Publié le 21 septembre 2018 |
0Retour sur les États généraux de la bioéthique
Pierre-Henri Duée, président de la section technique du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), et Jean-François Delfraissy, Président du CCNE
La réflexion bioéthique est là pour réfléchir ensemble, bousculer nos certitudes, discerner le sens de nos projets pour dessiner les conditions de notre bien commun. Avec les États généraux de la bioéthique, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) est devenu facilitateur d’une réflexion éthique à l’échelle nationale, embarquant l’ensemble de la société. On a changé d’échelle, avec la même exigence de regarder en face des questions aussi essentielles que celles concernant notamment la procréation et le début de la vie, la génétique, le don et les transplantations d’organes, les neurosciences, mais aussi les données de santé, l’intelligence artificielle et, plus largement, la prise en compte des facteurs environnementaux sur la santé humaine et la fin de vie.
La révision en 2011 de la dernière loi relative à la bioéthique mentionnait que « tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé doit être précédé d’un débat public sous forme d’états généraux. Ceux-ci sont organisés à l’initiative du Comité consultatif national d’éthique… ». Ces États généraux, ouverts le 18 janvier 2018, viennent de s’achever par la publication du rapport de synthèse établi par le CCNE et présenté à l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST) les 5 et 7 juin 2018.
Installant le CCNE en 1983, le Président François Mitterrand déclarait : « La science avance plus vite que l’homme… et la médecine et la biologie moderne cherchent des raisons que la seule raison ne parvient pas toujours à saisir.» On peut faire, en 2018, le constat que la connaissance scientifique n’a pas cessé de progresser, plus vite aujourd’hui qu’hier ! Il est d’ailleurs de l’intérêt de tous que cela puisse continuer, mais toutes les applications possibles de la recherche scientifique ne sauraient être nécessairement et systématiquement autorisées : ce qui est techniquement possible est-il toujours souhaitable pour la personne, pour la société ?
À titre d’exemple, la banalisation du séquençage du génome (séquençage à haut débit) d’un individu suscite des questionnements éthiques majeurs, parce qu’elle pourrait – associée à d’autres mesures – remettre en cause des pratiques dans le champ médical, notamment si cette analyse génomique donne lieu à une base normative de santé. De plus, la puissance de l’ingénierie génomique rend possible ce qui ne l’était pas auparavant, par exemple, modifier le génome germinal1
par modification des cellules reproductrices ou du zygote2
, ou soigner les maladies génétiques en l’appliquant aux cellules somatiques3
. Cela fait naître des interrogations éthiques majeures. La question se pose de la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus, avec la dérive progressive d’un objectif initial, qui est le soin, vers d’autres objectifs non médicaux, voire vers l’eugénisme.
Comment associer utilement les citoyens à cette réflexion ? En rappelant d’abord que chacun est confronté au questionnement éthique, dimension consubstantielle de son humanité et de sa responsabilité. En recueillant ensuite la diversité des opinions affirmées, des réalités rencontrées, des vulnérabilités, des expériences réalisées pour y faire face et en créant aussi les conditions d’un véritable échange. C’était l’objectif – et l’ambition – des États généraux de la bioéthique au début de l’année 2018.
Une large consultation reposant sur une pluralité d’outils…
Dans un premier temps, le CCNE avait analysé et tiré parti des expériences de consultation4
déjà menées en France et à l’étranger, notamment celles conduites par la Commission Nationale du Débat Public mais aussi les conventions ou conférences de citoyens, voire conférences de consensus. Dans ce débat, la nature même des thématiques abordées appelait différents outils complémentaires et conçus pour compenser les biais inhérents à toute modalité de consultation, mais aussi pour capter l’ensemble du savoir profane, car il était impératif de donner sa valeur à chaque opinion singulière. Ces États généraux ont donc privilégié le recueil des avis exprimés, sans entrer dans une logique de sondage. Les questions de bioéthique, par leur complexité, n’appellent pas, en effet, à simplement formuler un avis « pour » ou « contre », mais à engager et construire une réflexion sur les raisons qui motivent ces choix.
Cette consultation a été portée par différents canaux : un site Internet d’information et de consultation, des lieux diversifiés d’échanges en région, au plus près des personnes, avec la forte implication des espaces de réflexion éthique régionaux5, une écoute des experts et des porteurs d’idées à travers des rencontres et échanges avec les sociétés savantes, les associations et les grands courants de pensée, à leur demande, afin de recueillir l’éventail des points de vue sur les différents thèmes inscrits dans le périmètre des États généraux. Les modalités opératoires se voulaient exigeantes, avec des garanties de transparence. Un regard critique était assuré de manière inédite par un « comité citoyen6», composé de 22 personnes anonymes, « représentatives » de la société dans sa diversité. Elles avaient reçu au préalable une formation délivrée par des experts soucieux de présenter l’ensemble des opinions sur une question donnée.
La mobilisation citoyenne fut importante7: 271 événements ont été organisés en région et ont réuni 21 000 participants. Près de 200 000 visiteurs uniques ont visité le site Internet et 30 000 participants y ont posté près de 65 000 contributions dont l’ensemble a recueilli 833 000 votes. Il y eut 154 auditions d’associations, de sociétés savantes, de grandes institutions, de groupes de courants de pensée philosophiques ou religieux.
Certes, ce grand nombre de participations ne donne pas une évaluation scientifique de l’état de l’opinion française, mais le fait de conduire un débat public sans viser le consensus et en allant à la rencontre des citoyens a beaucoup contribué à la pluralité des arguments recueillis. Par ailleurs, l’adhésion à une charte de bonnes pratiques dans la conduite des débats en région ou sur Internet, la présence d’un médiateur répondant aux questions et réclamations des citoyens, la modération en continu du site ont permis une régulation très satisfaisante du débat.
… d’où ressortent quelques enseignements, certaines tensions et des convergences
Il serait illusoire de vouloir restituer en quelques lignes l’ensemble des argumentaires, souvent très riches, recueillis par le CCNE dans le rapport de synthèse. On notera cependant que, au-delà des opinions divergentes sur certains sujets, il existe des éléments de réflexion et des principes éthiques partagés.
Le CCNE a pointé un besoin essentiel d’information non seulement des citoyens, mais aussi des professionnels de santé. Complexes, les questions abordées témoignent de ce que l’évolution technique et scientifique de la médecine vient interroger des notions de nature philosophique ou sociologique. Élargir la réflexion au-delà des seuls experts devait éviter d’enfermer le débat dans sa dimension scientifique, mais l’appropriation par le public du contenu technique des questions mises en débat n’a été que partielle, ce qui a pu nuire à la bonne compréhension des enjeux.
Ce besoin d’information invite de fait la communauté scientifique, les médias, le CCNE et les Espaces de réflexion éthique régionaux (ERER) à approfondir leur réflexion pour mieux contribuer à l’information de la société et aux clarifications sémantiques nécessaires.
Quel soutien la société accorde-t-elle à la recherche ? Cette question fut abordée dans plusieurs des champs thématiques traités. Ainsi, l’intérêt de la recherche en neurosciences, notamment pour trouver des solutions thérapeutiques aux maladies neurologiques, semble faire consensus dans la société. De même, le soutien à la recherche publique pour mieux comprendre les questions du domaine « santé et environnement » a été rappelé, mais les experts ont été incités à se démarquer de tout conflit d’intérêts avec le monde économique concurrentiel !
Développer la recherche en génétique pour mieux comprendre la signification des variations du génome constitutif d’un individu en lien avec sa santé est un objectif que soutiennent les participants des États généraux. L’évolution très rapide et la facilité d’application des technologies d’analyse du génome annoncent aussi la généralisation de l’examen des caractéristiques génétiques d’un individu. Même si cette médecine prédictive pourrait réduire l’incidence de certaines maladies et avoir des vertus préventives, il a été rappelé que l’État ne peut obliger les citoyens à recourir à ces pratiques et que leur libre choix doit être respecté.
En ce qui concerne les recherches sur l’embryon et sur les cellules souches embryonnaires, les positions exprimées semblent a priori inconciliables. Les participants se sont prononcés sur le principe même de l’autorisation de ces recherches, plus que sur des propositions d’évolution de la loi au regard des avancées scientifiques ou des aspects précis de la loi. Pour les opposants à ces recherches, la question centrale est le statut que l’on donne à l’embryon : si l’embryon peut être qualifié d’être humain dès la fécondation, sa destruction n’est pas envisageable, serait-ce pour une recherche à finalité médicale susceptible d’entraîner un bénéfice thérapeutique. Toutefois, un certain consensus est apparu, pour ceux qui ne rejettent pas le principe de ces recherches ou sont très réservés sur leur développement : elles doivent être encadrées par la loi. Qu’il s’agisse de transhumanisme, d’eugénisme, de la création d’embryons à partir de gamètes, de la différenciation en gamètes des cellules souches, du « clonage » reproductif, une demande consensuelle est que la loi pose des limites à ne pas franchir.
Si les questions mises en débat ont divisé, cela n’a pas empêché le partage d’éléments de réflexion indépendamment de l’opinion de chacun. Ainsi, s’agissant de la question de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules, l’importance d’une structure familiale, la réalité du désir d’enfant, la conscience de la responsabilité parentale vis-à-vis de l’enfant ont constitué des positions reconnues par la grande majorité des participants. De même, la réaffirmation de la gratuité du don de gamètes, et plus largement le refus de la marchandisation du corps humain, ont été également exprimés avec force.
Au-delà des oppositions qui se sont exprimées à propos d’une aide active comme seule solution pour une maîtrise de la fin de vie, la nuance dans l’appréciation des problèmes et la diversité des arguments exprimés ont également constitué un point fort du débat public. Admettre que l’on meurt dans de mauvaises conditions en France en 2018 et reconnaître l’importance de bien comprendre les modalités d’application de la loi du 2 février 2016 (loi Claeys-Leonetti) constituent des positions largement partagées, au-delà des clivages induits par les conflits de valeurs ou d’intérêt dans des décisions complexes où règne l’incertitude.
Enfin, au cours de ces États généraux, est aussi apparu un changement dans le point de vue des concitoyens qui se sont exprimés sur la notion même de progrès médical. Alors que le débat sur la bioéthique a été jusqu’ici placé sous le signe de l’innovation, des avancées techniques et scientifiques, on a perçu de leur part une interrogation – et parfois même une inquiétude – appelant à ne pas confondre ces avancées d’une part et progrès pour l’homme et l’humanité d’autre part. Le thème de la place du patient au coeur de la médecine du futur, mais aussi celui du respect de la différence et l’expression de nouvelles solidarités se sont ainsi dégagés de la consultation. Cette demande citoyenne met donc en évidence ce qui deviendra probablement un enjeu de gouvernance majeur du système de soins de demain : la place du citoyen usager, ou futur usager, par rapport à l’administration et aux équipes médicales et soignantes.
Cette revendication, nouvelle dans le système de soins français, incite à poursuivre le dialogue bioéthique pour conserver le climat de confiance passé entre le patient et son médecin.
Après ce temps d’intelligence collective, viendra le temps du législateur. A l’automne prochain, le débat parlementaire se nourrira des enseignements des États généraux, mais aussi des avis rendus par le CCNE (consultable ici) et l’OPECST (consultable prochainement), après celui du Conseil d’État (consultable ici ), avec d’autres logiques à faire valoir.
- génome des gamètes
- cellule qui résulte de la fusion d’un gamète mâle et d’un gamète femelle au point de départ du développement
- cellules n’appartenant pas à la lignée germinale
- Le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique a publié en 2017 une « boîte à outils » portant sur les démarches de participation citoyenne. On notera aussi que le projet de loi constitutionnelle inscrit le futur CESE comme la Chambre de la société civile animant notamment la participation citoyenne.
- Sous la responsabilité des Agences régionales de santé, les Espaces de Réflexion Ethique Régionaux (ERER), lieux de formation et de documentation, ont pour mission de diffuser la culture éthique auprès des professionnels de santé et dans le grand public, en particulier par l’organisation de rencontres et de débats.
- Le comité citoyen a également donné une opinion sur deux questions inscrites au périmètre des États généraux de la bioéthique.
- Notamment, au regard de récentes consultations telles que lors des États généraux de l’alimentation.