Publié le 21 novembre 2024 |
0Phyto-victimes : la potion amère
Introduits massivement dans les cultures depuis les années 1960, les pesticides ont accompagné avec la mécanisation la fameuse « révolution silencieuse ». Un silence tel que, à l’aube des années 2000, nul ou presque ne s’inquiétait de leurs effets délétères sur la santé humaine des agriculteurs. Il faudra le long combat d’un céréalier sévèrement intoxiqué par un herbicide pour que, en 2011, le premier collectif de professionnels victimes des produits phytosanitaires voie le jour en France pour mener la bataille judiciaire. Depuis, d’autres associations se sont constituées, non sans connaître des tensions en interne. Plus récemment encore, la mobilisation tente de s’élargir aux populations proches des zones de traitement, avec plus ou moins de succès. Une enquête parue dans le 16e numéro de la revue Sesame.
Par Stéphane Thépot,
Dessin d’illustration : pesticides © Tartrais 2024
« Je pensais qu’on serait trois ou quatre, nous nous sommes rapidement retrouvés à plus de quatre-vingts médecins », s’étonne encore le Dr Pierre-Michel Périnaud. Depuis Limoges, ce généraliste de quartier a lancé en 2013 un collectif local informel de médecins libéraux pour informer et alerter sur les pesticides. Le toubib de soixante-cinq ans vient de prendre sa retraite professionnelle, mais il demeure très actif au sein de ce réseau, rapidement constitué en association, l’AMLP (Alerte des Médecins sur Les Pesticides), dont les statuts et l’appellation ont rapidement évolué. L’alerte lancée depuis le Limousin, pour répondre aux interrogations de riverains sur les pulvérisations dans les vergers de pommiers de la région, s’est répandue comme une traînée de poudre dans toute la France métropolitaine et jusqu’aux Antilles, secouées par les révélations sur l’utilisation massive du chlordécone dans les bananeraies. « Les pesticides ont largement contaminé l’environnement, aussi bien les eaux de surface que les eaux de pluie, aussi bien les sols que nos organismes », constate l’AMLP dans un appel national signé à ce jour par plus de 1 700 médecins1.
Deux ans plus tôt, une petite dizaine d’agriculteurs s’étaient retrouvés à Ruffec (Charente) sur l’exploitation de Paul François, un agriculteur atteint de troubles neurologiques suite à une intoxication par un herbicide. Le combat de ce céréalier charentais contre Monsanto a été largement médiatisé jusqu’à sa victoire définitive en octobre 2020, avec le rejet du pourvoi en cassation de la firme américaine, productrice du Lasso. Paul François, âgé aujourd’hui de soixante ans et qui a converti son exploitation à l’agriculture biologique, avait aussi obtenu dès 2010 – de haute lutte – la reconnaissance (partielle) de sa maladie professionnelle par la Mutualité Sociale Agricole (MSA), le régime de Sécurité sociale du secteur. Malades ou parents d’un agriculteur décédé, tous les participants réunis dans sa ferme décident, en mars 2011, de créer Phyto-Victimes. « La reconnaissance en tant que victime des pesticides ne peut s’obtenir sans une vraie bataille judiciaire », proclame l’association qui revendique près de 300 adhérents, des professionnels dont la santé a été affectée par l’utilisation des pesticides dans le cadre de leurs métiers. « Rien ne prédisposait ces exploitants, partie prenante d’un système agricole fondé sur l’utilisation massive de produits phytosanitaires, à s’engager dans une telle action collective », observent, dans un remarquable ouvrage publié début 2024, L’agriculture empoisonnée, le long combat des victimes des pesticides2, Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, deux sociologues du CNRS qui ont accompagné pas à pas les divers protagonistes de cette histoire peu commune pendant plus de dix ans.
La chimie est tombée dans les pommes après les abeilles
Rien ne prédisposait non plus le Dr Périnaud à apposer en 2017 sa signature à une demande de retrait du glyphosate en Europe. Le généraliste de Limoges se serait-il radicalisé ? Il raconte, dans la version française d’un grand site américain en ligne spécialisé à destination des médecins du monde entier, visiblement intrigué par son activisme et celui de son association, qu’il s’est forgé une opinion en se documentant à la demande de ses patients. Il est crucial de prendre des précautions avant même que la toxicité d’un produit, testée sur des animaux, ne soit unanimement établie chez l’homme à l’issue de longues études épidémiologiques et de controverses scientifiques entre experts, explique en substance le Dr Périnaud à Medscape3.
« Moi, quand je prescris un antibiotique, je ne le fais pas de manière préventive. »
Dr Pierre-Michel Perinaud
« Je suis médecin, pas scientifique », confirme le médecin limousin qui se déclare avant tout préoccupé par la prévention des risques, sans s’embarrasser « des chipotages sur les causalités ». Abonné à la revue Prescrire, qui cultive une farouche indépendance à l’égard des labos pharmaceutiques, le Dr Périnaud se déclare surpris des conditions d’autorisation de mise sur le marché des produits phytosanitaires pour l’agriculture. « Avant de signer une ordonnance pour un médicament, je peux connaître sa formulation complète sans être obligé de croire sur parole l’industriel qui l’a fabriqué ». Et le généraliste d’exprimer le même étonnement à l’égard de l’utilisation massive et banalisée de certains produits vétérinaires dans les élevages intensifs. « Moi, quand je prescris un antibiotique, je ne le fais pas de manière préventive. »
Pendant des décennies, cette défiance envers la pharmacopée industrielle n’a guère été de mise dans les fermes. « J’ai vu la chimie arriver sur l’exploitation comme un médicament qui répondait à tous les maux », témoigne anonymement un exploitant charentais, membre fondateur de Phyto-Victimes, dans l’un des nombreux entretiens qui ponctuent de manière très vivante le livre enquête consacré à l’association par Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete. Les pesticides, comme les engrais de synthèse, ont accompagné, avec la mécanisation des campagnes, la fameuse « révolution silencieuse » décrite par Michel Debatisse en 1963, soulignent les auteurs de L’agriculture empoisonnée. L’ouvrage de l’ancien dirigeant de la FNSEA est sorti en France une année avant Le printemps silencieux, de Rachel Carlson, considéré comme la première lanceuse d’alerte sur les ravages du DDT. « Chaque décennie suivant la Deuxième Guerre mondiale a vu l’introduction de nouvelles familles chimiques utilisées de plus en plus intensément : les organophosphorés (années 40), les organochlorés (années 50), les carbamates (années 60), les pyréthrinoïdes (années 70), les mectines (années 80), les néonicotinoïdes (années 90), etc. » Les deux sociologues renvoient notamment aux recherches d’un doctorant en histoire contemporaine de l’université Lyon-Lumière. Celui-ci s’est efforcé de retracer l’histoire de la protection phytosanitaire dans l’agriculture française durant près d’un siècle (1880-1970). « L’usage général d’un produit, ou d’une famille chimique, entraîne des phénomènes de résistance par une sélection de masse, de prolifération d’ennemis nouveaux par stimulation ou vacance de niche écologique, de destruction du cortège d’auxiliaires et des pollinisateurs », constate Rémi Fourche dans la présentation de sa thèse4.
« L’impasse chimique » décrite par l’historien ne conduit toutefois guère à s’inquiéter alors pour la santé humaine. « Jusqu’au milieu des années 2000, les médias, qu’ils soient nationaux ou régionaux, généralistes ou spécialisés dans les questions agricoles ou environnementales, montrent peu d’intérêt pour les effets des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles, alors même que les données épidémiologiques de plus en plus probantes s’accumulent dans ce domaine », constatent Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete. Ces derniers font remonter le premier article à se pencher sérieusement sur le sujet à l’année 2004. Dans L’Express daté du 25 octobre 2004, cinq agriculteurs « rompent la loi du silence ». En 2019, Rémi Fourche livre de son côté un article tiré de ses recherches à une revue trimestrielle qui s’intéresse aux articulations entre le monde du travail, l’environnement et les avancées scientifiques et techniques. Il y fait le point sur 140 ans de massacre… entomologique5. Les « ouvrières des ruchers » plus attractives que les humains, agriculteurs ou riverains, pour cette revue proche du parti communiste ?
Des pesticides sur le banc des accusés
C’est justement un apiculteur qui va faire le lien entre les professionnels agricoles et les problèmes de santé humaine. Comme beaucoup de propriétaires de ruches, Jean-Claude Cauquil voit ses abeilles tomber comme des mouches durant le printemps 2002. Pour ce professionnel installé dans le sud de la Haute-Garonne qui fait « transhumer » plusieurs centaines de ruches dans tout le Sud-Ouest, cette brutale surmortalité des abeilles n’est pas seulement un problème économique. L’apiculteur fait le lien avec les graves problèmes de santé qui les ont affectés, lui et sa famille, dans le village de Lanta et il les impute à un produit répandu dans les champs de tournesols, le fameux Régent TS, dont la substance active est le fipronil. D’autres mortalités suspectes d’abeilles sont signalées par des apiculteurs dans le département voisin du Gers. Jean-Claude Cauquil, membre de l’Union Nationale de l’Apiculture Française (Unaf) qui fédère plusieurs syndicats professionnels de la filière, se décide à porter plainte à la gendarmerie. Le producteur de miel fonde une première association de défense des victimes des pesticides agricoles, ainsi que le relate le journaliste Gilbert Laval dans Libération, dans son article « Les maux peu imaginaires des apiculteurs » le 24 février 2004.
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Grâce à la pugnacité d’un juge d’instruction de Saint-Gaudens, un vaste trafic de produits toxiques est peu à peu démantelé par les enquêteurs. En 2017, pas moins de seize responsables de coopératives agricoles et de revendeurs se pressent, avec leurs avocats, dans la petite salle d’audience du tribunal de la sous-préfecture de Haute-Garonne6. Mais le procès que J-C. Cauquil et son syndicat professionnel voulaient intenter aux géants de l’agrochimie aura fait pschitt. L’instruction visant le fipronil, fabriqué alors par BASF, se solde par un non-lieu en 2009. L’Unaf aura toutefois la satisfaction d’obtenir l’interdiction ministérielle d’enrober les semences avec cet insecticide en France, ainsi que la suspension de son concurrent, le Gaucho (imidaclopride) produit par Bayer. L’apiculteur de Lanta a, pour sa part, renoncé à établir un lien entre sa pathologie et le produit qu’il a vainement tenté d’incriminer. Depuis, il a rejoint les rangs de Phyto-Victimes.
À l’inverse de l’apiculteur de Haute-Garonne, Paul François n’a pas spontanément cherché à viser le groupe Monsanto. C’est l’avocat du président fondateur de l’association Phyto-Victimes qui a incité le céréalier charentais à se retourner contre la firme américaine, rapportent Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete dans leur livre. Maître François Lafforgue travaille au cabinet TTLA, fondé par Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff, avocats spécialisés dans le droit du travail qui ont fondé leur réputation juridique sur le dossier de l’amiante. La première difficulté pour ce professionnel aguerri sera d’adapter la stratégie du cabinet, habitué à défendre des salariés, à des travailleurs indépendants qui sont leurs propres patrons sur leurs exploitations. « Le statut de victime est d’autant plus délicat à revendiquer qu’ils sont a priori responsables de leurs propres conditions de travail et ne peuvent donc blâmer un patron mal intentionné ou négligent », exposent les deux auteurs sociologues dans l’une des premières publications7 de leur suivi au long cours de l’association. « Cette singularité rend inopérant le recours à la faute inexcusable, d’autant que ces agriculteurs sont, pour certains d’entre eux, employeurs et pourraient donc voir un de leurs salariés demander une reconnaissance de faute inexcusable à leur encontre. Même si elle reste pour l’heure virtuelle, cette éventualité est discutée par certains des membres de l’association et introduit de possibles ferments de division entre eux. » Me Lafforgue renonce par ailleurs à attaquer au pénal, instruit par le dossier de l’amiante qui n’a toujours pas trouvé d’issue judiciaire définitive.
« Chaque décennie suivant la Deuxième Guerre mondiale a vu l’introduction de nouvelles familles chimiques… »
Giovanni Prete et Jean-Noël Jouzel
Plutôt qu’un grand procès spectaculaire, l’avocat préfère taper au portefeuille en réclamant des dommages et intérêts au civil, reprochant à Monsanto de n’avoir pas assez averti son client des risques encourus. Il saisit par ailleurs la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infraction (CIVI) et obtient la reconnaissance de la maladie professionnelle d’un deuxième agriculteur, sans avoir à désigner une quelconque firme responsable. Cette stratégie financière aboutit à la création en 2021 d’un fonds d’indemnisation spécifique pour indemniser les agriculteurs, sur le modèle du fonds des victimes de l’amiante (lire « Un fonds spécial pour les victimes… et les enfants »).
Les riverains oubliés ?
« Les riverains sont encore plus mal lotis que les agriculteurs, qui sont théoriquement dans l’obligation de se protéger en utilisant ces produits », estime Corinne Lepage. L’avocate se jette à son tour dans la bataille en lançant une première action collective destinée au grand public au printemps 2024. L’ancienne ministre de l’Environnement (1995-1997) a décidé de viser directement le gouvernement, accusé de « carence » dans la fixation des distances limites d’exposition aux pesticides (de cinq ou dix mètres des maisons selon les produits en 2017, portées à vingt mètres en 2019 pour les substances les plus dangereuses). À l’origine, elle avait déjà défendu des élus locaux ayant fixé des distances minimales de 150 mètres pour la pulvérisation de produits phytosanitaires à proximité de bâtiments publics ou d’habitation. En février 2020, le Conseil d’État a finalement donné un coup d’arrêt à ces réglementations locales, estimant que seul l’État était compétent en la matière. Aujourd’hui, l’avocate s’apprête à déposer une première vague d’une trentaine de cas de riverains, préalablement sélectionnés en fonction de leurs pathologies. « Je demandais un minimum de preuves, je pensais que nous aurions davantage de demandes, avoue Corinne Lepage qui se déclare frappée par une certaine frilosité de la population. Ce sont des gens qui ont peur, seul trois d’entre eux ont accepté d’être filmés. »
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Délimiter des Zones de Non-Traitement (ZNT), à la manière des périmètres de sécurité autour des usines classées Seveso, apparaît comme une hérésie aux yeux d’un grand nombre d’exploitants agricoles, tenants d’une agriculture conventionnelle. « Une partie de la profession est dans le déni », déplore Gérard Bolet, ancien maire d’un petit village périurbain aux portes de Toulouse. Chercheur retraité de l’Inra en génétique animale, cet élu écologiste a pu constater à quel point sa tentative d’établir des distances de sécurité était « clivante » dans sa paisible commune de moins de 700 habitants. Il se déclare toujours militant « à titre personnel » de Générations Futures. L’organisation, fondée par François Veillerette, orchestre de longue date la lutte contre les effets délétères des produits phytosanitaires en France. Cet ancien de Greenpeace a lancé le mouvement dès 1992 aux côtés d’un ingénieur agronome, élu régional en Picardie. Il a aussi joué « un rôle central » dans la création de Phyto-Victimes en investissant la question des pesticides « pour construire une critique du productivisme agricole et de ses méfaits environnementaux et sanitaires », résument Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete. Ces derniers soulignent toutefois que les agriculteurs qui étoffent peu à peu le noyau des pionniers autour de Paul François, le céréalier qui a fait condamner Monsanto, sont partagés, dans leur combat juridique, sur le niveau d’engagement politique et l’ouverture à d’autres catégories professionnelles. « Le cancer, il n’a pas à être de droite ou de gauche. On a un ennemi commun, l’intolérance et le mépris de la part du lobbying de l’agroalimentaire. Ces mecs qui t’empoisonnent et te piquent tes sous ! Là-dessus, ça ne me gêne pas d’être avec la CGT même si je suis à l’opposé de leurs idées », témoigne un administrateur anonyme de Phyto-Victimes. Ceux qui reprochent à l’association d’être trop corporatiste en refusant de s’ouvrir à tous les salariés et aux riverains finissent par claquer la porte, rejoignant parfois le Comité de soutien des victimes des pesticides de l’Ouest, lancé en 2016 et qui se positionne clairement à gauche de l’échiquier politique. Ce « concurrent » de Phyto-Victimes est ouvert aux victimes d’accidents domestiques, aux riverains et aux consommateurs. À l’inverse, d’autres estiment légitime de rester entre agriculteurs et renâclent face à l’idée de Zones de Non-Traitement. « Moi, la ZNT me pose un problème, témoigne un membre de l’association. J’ai du mal à me dire qu’il faut qu’on éloigne le riverain et qu’on laisse un mec sur le tracteur à quelques mètres de sa rampe. »
Réticences
Les Phyto-Victimes ont finalement choisi de « s’institutionnaliser » en devenant une sorte de partenaire obligé pour l’État et les victimes, expliquent les auteurs de L’agriculture empoisonnée. L’association a même accepté de constituer un relais du ministère de l’Agriculture aux Antilles « qui participe à la sécurisation de ses ressources et à sa légitimation par les pouvoirs publics », soulignent Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete.
Un processus similaire d’institutionnalisation peut se retrouver à petite échelle dans le Limousin parmi la population inquiète face aux multiples traitements des pommiers. Avec des tensions identiques : « Tous les agriculteurs ne sont pas des pollueurs et tous les écologistes ne sont pas des ayatollahs », résume Fabrice Micouraud, premier président de l’association qui s’est constituée autour du bourg d’Allassac en Corrèze, Allassac ONGF. Cet ancien gendarme n’en revient pas d’avoir mobilisé jusqu’à 500 personnes sur la place du village, mais il demeure frappé par le rapide échauffement des esprits. À son grand étonnement, la sous-préfecture a préféré interdire une manifestation en 2015 en raison des risques de débordement. « Ce fut finalement un mal pour un bien », dit Fabrice Micouraud, qui se félicite d’avoir pu signer une charte avec les producteurs de pommes locaux qui prévoit des distances de non-traitement supérieures à la réglementation et un retrait progressif des produits les plus problématiques. « On a réussi à faire changer les pratiques, même si on n’a pas tout révolutionné », résume l’ancien président qui a passé la main en 2013 et qui refusait de s’engager politiquement en dénonçant « des tentatives de récupération ». En revanche, son successeur n’a pas hésité à franchir le pas en se présentant aux élections cantonales. « Travailler à élaborer une charte avec les arboriculteurs était intéressant si ça pouvait servir de modèle ailleurs, mais la pseudo-concertation avec questionnaire en ligne de la chambre d’agriculture a signé le début de la fin pour aller vers du moins-disant », déplore David Marmonier. Enseignant et syndicaliste, il constate que l’association a commencé à péricliter en « s’institutionnalisant ». L’application qui devait prévenir la population de chaque épandage sur les téléphones portables n’est plus mise à jour que par une minorité de producteurs. Il souligne en revanche une disposition alternative : l’installation de capteurs autour des vergers de Corrèze par Générations Futures.
Le Dr Périnaud confirme que l’association des riverains des pommiers du Limousin a perdu de sa vigueur initiale. « Les gens ont eu peur quand on leur a proposé de faire des prélèvements d’urine pour mesurer la contamination », témoigne le médecin de Limoges. Moins pour leur santé que pour leurs biens immobiliers. Que vaut une maison à la revente si elle est située dans une zone réputée polluée ? Selon le généraliste de l’AMLP, les jeunes propriétaires de pavillon en zone périurbaine, plus mobiles, sont plus réticents à reconnaître la contamination de leur environnement que les locataires des quartiers populaires. Le Dr Périnaud estime dérisoires les distances de sécurité acceptées par les producteurs de pommes du Limousin et il milite en faveur de l’agriculture biologique. Il a rejoint le collectif Secrets Toxiques qui conteste le mode d’évaluation de la toxicité des produits phytosanitaires par les industriels et l’Anses ainsi que leur homologation à l’échelle européenne.
Un fonds spécial pour les victimes… et les enfants
Créé par la loi de financement de la Sécurité sociale de l’année 2020, le Fonds d’Indemnisation des Victimes des Pesticides (FIVP) est piloté pour toute la France depuis la caisse MSA de Mayenne-Orne-Sarthe. Un comité examine chaque demande de reconnaissance de maladie « dans un cadre professionnel », ce qui exclut de fait les riverains et autres personnes exposées lors d’une activité de loisirs (randonneurs, chasseurs, etc.). Dès l’année 2021, le FIVP a reçu 326 dossiers pour une majorité d’exploitants agricoles (64 %) et 23 % de salariés (y compris des retraités). Mais aussi sept demandes pour des enfants exposés pendant la période prénatale.
Entorse à la notion de « maladie professionnelle », le dispositif du fonds prévoit en effet une indemnisation pour les enfants malades dont au moins l’un des deux parents a été exposé, pour un nombre limité de pathologies. Comme pour le tableau des maladies adultes, qui ne reconnaît officiellement que quatre affections (cancers du poumon et de la prostate, lymphome non hodgkinien et Parkinson). La liste n’est toutefois pas limitative, assure le comité qui instruit les dossiers.
Au 31 décembre 2023, le FIVP avait reçu 1 230 demandes, dont 22 pour des enfants. Emmy, morte à onze ans d’une leucémie, est la première mineure décédée reconnue par le FIVP. Le fonds a proposé 25 000 euros à sa mère, fleuriste, qui a calculé avoir été en contact avec pas moins de quarante-trois molécules chimiques différentes. Contrairement aux fruits et légumes, aucune norme européenne ne limite l’emploi de pesticides pour l’horticulture. Le triste sort d’Emmy, décédée en 2022, a suscité beaucoup d’émotion lors de sa récente médiatisation sous l’impulsion de l’association Phyto-Victimes, en octobre dernier. « Quand Emmy est née, elle ne pleurait pas. Elle était toute violette. Une sage-femme m’a même demandé si je m’étais droguée pendant ma grossesse », témoigne sa maman, Laure Marivain. Adhérente de l’association Phyto-Victimes, elle conteste le montant de l’indemnisation devant la cour d’appel de Rennes.
« Il n’y a pas réparation intégrale des préjudices subis par les victimes des pesticides. C’est un fonds qui est là pour rétablir des injustices pour des exploitants agricoles qui obtiennent un complément d’indemnisation sur la partie forfaitaire », explique Me Lafforgue, avocat de l’association, dans le livre de Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete. Les deux sociologues du CNRS soulignent également que le FIVP n’a pas pour corollaire l’arrêt de la commercialisation des pesticides, contrairement au Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante (FIVA). Il n’est pas financé par l’État mais par l’augmentation d’une taxe perçue sur la vente des produits phytopharmaceutiques en France. Cette taxe est plafonnée à 3,5 %
Lire aussi :
- Appel de mars 2013 de l’Alerte des médecins sur les pesticides.
- J.-N. Jouzel et G. Prete, L’agriculture empoisonnée, le long combat des victimes des pesticides, Presses de Sciences Po, 2024.
- C. Moréas, « Le Dr Périnaud en lutte contre les pesticides », édition française du journal en ligne Medscape du 13 décembre 2019.
- R. Fourche, « Contribution à l’histoire de la protection phytosanitaire dans l’agriculture française », Ruralia 2004.
- Revue Progressistes, août 2019.
- S. Bernède, « Pesticides en procès », La Dépêche du Midi, 25 novembre 2017.
- « Devenir victimes des pesticides. Le recours au droit et ses effets sur la mobilisation des agriculteurs phyto-victimes », revue Sociologie du Travail, octobre 2014.