ZBNF en raison de l’impossibilité technique du pays à explorer cette technologie non démontrée et non scientifique ».

Dans un document de 28 pages que la NAAS diffuse ensuite, on note en particulier : « L’Académie est fermement convaincue que la promotion de technologies reposant essentiellement sur des variétés qui présentent un potentiel de rendement intrinsèquement faible compromettrait l’atteinte par l’Inde des objectifs de développement durable (ODD). […] L’Académie est d’avis que le ZBNF n’a pas de valeur incrémentale pour le producteur et le consommateur, et qu’il représente une des nombreuses pratiques antérieures aux années 1950, quand l’Inde ne produisait pas plus de 50 millions de tonnes de grains alimentaires » (NAAS, 2019).

Ainsi auront parlé la science et les industriels de l’agriculture moderne. Leur influence est grande puisqu’en décembre 2019, la presse titrait : « Le Gouvernement Modi soutient le ZBNF mais n’a pas de budget pour le promouvoir » (The Print, 31 décembre 2019).

Zéro budget pour l’agriculture naturelle à zéro budget…

Quoi de plus naturel, en somme ? Mais cette bataille à l’échelle de l’Inde, et son issue, montrent le caractère encore dominant du régime sociotechnique industriel. Il s’impose via un puissant et rationnel « alignement de règles » (Schot et Geels, 2007) entre deux grands acteurs : les industriels de l’agroalimentaire d’une part, et les sciences conventionnelles du XXe siècle d’autre part.

Les industriels défendent un marché concentré de produits qui, en Inde, représente désormais plusieurs dizaines de milliards de dollars par an : semences, engrais, pesticides, matériels d’irrigation et, de plus en plus, numérique et machinisme agricole – un marché dont on pourrait se réjouir si ses intérêts en termes d’emploi, de partage de bénéfice et d’environnement n’étaient pas aussi limités.

Les scientifiques « conventionnels » alimentent quant à eux et bien souvent les innovations industrielles ci-dessus, et ne peuvent imaginer d’augmenter les productivités de la terre et du travail agricole autrement que par le prisme de l’industrialisation que nous avons décrite. La quête de semences ou variétés « miracles », et non d’une diversité de variétés en synergie, illustre ici assez bien ce réductionnisme positiviste et mécaniste du monde vivant, concentré sur des éléments non humains reliés par des causalités linéaires, et non sur des systèmes d’éléments – non humains, mais aussi humains – en constantes interactions et coévolutions.

Ce puissant formatage de pensée qui a conduit aux fascinants et bénéfiques progrès techniques du siècle passé, explique probablement pourquoi la NAAS, au lieu d’envoyer des scientifiques sur le terrain pour mesurer, analyser et débattre les résultats du ZBNF en Andhra Pradesh, accuse plutôt Palekar et son ZBNF de quasi-sorcellerie.

Ce formatage explique probablement aussi l’impossibilité pour cette science d’entrevoir, malgré des preuves pourtant accablantes, le « piège de Lewis » que nous avons présenté (lien au premier article 1/3 ci-dessus), avec ses conséquences dramatiques tant en termes humain qu’environnemental. Dans cette pensée en effet, le « progrès technique » est infini car il est supposé ne rien coûter, si ce n’est de la matière grise. C’est lui qui, chez les économistes, résout les équations d’équilibre général du bonheur à terme des sociétés et des individus.

Vers l’agriculture naturelle et communautaire d’Andhra Pradesh (APCNF)

L’AP-ZBNF n’en demeure pas moins résolu à poursuivre son aventure, après avoir renommé début 2020 sa communauté de sciences, mouvements et pratiques « APCNF » (Andhra Pradesh Community-managed Natural Farming). Cette agriculture naturelle se distingue considérablement de l’agriculture industrielle dans sa pensée de la productivité de la terre et du travail agricole, mais aussi de l’agriculture biologique qui peut rester enfermée dans la logique de l’industrialisation et des rendements d’échelle via des monocultures substituant des intrants par d’autres.

Nous espérons avoir montré que l’APCNF, comme notre vision de l’agroécologie, appelaient une science de la complexité, de la véritable autonomie de l’homme dans la nature, autrement dit et tout à la fois : une science des diversités et complémentarités in situ, des synergies biologiques et des fonctions écologiques, du mariage des natures et cultures locales, des hybridations de savoirs génériques et localisés, des apprentissages par la pratique et les pairs, des gouvernances centralisées et décentralisées, des équilibres fragiles mais toujours ré-inventables. Sur ce chemin, l’APCNF est plein d’enseignements.

Ceci n’écarte pas nos questions sur la productivité du travail à moyen et long terme d’une telle agriculture. En effet, même avec une productivité de la terre plus élevée et plus résiliente, des coûts d’intrants plus faibles et des bouquets de produits mieux valorisés sur les marchés malgré la dispersion des productions dans l’espace et le temps, la ferme indienne demeurera une micro-ferme. Cette micro-dimension est à la fois son avantage comparatif ­– elle permet une meilleure surveillance et une meilleure maîtrise des processus complexes locaux – et son handicap pour rejoindre la productivité du travail des autres secteurs d’activité.

Pour surmonter ce handicap, nous ne voyons alors d’autre issue que l’insertion simultanée de cette agriculture dans le secteur des services environnementaux et sociaux, des services dont l’humanité a plus que jamais besoin mais que pour l’instant, elle ne rémunère pas, au risque de son propre effondrement.


Voir les références bibliographiques de l’article en cliquant ICI

  1. Dorin B., 2021. “Théorie, pratique et enjeux de l’agroécologie en Inde”, in Hubert Bernard, Couvet Denis (Dir.), La transition agroécologique. Quelles perspectives en France et ailleurs dans le monde ?, Académie d’Agriculture de France, Presses des Mines, Paris, pp. 75-95.
  2. Dorin B., 2021. “Theory, Practice and Challenges of Agroecology in India”, International Journal of Agricultural Sustainability, 20:2, pp. 153-167.

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One Response to [Agroécologie en Inde] 3/3. La science établie face à d’autres savoirs et vouloirs

  1. Almida says:

    Mille bravos à Mr Palekar pour ne pas s’être laissé impressionner et pour avoir poursuivi vaille que vaille son projet magnifique. C’est grâce à des gens comme lui que l’espoir persiste en dépit de tout, et que l’intelligence et la vraie compétence parviendront peu à peu à s’imposer en dépit de la cupidité des actionnaires de multinationales de l’agro-industrie et ses lobbies. J’espère que le ZBNF continuera à s’étendre et à gagner toujours plus de terrain et que les Indiens montreront l’exemple au monde entier de ce qu’il est encore possible de faire pour changer un monde en déperdition. Merci à tous ceux qui ont permis que cela existe

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