De l'eau au moulin

Published on 7 juin 2019 |

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[Santé unique] Pour un nouveau regard sur l’agriculture, l’environnement et l’alimentation (1)

Par Michel Duru, UMR 1248 AGIR (Agroécologie-Innovations-TeRritoires)

La crise environnementale et l’épidémie de maladies chroniques (obésité, diabète…) ont mis en avant le rôle majeur de l’activité humaine, notamment l’agriculture et l’alimentation. Relever ces défis suppose de mieux caractériser les interdépendances entre agriculture, environnement et alimentation. Pour ce faire, le concept de santé permet de fédérer un ensemble de domaines disciplinaires s’intéressant aux écosystèmes, ainsi qu’aux organismes et populations en y incluant les animaux d’élevage et les hommes.

Un constat alarmant

Les évolutions des modes de vie et de la démographie mondiale depuis le milieu du 20e siècle ont conduit à dépasser la capacité de régulation de la nature et de la planète, ce qui se traduit par trois changements majeurs : la perturbation des cycles biogéochimiques comme ceux de l’azote et du phosphore, le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité. Tous trois sont liés à l’activité humaine et particulièrement aux impacts de nos systèmes agricoles et alimentaires (Steffen et al., 2015). Parallèlement, si la sous-nutrition s’est réduite, 800 millions de personnes souffrent encore de la faim. Le nombre d’individus en surpoids et obèses atteint aujourd’hui deux milliards. D’autres maladies chroniques (diabète, maladies cardiovasculaires, cancers…) connaissent aussi un fort développement (Fardet et Boierie, 2013).

Les systèmes alimentaires (production, transformation et distribution, alimentation) sont de plus en plus basés sur l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation. L’objectif a été de produire de grandes quantités d’aliments standardisés favorisant la baisse du prix des produits alimentaires, leur facilité d’utilisation (« le prêt à manger ») et la sécurité sanitaire (Heasman et Lang, 2015). En agriculture, la spécialisation poussée des exploitations agricoles et des régions en faveur de quelques cultures majeures (Meynard et al., 2013) s’est effectuée grâce à l’augmentation massive de l’usage des intrants de synthèse (engrais minéraux, pesticides). Ces évolutions ont permis d’accroître les rendements, mais ont généré des externalités négatives : réduction de la biodiversité cultivée, importants impacts directs et indirects sur la biodiversité naturelle, pollutions. Parallèlement, les régimes alimentaires se sont uniformisés et leurs impacts sur la santé humaine sont remis en question (Fardet et Boierie, 2013). Dans le même temps les relations producteurs-consommateurs se sont distendues (Gordon et al., 2017).

Un changement profond des systèmes alimentaires dominants vers des systèmes alternatifs, voire une transformation pour atteindre l’objectif d’une alimentation saine et durable, est nécessaire. Mais la situation est complexe du fait de chaînes de valeur1 hautement mondialisées qui conditionnent les transferts de nutriments et de polluants, ainsi que de carbone, d’énergie et d’eau, ce dans un contexte où les relations entre les systèmes alimentaires ruraux, périurbains et urbains évoluent rapidement. Une telle transition nécessite donc des innovations couplées entre plusieurs composantes des systèmes alimentaires pour parvenir à une alimentation de bonne qualité (pour la santé) et durable – qui consomme avec parcimonie et minimise la pollution des ressources non renouvelables.

Cependant, la tendance des politiques publiques consiste le plus souvent à régler les problèmes par enjeu (eau, pesticides, nitrates pour l’environnement ; protéines, matières grasses, biofortifiants pour l’alimentation et la santé), par technologie (méthanisation, agriculture de précision) ou par produit-service (les circuits courts, le bio). Les limites de ces approches sectorielles pour traiter des phénomènes interdépendants sont maintenant bien connues : une solution isolée dans un domaine peut dégrader la situation dans un autre. Il est donc nécessaire de définir une nouvelle approche plus intégrée.

Le concept de santé (Vieweger et Döring, 2014) peut s’appliquer à tous les organismes vivants (hommes, animaux, plantes), et permet de prendre en compte les composantes biotiques et abiotiques (contaminants) des écosystèmes. Mais il peut aussi être mobilisé pour qualifier l’état de fonctionnement de systèmes plus complexes tels que les écosystèmes, du sol jusqu’à la planète (Whitmee et al., 2015). Même si la caractérisation et la mesure de l’état de santé restent en partie subjectives ou partiales (par exemple, les limites des études épidémiologiques), nous pensons que ce concept est fédérateur pour favoriser la communication entre domaines disciplinaires et construire un consensus dans l’analyse des interdépendances entre les écosystèmes et le bien-être des hommes.

La santé dans le domaine de l’environnement

La santé des écosystèmes dépend de leur intégrité, laquelle se mesure à leur capacité à fournir des services écosystémiques2 comme les régulations biologiques, l’épuration de l’eau (Lu et al., 2015). Un écosystème est considéré en bonne santé si sa capacité d’auto-organisation lui permet de restaurer son fonctionnement après une perturbation.

Le rôle clef de la biodiversité des sols et des paysages

Le sol est un milieu support d’une grande diversité d’habitats et d’organismes. Il agit comme un accumulateur, un transformateur et un milieu de transfert pour les cycles biogéochimiques concernant l’eau, le carbone, les sels minéraux, les métaux. La santé d’un sol est définie comme « sa capacité à fonctionner comme un système vivant clef pour soutenir la productivité biologique, promouvoir la qualité de l’environnement et maintenir la santé des plantes et des animaux » (Doran et Zeiss, 2000). Les processus physiques et chimiques qui contribuent à la santé du sol sont fortement liés aux activités des organismes qui l’habitent ainsi qu’à la structure et à la fonction des racines, fournissant des services écosystémiques (fig 1).

Les pratiques de gestion qui favorisent la santé des sols sont par exemple la rotation des cultures (Dias et al., 2014), les cultures de couverture et les engrais verts (Vukicevich et al., 2016), la réduction voire la suppression des perturbations mécaniques et chimiques (par exemple, le non-travail du sol). Ces pratiques ont généralement des effets positifs sur la régulation des maladies des plantes du fait de l’augmentation de la diversité et de l’activité des communautés microbiennes du sol (Nielsen et al., 2015). La biodiversité des sols a également une influence sur les bilans globaux de gaz à effet de serre. Selon leur gestion, ils peuvent contribuer à réduire (stockage du carbone) ou amplifier (émission de N2O) le changement climatique (Paustian et al., 2016). La biodiversité du sol permet de réguler la qualité de l’eau, la rétention et la disponibilité des nutriments et sa structure et stabilité structurale (Adhikari et Hartemink, 2016). La santé des sols peut impacter la santé des animaux, via, par exemple, le transfert de pathogènes ou la qualité des aliments (Keith et al., 2016).

La santé des sols peut impacter toute la chaîne alimentaire par ses effets sur la régulation des organismes pathogènes, la qualité de l’eau, de l’air ainsi que la qualité des aliments (Rillig et al., 2017). Le sol avec les végétations qu’il supporte affecte donc tous les compartiments du vivant.

Un paysage sain sera multifonctionnel en termes écologiques, voire culturels. Si le plus souvent un niveau de fragmentation élevé réduit le nombre de services fournis, une mosaïque paysagère ad hoc favorise les régulations biologiques et permet de réduire l’utilisation des pesticides (Birch et al., 2011).

La santé de la planète, résultante des systèmes alimentaires

La santé de la biosphère à l’échelle de la planète ou de grandes régions (biomes3) est évaluée selon son état de dégradation: euthrophisation4, état des ressources non renouvelables (ex. phosphore), mais aussi intensité du changement climatique (Gray, 2015), degré de réduction de la biodiversité (Tilman et al., 2017). C’est donc avant tout une échelle d’analyse de l’état de l’environnement. Le calcul de l’empreinte écologique permet d’estimer l’épuisement des ressources en lien avec nos modes de vie (Collins et al., 2018).

Les échanges internationaux, en particulier ceux liés à l’alimentation du bétail, sont à l’origine d’une grande partie des entrées massives d’azote et de phosphore sur de petits territoires, ce qui génère des fuites importantes vers l’atmosphère et l’hydrosphère (Wang et al., 2017), sauf à mettre au point des systèmes de recyclages coûteux. Au contraire, la diversification des paysages contribue à boucler les cycles biogéochimiques (Gordon et al., 2017). De même, la quantité de gaz à effet de serre émis par notre alimentation dépend essentiellement de la proportion de protéines animales qu’elle contient (Tilman et Clark, 2014).

Vers de nouvelles approches de la santé des plantes, des animaux et des hommes

La santé des plantes, des animaux et des hommes est souvent décrite au travers de l’intensité de maladies (Döring et al., 2014). On peut distinguer trois composantes de la santé : sanitaire (virus, bactéries…), environnementale (contaminants) et nutritionnelle (nutriments) qui dépendent pour partie de la santé des sols, des paysages et de la planète.

Du côté des plantes : biodiversité cultivée, santé du sol et des paysages

La santé des plantes peut être définie par leur capacité à fonctionner dans la limite des ressources disponibles, mais également en considérant les agressions biotiques auxquelles elles doivent faire face, avec ou sans intervention humaine suivant les approches.

Les plantes sont attaquées par des agents pathogènes qui causent une myriade de symptômes pouvant conduire à une baisse des rendements et de qualité des produits. Les recherches sur la tolérance des plantes aux stress abiotiques (climat) et biotiques (maladies, ravageurs) visent à renforcer leur capacité à maintenir leur intégrité dans des conditions environnementales défavorables. Un mécanisme repose sur la synthèse de composés secondaires d’auto-défense au niveau des racines ou de l’appareil aérien et de signaux inter-plantes (Doornbos et al., 2012). La capacité d’une plante cultivée à résister ou à tolérer les insectes nuisibles et les maladies est également liée aux propriétés biologiques, physiques et chimiques des sols (Andreote et Pereira, 2017). Ainsi, comme l’accroissement de la disponibilité en azote réduit les métabolites secondaires, la fertilisation peut augmenter la vulnérabilité des plantes aux insectes nuisibles (Altieri et Nicholls, 2003). Les cultures dans des sols riches en matières organiques avec une forte vie biologique présentent généralement une faible abondance de plusieurs insectes herbivores, en raison d’une teneur en azote soluble inférieure à celle observée en agriculture intensivement fertilisée.

Plus généralement, les associations de plantes, via des phénomènes de complémentarité, de barrières, de dilutions, etc., favorisent une meilleure santé des plantes cultivées (Ren et al., 2014). Les leviers qui permettent de réduire les pesticides sont pour partie communs avec ceux permettant de réduire les engrais de synthèse.

Santé animale : biocontrôle et conditions d’élevage

Bien que peu utilisé, le biocontrôle basé sur le développement de conditions d’élevage favorables à la santé animale, constitue une alternative thérapeutique à l’utilisation de médicaments, y compris les antibiotiques (Ducrot et al., 2017). Pour les élevages extensifs, basés sur l’utilisation de parcours et de prairies, il a été montré l’intérêt de l’utilisation de différents types de végétation (Gregorini et al., 2017). Les plantes peuvent fournir aux herbivores un éventail de composés naturels susceptibles d’améliorer leur santé et bien-être.

En revanche, de mauvaises conditions d’élevage (surfaces au sol insuffisantes, conduite sur caillebottis…) diminuent la résistance des animaux au stress oxydant. Ce stress d’origine physiologique, environnementale ou nutritionnelle peut aussi avoir des conséquences sur la santé des animaux et la qualité des produits. Par ailleurs, il existe de fortes corrélations entre différentes maladies métaboliques ou différentes pathologies infectieuses ou inflammatoires et un déficit en antioxydants (Durand et al., 2013). Le développement de la prévention pour aider les animaux à résister à la maladie serait à long terme une stratégie plus économique, écologique et socialement efficace que le traitement des affections (Provenza et Villalba, 2010).

Santé humaine : vers davantage de prévention

En 1948, l’OMS a défini la santé humaine comme « un état de bien-être physique, mental et social, et pas simplement comme l’absence de maladies ou d’infirmités ». La pollution des écosystèmes à l’échelle planétaire est peut-être la plus grande menace en ce qui concerne les maladies non transmissibles, chez les humains. Selon la Commission Lancet sur la pollution, le nombre de décès supplémentaires dus à la pollution mondiale de l’air, de l’eau et des terres en, 2015 a été estimé à neuf millions (Myers, 2017).

Cependant, la biodiversité, au-delà de son rôle pour offrir une alimentation diversifiée, participe aux avantages physiologiques, psychologiques, mais aussi à la réduction des maladies inflammatoires et à la régulation de la transmission et de la prévalence de plusieurs maladies infectieuses (Sandifer et al., 2015).

Les deux principales voies de développement des maladies chroniques sont les inflammations et le stress oxydant. Les aliments riches en polyphénols peuvent contrecarrer le stress oxydant. Les omega-3 ont un effet anti-inflammatoire et peuvent aussi contrecarrer les effets des contaminants (Hoffman et Hennig, 2017). La teneur des aliments en micronutriments dépend des façons de produire en agriculture, notamment en élevage (Duru et al., 2017), mais aussi de la part de produits ultra-transformés riches en sucres et en graisses, pauvres en micronutriments et contenant souvent des additifs qui impactent négativement notre santé (Agus et al., 2016). Nombre de ces effets passent par un changement de la composition du microbiote intestinal qu’il serait ainsi possible de « piloter » pour réduire les risques de maladies chroniques (Sommer et al., 2017).

Pour une analyse trans-domaines de la santé

L’analyse de l’agriculture, de l’environnement et de l’alimentation par la santé des écosystèmes et des organismes montre que la santé des écosystèmes dépend de leur résilience et/ou de leur intégrité, qui reposent elles-mêmes sur trois piliers: i) la biodiversité, qui fournit via les écosystèmes des services écosystémiques à l’agriculture et à la société, ii) les échanges de matière, qui contribuent au bouclage des cycles biogéochimiques, iii) l’alimentation des animaux et des hommes, et leur environnement. Cette approche devrait permettre de promouvoir des approches plutôt préventives que curatives comme c’est le cas actuellement. C’est ce que nous aborderons dans un prochain article.

Remerciements

Cette recherche a été soutenue par le programme Pour et Sur le développement régional (PSDR 4) dans le cadre du projet Accompagnement de la Transition Agroécologique – Recherche Ingénierie (ATA-RI 2016-2020) financé par l’Inra et la région Occitanie. Nous tenons à remercier la région pour sa contribution à ces travaux.

Références bibliographiques

  1. Chaîne de valeur : elle est composée de toutes les parties prenantes qui contribuent aux activités cordonnées de production et d’ajout de valeur requises pour la production de denrées alimentaires (www.fao.org/3/a-i7605f.pdf )
  2. Processus écologiques ou éléments de la structure des écosystèmes bénéfiques aux humains, ou, selon le MEA (2005), bénéfices tirés du fonctionnement des écosystèmes par les humains
  3. Ensembles d’écosystèmes caractéristiques d’une aire biogéographique
  4. Processus par lequel des nutriments s’accumulent dans un milieu ou un habitat, créant un déséquilibre généralement provoqué par l’augmentation de la concentration locale de nitrates ou de phosphates

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