Publié le 5 octobre 2020 |
0Objectif « Zéro artificialisation nette » : redessiner les campagnes urbaines ? (2/2)
Par Philippe Clergeau, Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, Membre de l’Académie d’Agriculture
Dans le triptyque simplifié agriculture/sites naturels/urbanisme comme celui qu’utilise l’objectif « Zéro artificialisation nette » (ZAN)1, la construction du paysage des campagnes urbaines pourrait être repensée à la lumière de l’écologie du paysage (Landscape Ecology).
Les deux grandes variables descriptives de cette écologie du paysage sont la composition et la configuration. La composition est le taux des différents usages du sol (eau, bâti, culture, forêt…) et la configuration leur agencement les uns par rapport aux autres (en grandes taches, très dispersés, en bande…). Il est bien sûr impossible de définir une loi générique aux paysages qui sont au cœur de l’originalité de nos régions mais de grands principes méritent d’être rappelés.
Par exemple, les continuités d’habitats naturels sont indispensables pour les dispersions de la faune et de la flore et devraient innerver tous les territoires, quelle que soit leur vocation (Clergeau et al,. 2016).
De même, de grandes surfaces d’habitat naturel sont à privilégier pour une installation cohérente des écosystèmes et la présence d’espèces à grands territoires (conservation des grands massifs forestiers par exemple).
Toute une série de principes sur les formes d’habitat ont été ainsi proposés et jugés applicables partout : grande surface plutôt que plusieurs petites, habitats connectés plutôt qu’isolés, formes ramassées plutôt qu’étirées (Diamond, 1975). Cependant, le compromis entre la taille, le nombre, la connectivité et la qualité des zones protégées est certainement un défi qui aujourd’hui ne peut se suffire de ces principes (Donaldson et al,. 2017), notamment dans les espaces périurbains où la fragmentation est certainement le processus le plus marquant tant pour les espaces dits naturels que pour les espaces agricoles.
Agriculture et biodiversité
Les Schémas Régionaux de Cohérence Écologique sont une des solutions proposées pour identifier et organiser réservoirs de biodiversité et corridors écologiques, mais qu’en est-il pour l’agriculture ? Le débat land sparing versus land sharing (Lin et Fuller, 2013) invoque des définitions souvent divergentes :
– « l’économie des terres » (sparing) illustre une agriculture de haut rendement sur des terres plus réduites laissant la place à de plus grandes surfaces d’habitats naturels.
– le « partage des terres » (sharing), en revanche, permet une agriculture plus respectueuse de la biodiversité qu’elle favorise, mais avec un rendement plus faible (Green et Cornell, 2005).
Le sparing peut aussi être vu comme un zonage séparant très clairement sur de grandes surfaces les objectifs agricoles de ceux de la biodiversité et le sharing comme une invitation à une agriculture respectueuse de l’environnement (Fischer et al., 2014). Il ne peut donc être question seulement de surfaces dédiées à un objectif ou à un autre mais c’est bien leur organisation qui fait sens. Les derniers travaux de Sabrina Gaba et de Vincent Brétagnolle (2020) donnent raison aux partisans du partage des terres en montrant que les mosaïques hétérogènes mêlant différents types de cultures, des prairies, des haies et des parcelles en agriculture biologique protègent la biodiversité en n’engendrant pas de baisse de productivité.
De grands principes territoriaux
Parmi ces grands principes, on pourrait proposer de tendre vers :
- Une urbanisation de type « ville archipel » (Dubois-Taine et Chalas, 1997 ; Viard et Chapuis, 2013) développant des bourgs en périphérie de la ville et conservant des formes de ceintures vertes et agricoles autour de la ville centre (c’est le cas de la métropole de Rennes par exemple) ;
- Une conservation d’habitats naturels basée sur quelques grands espaces sources d’espèces pour la ville (forêts périurbaines, lacs, landes…) et un maillage fort de corridors écologiques (chemins boisés et ripisylves, haies pluristrates…) à travers tout le territoire périurbain, urbanisé comme agricole (le Grand Lyon par exemple) ;
- Une agriculture privilégiant une diversité d’activités, plutôt sur des petites parcelles aux abords de la ville et privilégiant une économie basée sur un système alimentaire construit avec la ville proche (lotissement maraîcher à Toulouse, fermes communautaires à Nantes, légumeries et AMAP par exemple).
Mais le véritable défi est de trouver un compromis entre ces différents objectifs selon l’histoire et les caractéristiques des lieux.
Planifier la multifonctionnalité ?
Pour l’instant, l’espace périurbain apparaît davantage comme une zone de conflits d’usage des terres que comme un territoire organisé et planifié. De plus, les politiques de développement durable favorisent plutôt les espaces naturels ou forestiers et valorisent peu les surfaces agricoles (Abrantes et al., 2010). Pourtant les zones naturelles protégées ne paraissent pas freiner les activités agricoles ni la croissance urbaine (Geniaux et Napoléone, 2011). Le problème posé semble avant tout un manque de projet territorial de la part des élus.
Même si la réglementation actuelle favorise l’étalement urbain (Mélot et al., 2018), il existe un droit de l’urbanisme qui permet de préserver les sols, les paysages, l’activité agricole ou les trames vertes et bleues (Perrin et al., 2016) : par exemple les Périmètres de Protection des Espaces Agricoles Naturels Périurbains (PEANP ou PAEN), les Plans de Paysage au sein des SCOT, les Zones agricoles protégées, les Périmètres de protection, les Schémas Régionaux de cohérence écologique (SRCE) ou les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT). Les cahiers des charges et référentiels de l’agroécologie fournissent aussi des outils intéressants pour guider un développement durable des activités agricoles (Grémillet et Fosse, 2020).
Dans certains cas déjà, leur mise en œuvre structure et organise progressivement le territoire périurbain. La métropole du Grand Clermont (45% d’espaces agricoles) a ainsi développé un PAT qui affiche des objectifs de ZAN, de transition et de résilience. La métropole veut notamment prévoir une autoalimentation et cherche à comprendre les relations entre agriculture et environnement d’une part, et entre agriculture et économie d’autre part. Dans le cadre d’un programme de recherche du Plan Urbanisme Construction Architecture qui intègre notamment des géographes et des architectes, ce PAT s’impose une approche holistique et propose le développement du maraîchage et de la viticulture plutôt qu’une production céréalière (Robin, 2020).
De son côté, l’Eurométropole de Strasbourg, constituée pour un tiers de territoire urbain, pour un tiers d’agriculture et un tiers de forêt, s’est engagée sur la transition agricole en collaboration avec la Chambre d’Agriculture et de nombreux processus participatifs pour entamer des négociations sur le foncier, les plantations de haies, la diversification des exploitations vers une agriculture biologique. 850 hectares en zones AU (zone à urbaniser) y ont été reclassés en A (vocation agricole) ou N (vocation naturelle).
Citons aussi, en Ile-de-France, la commune de Chambourcy qui, malgré la pression foncière, va créer des cultures maraîchères et des vergers sur une friche de 35 hectares, ou le nouveau maire de Rungis qui veut modifier son PLU et les projets de logements déjà programmés pour sauver 37 hectares de terres agricoles…
Mais le droit existant n’est souvent pas mis en œuvre et, quand il l’est, n’implique pas une transversalité des objectifs agricoles, naturels et urbanistiques. De plus, la seule protection foncière apparaissant insuffisante à maintenir les exploitations agricoles dans les territoires périurbains, il faudrait qu’elles soient clairement intégrées dans les systèmes alimentaires urbains (Sonnino, 2016). C’est ce que tente de faire le Grand Clermont.
Vers des projets agriurbains
La protection des espaces agricoles n’est pas un problème appelant automatiquement à des innovations institutionnelles comme les PAEN, mais plutôt un choix public qui se situe dans la sphère du débat entre intérêt privé et valeurs collectives. Donc, plus qu’une inscription dans un PLU ou PLUi, c’est, dans un premier temps, la construction d’un projet agriurbain qui favorisera ensuite des engagements des collectivités en matière de protections foncières agricoles (Perrin 2013 ; Desrousseaux et Schmitt, 2018. Voir aussi à ce sujet le rapport de Plante & Cité et Terres en ville, 2017).
Conclusions
Une idée forte est que l’agriculture pourrait participer très activement à la réflexion « Zéro artificialisation nette » et notamment à la structuration des campagnes dites urbaines en y proposant des objectifs concrets d’organisation du paysage. Il faudrait que les chambres d’agriculture, les organisations syndicales et la SAFER veuillent réellement discuter de leur rôle, et formuler des propositions, dans ces projets de territoire.
Pour un paysage harmonieux dans la durabilité de ses usages et de ses composantes géographiques et écologiques, il est donc souhaitable de repenser nos façons d’habiter l’espace et de construire des territoires, non seulement dans la conception des villes et des infrastructures de mobilité, mais aussi dans la production alimentaire et l’échange de biens vitaux. Il ne s’agit alors plus seulement d’objectifs scientifiques ou théoriques mais bien d’un projet politique fondé sur une organisation opérationnelle. Et, comme nous l’avons souligné, c’est bien le projet territorial basé sur des stratégies alimentaires et la prise en compte d’une biodiversité fonctionnelle qui doit être visé pour proposer un agencement spatial des campagnes urbaines.
La « sobriété foncière » qui semble animer de plus en plus les collectivités et les urbanistes ne peut rester l’unique objectif du ZAN. Ses conséquences sur la (sur)densification urbaine ne peuvent être négligées. Outre une planification (semblable à celles des pays nord-européens) organisant le parcellaire du périurbain (tailles des parcelles, caractéristiques des haies, espaces naturels, croissance de certains bourgs…), il ne fait aucun doute qu’il faille impliquer dans la gouvernance territoriale tous les acteurs majeurs d’une transition agriurbaine, dont, évidemment, les agriculteurs.
Il serait aussi souhaitable de casser les « silos » qui existent depuis les collectivités locales et leurs différents services jusqu’au gouvernement et ses différents ministères. Ce sont des freins évidents à la construction de projets politiques transversaux et durables. L’artificialisation devrait aussi être reconnue comme un impact majeur sur l’environnement et intégré pleinement dans les évaluations environnementales.
Enfin, il conviendrait de désigner certains organismes pour organiser et analyser toutes les questions de fond que soulève le projet de campagnes urbaines. Ainsi « l’Observatoire de l’artificialisation des sols » (CEREMA, IGN, IRSTEA) doit aujourd’hui fournir des bases de données et suivre ces dynamiques ; il pourrait aussi référencer les organisations des acteurs et les scénarios nécessaires pour imaginer des paysages répondant transversalement aux objectifs multiples du ZAN. Même si chaque territoire a sa dynamique propre, des grands principes et des cas exemplaires doivent être identifiés et valorisés. Le ZAN fournit une extraordinaire occasion pour tester et valider différentes formes d’agriculture et de circuits alimentaires et les « imbrications » (Poulot, 2008) entre espaces agricoles, naturels et urbains.
Remerciements : je remercie vivement Pierre Donadieu, Claude Napoléone, Pierre-Marie Tricaud et Maylis Desrousseaux pour leurs relectures constructives et les suggestions qu’ils ont apportées sur ce texte
Voir les références bibliographiques de l’article ici.
Voir la première partie du dossier
- un objectif de politique publique inscrit dans le Plan biodiversité de 2018 et relancé depuis la fin 2019