Publié le 19 novembre 2024 |
0« Par-delà le précariat, penser le salariat agricole »
Longtemps resté dans l’ombre des projecteurs médiatiques et des préoccupations politiques, le salariat s’avère pourtant indispensable au fonctionnement des exploitations françaises, grandes ou petites. Des travailleurs et travailleuses de plus en plus nombreux mais grands oubliés des revendications sectorielles et syndicales. Combien sont-ils, comment vivent-ils ?
Par Christophe Tréhet, pour le 16e numéro de la revue Sesame,
Dessin d’illustration : salariat agricole © Man 2024,
Le coup de feu du matin passé, l’heure est à l’entretien de l’atelier et à la préparation des commandes pour l’expédition et les magasins. Élodie Leseigneur est fromagère. Avec son collègue, elle transforme chaque matin le lait des vaches normandes, montbéliardes et holstein de la ferme de La Quesne, en Seine-Maritime, pour en faire des tommes, raclettes et autres fromages à croûte lavée. Fabriqués à partir de lait cru issu d’un troupeau élevé à base d’herbe, ces produits révèlent une typicité qui fait leur succès croissant à l’échelle locale. Ce qu’Élodie Leseigneur apprécie quand elle présente les fromages de l’exploitation sur des marchés fermiers ? « Les gens qui s’arrêtent à notre stand goûtent et sentent tout de suite la différence avec les fromages des supermarchés. Cela fait notre fierté. » Arrivée quatre ans auparavant, après une reconversion professionnelle à l’âge de trente-sept ans, la fromagère est salariée de la ferme brayonne, en CDI. De l’atelier jusqu’aux cultures, en passant par l’atelier élevage, quatre autres salariés, une apprentie et plusieurs stagiaires font tourner cette structure portée par trois chefs d’exploitation réunis en Gaec. Sans cette équipe, rien ne fonctionnerait correctement ici.
La seule main-d’œuvre agricole qui augmente
L’emploi de salariés ne constitue pas un phénomène nouveau en agriculture mais, en France comme en Europe, le volume de travail qu’ils accomplissent s’avère désormais primordial. S’ils restent peu visibles, ils sont indispensables au fonctionnement même de l’agriculture française. Quelques chiffres pour en juger. Selon le dernier recensement agricole, en 2020, sur les 758 300 personnes qui travaillent de façon permanente sur les exploitations, la part des chefs d’exploitation, des coexploitants et de la main-d’œuvre familiale est certes toujours prépondérante, puisqu’elle en constitue les trois quarts, mais sa population baisse fortement, de près de 28 % en dix ans, soit plus que le déclin des exploitations elles-mêmes. Dans le même laps de temps, la part des salariés augmente de 10 %. Résultat, ces derniers représentent désormais 22,5 % des emplois. Mieux, si on y ajoute les salariés occasionnels, les saisonniers et ceux intervenant via un prestataire extérieur (Cuma, groupement d’employeurs, etc.), « de 1980 à 2020, leur contribution au travail agricole global en Équivalent Temps Plein (ETP) est passé de 17 à 3 % », observe l’association Humanité et Biodiversité1.
Normal après tout : l’augmentation de la taille moyenne des exploitations couplée au recul de la main-d’œuvre familiale conduit les chefs d’exploitation à recourir de plus en plus à des salariés, voire à leur confier le pilotage de la ferme, comme l’illustre la figure montante du chef de culture. Bien loin de l’agriculture familiale, ce cadre typique de l’agriculture dite de firme supervise des équipes de dix à trente salariés et assure le suivi, des semis à la récolte. Il ne faut toutefois pas « lire ça uniquement à l’aune de l’agrandissement et de la financiarisation, estime François Purseigle, sociologue et professeur des universités à l’AgroToulouse, le salut des petites et moyennes exploitations les plus fragiles passe aussi parfois par le recours aux salariés ». Cette fois, c’est la diversification des activités agricoles, en particulier le développement de la transformation fermière et de la vente directe, qui suscite les embauches. Et puis, il y a le développement des exploitations en forme sociétaire, Gaec et EARL principalement, qui emploient plus volontiers des salariés.
La sous-traitance en surchauffe
Mais il est un autre phénomène marquant ces dernières années, une nouvelle forme de travail en agriculture : la sous-traitance. En clair, les exploitations peuvent également mobiliser la main-d’œuvre agricole auprès de divers types de prestataires, tels les Entreprises de Travaux Agricoles (ETA), les Groupements d’Employeurs (GE) ou encore les Coopératives d’Utilisation de Matériel Agricole (Cuma). À elles de salarier le personnel. Le procédé a le vent en poupe : « En 2016, on dénombrait 52 000 salariés dans les GE agricoles, soit presque le double d’il y a dix ans, et autant dans les ETA. Dans les deux cas, on compte parmi eux 10 000 CDI », note Axel Magnan, économiste du travail, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales.
« Depuis janvier 2024, cet effectif a grimpé de 25 % » – Jennifer Marie.
Intéressons-nous plus particulièrement aux GE. Créés en 1985, surtout présents en agriculture mais également mis en œuvre dans la culture, le sport et l’animation, ils ont pour vocation de mutualiser des emplois entre plusieurs entreprises, lesquelles confient au GE le portage du contrat de travail et la responsabilité d’employeur. Selon la Mutualité sociale agricole, ils seraient plus de 3 700 en France et se concentreraient dans les territoires d’élevage, de viticulture, d’arboriculture et de maraîchage, secteurs qui ont besoin de bras. Directrice du groupement d’employeurs du Calvados, Jennifer Marie est aux premières loges pour en constater l’essor. Créée en 2016, l’association employait l’an dernier 138 ETP, avec deux tiers des postes en CDI. « Depuis janvier 2024, cet effectif a grimpé de 25 % », témoigne-t-elle. Et encore peine-t-elle à recruter pour les 300 exploitations adhérentes, tant la demande augmente en élevage, en grandes cultures ou pour les métiers en lien avec les circuits courts ou l’assistance administrative. « Certains des adhérents ont des salariés employés par le GE qui ne sont plus mutualisés mais à temps plein sur leur ferme. Cela les déleste des contraintes de recrutement et de charges administratives et les salariés continuent à avoir accès aux avantages sociaux du GE », ajoute l’un de ses membres, l’arboriculteur Olivier Chauvin.
Un salaire, mais pas la santé
Sauf que, globalement, le salariat agricole se caractérise par des conditions de travail historiquement moins bonnes que dans le reste de l’économie. « Les niveaux de rémunération demeurent en deçà de ceux de l’industrie, alors que plus de 80 % des personnes employées dans les exploitations sont des ouvriers et que leur niveau de formation est en moyenne supérieur à celui des ouvriers de l’industrie », signale Nicolas Roux, maître de conférences en sociologie à l’université de Reims Champagne-Ardenne. 40 % des salariés du maraîchage et de la viticulture perçoivent ainsi un salaire qui ne dépasse pas 1,05 fois le Smic, observait France Stratégies en 2020. Et ce alors même que « les ouvriers de l’agriculture présentent des taux d’accidents, de lésions mortelles et d’intoxication par les produits phytosanitaires nettement supérieurs aux autres catégories socioprofessionnelles et ouvrières », pointait le sociologue dans un article édifiant paru en 2023 dans la revue Économie rurale2. Un exemple ? « En 2016, parmi les 4 746 troubles musculo-squelettiques recensés en agriculture, les trois quarts sont le fait de salariés. »Un surrisque qui concerne aussi les cas de suicide : « D’après la Mutualité sociale agricole, les actifs agricoles de quinze à soixante-quatre ans (exploitants et salariés) ont un risque de suicide accru de 43 % relativement à l’ensemble des assurés des régimes de Sécurité sociale. Ce surrisque est de 36,3 % pour les non-salariés contre 47,8 % pour les salariés du secteur. »
Et puis, il y a la précarité. Un sujet que suit de près Axel Magnan. « Il y a de plus en plus de travailleurs en CDD et d’heures effectuées sous ce statut, l’augmentation étant portée par les travailleurs en contrats saisonniers. En 2016, on comptait 400 000 exploitants, 140 000 salariés en CDI et… 600 000 en CDD – dont 532 000 saisonniers ! » Comment expliquer cette fragilisation des statuts, à laquelle s’ajoute la faiblesse des salaires ? Tout simplement par la mise en concurrence des travailleurs saisonniers entre eux : « Entre les migrants pendulaires, ceux qui n’ont pas de meilleures opportunités malgré leur ancienneté comme salariés agricoles et ceux qui cherchent un complément de revenu, vous trouverez toujours quelqu’un qui acceptera de travailler au Smic et en contrat précaire face à un salarié qui voudrait faire valoir sa qualification. »
Travail sans pause
Lucie et Camille en savent quelque chose (leurs prénoms ont été changés), elles qui ont créé en 2020 le collectif El Eco Saisonnier, pour mieux informer les travailleurs agricoles saisonniers français et étrangers. Cette année-là, raconte la première, « une jeune saisonnière était morte asphyxiée dans les Alpes-de-Haute-Provence alors qu’elle avait monté un chauffage de fortune dans le véhicule où elle dormait. À l’époque, aucune compassion n’avait été exprimée dans le milieu agricole, c’était resté un simple fait divers ». Dans les régions où la main-d’œuvre saisonnière est surtout constituée de travailleurs locaux résidents, « les conditions de travail peuvent être un peu meilleures, observe Camille, mais dans les exploitations qui accueillent surtout des étrangers, les choses empirent. » Toutes deux ont signé une tribune parue dans Libération le 13 septembre dernier pour protester contre la suppression du repos hebdomadaire obligatoire des travailleurs agricoles « une fois au plus sur une période de trente jours » dans le cadre des récoltes manuelles relevant d’une appellation d’origine contrôlée ou d’une indication géographique protégée. « Malgré la médiatisation des décès d’ouvriers en 2023 dans la viticulture, rien ne bouge et tout ce qu’on nous sort, c’est ce décret qui normalise le travail sans pause », s’indignent les militantes, toutes deux saisonnières, qui refusent « d’être une variable d’ajustement ».
Exonérations et détachements
Qu’en dit Axel Magnan, qui a justement étudié l’impact des politiques publiques en matière de salariat agricole ? Cosignant en 2023 un article avec Aurélie Trouvé sur la régulation du salariat précaire3, il rappelle que l’État a fait de la compétitivité par la réduction du coût du travail l’alpha et l’omega de son intervention. Ainsi, la loi de modernisation de l’agriculture de 1995 a mis en place les exonérations de cotisations sociales patronales pour les travailleurs agricoles occasionnels dans les exploitations agricoles comme dans les groupements d’employeurs. Exonérations maintenues voire confortées jusqu’à présent. Un an après, la directive européenne sur le détachement des travailleurs a permis, quant à elle, de faire intervenir des prestataires de services soumis à la protection sociale de leur pays d’origine. Un recours au détachement qui « croît rapidement depuis les années 2000 », observent les auteurs.
De son côté, le sociologue Nicolas Roux rappelle que l’État français a également favorisé le recours à la main-d’œuvre étrangère via l’Office des Migrations Internationales (OMI) renommé Agence Nationale de l’Accueil des Étrangers et des Migrations (ANAEM) en 2005. Un organisme qui a historiquement facilité l’emploi de travailleurs maghrébins dans les exploitations de fruits et légumes du Sud de la France. « Entre 2018 et 2019, on comptait 270 000 saisonniers agricoles, dont 67 000 travailleurs détachés et 8 000 sous contrat “Omi” », remarque-t-il. Autrement dit, une majorité des saisonniers sont autochtones, mais « ces dispositifs ont banalisé les contrats de travail courts et mal payés ». Si aucun des observateurs ici cités ne nie la difficulté que peuvent rencontrer certains exploitants à trouver des candidats au salariat, « les discours patronaux sur la pénurie de main-d’œuvre en agriculture sont discutables, juge Nicolas Roux. L’agriculture continue de tourner, les fruits sont ramassés ».
Laissés sans voix
Pour mieux se faire entendre, ces salariés de la production agricole peuvent-ils miser sur les prochaines élections aux chambres d’agriculture, en janvier 2025 ? « L’un des grands enjeux pour nous c’est de faire reconnaître qu’ils assurent désormais presque la moitié du travail en agriculture. On leur demande d’être solidaires avec les exploitants pour relever les défis. Ils le souhaitent mais veulent être respectés et demandent que leur travail soit reconnu à sa juste valeur », lance d’emblée Benoît Delarce, secrétaire national en charge du dossier production agricole à la CFDT Agri-Agro (le seul syndicat que nous sommes parvenus à joindre pour cet article), un syndicat qui compte améliorer la représentation des salariés dans les instances agricoles. À ce jour, ils ne disposent que de six sièges sur trente-quatre à trente-sept au sein de la session des chambres d’agriculture départementales. Toutefois, « dans certains départements, comme dans l’Ain ou dans le Maine-et-Loire, les représentants des salariés sont invités aux réunions de bureau des chambres », souligne le syndicaliste. Qui pointe par ailleurs qu’« à la MSA, la gestion n’est pas paritaire alors que les salariés cotisent autant que les chefs d’exploitation ». Pour que le vent tourne, sans doute faudra-t-il également que les salariés des fermes et des organismes agricoles s’expriment davantage dans les votes. Leur participation a tout juste dépassé les 10 % lors des dernières élections en 2019…
Et puis, il y a cet écueil : la prise en compte des salariés est d’autant plus difficile que les relations entre eux et les agriculteurs présents dans les exploitations « sont de plus en plus intermédiées du fait de la hausse de la sous-traitance », analyse Axel Magnan. Et il est vrai que, lors des manifestations agricoles du début de l’année 2024, aucune référence aux salariés n’a été faite, « alors que ce sont aussi leurs conditions de travail qui se jouent lors des négociations ». Jusque dans les rangs de la Confédération paysanne, les propos sur le salariat restent très limités. « C’est comme si cela restait une non-question pour les syndicats d’exploitants, sauf quand il y a pénurie de main-d’œuvre », s’étonne Nicolas Roux.
« Les exploitants ne reconnaissent pas assez la montée en compétence et la prise de responsabilité de leurs salariés. Les conditions d’accueil peinent à répondre aux besoins, en termes de logement par exemple, complète François Purseigle, or l’attractivité des emplois salariés s’impose pour permettre l’arrivée de nouveaux actifs. Historiquement, dans les mondes de la recherche et du politique, à droite comme à gauche, on a fait du travail indépendant le seul vecteur d’émancipation pour les agriculteurs. Mais tant qu’on pensera ainsi, on n’arrivera pas à penser le salariat par-delà le précariat. »
Lire aussi
- Les Cahiers de la biodiversité, n° 13, consacré au salariat agricole, juillet 2024.
- Nicolas Roux, « Sur le travail insoutenable : ouvrières d’un groupement d’employeurs agricole », Économie rurale, n° 385, 83-100.
- Axel Magnan et Aurélie Trouvé, « La régulation du salariat précaire dans l’agriculture française : une analyse historique des politiques publiques », Économie rurale, n° 386, p. 25 à 44.