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À mots découverts cacao durable

Publié le 22 mai 2023 |

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Le mythe du « cacao durable » [2/2]

Par François Ruf, économiste, UMR ART-DEV, CIRAD – ©Cayambe

En Côte d’Ivoire, les standards dits de durabilité sont venus renforcer la pression du rendement cacaoyer sur l’environnement et la main d’œuvre. Quelles solutions reste-t-il pour les planteurs et comment conserver les dernières forêts du pays ?

Les planteurs rattrapés par la dépendance aux intrants

Après s’être partiellement substituées aux rentes forêt et travail, ces consommations d’intrants peuvent se retourner contre les planteurs et la Côte d’Ivoire. En effet, elles contribuent à l’excès d’offre de cacao et donc à la baisse du cours mondial, à l’endettement et à l’appauvrissement des planteurs, en les faisant dépendre d’intrants importés alors que les prix augmentent de 40% à 100%, et accroissent le risque d’épuiser le cacaoyer, pour voir chuter la production quelques années après.

Les planteurs en observent eux-mêmes les conséquences. Par exemple, ils accusent de plus en plus les engrais de favoriser la maladie du swollen shoot1, laquelle peut être interprétée comme un des effets de la déforestation massive et de pratiques proches de la monoculture. Or, les agences de certification de « cacao durable » et les multinationales s’y intéressent peu. La recherche agronomique ne propose pas grand-chose non plus.

Les planteurs doivent donc trouver leurs propres solutions de durabilité. Par exemple, certains producteurs affirment avoir identifié des marques d’herbicides qui, selon eux, ralentiraient la propagation de la maladie dans les plantations adultes. Plus certain et déjà démontré, les planteurs ont inventé et diffusé une technique agroforestière, l’association avec l’anacardier, qui permet de mieux réussir la replantation cacaoyère, y compris dans les zones infestées de swollen shoot. Plus de trente ans auparavant, les planteurs avaient déjà mis au point une autre technique agroforestière, l’introduction d’une igname « cocoassie », variété qui peut se développer sous l’ombrage des cacaoyers adultes. Une part de sécurité alimentaire est ainsi garantie au planteur, même s’il n’a plus de réserve de terre.

« Pour les planteurs, la durabilité est d’abord celle de leurs revenus et de leur existence »

On pourrait ajouter plus récemment les innovations paysannes de replantation cacaoyère avec application de fiente de poulet ou de fumier de mouton au fonds des trous recevant les jeunes plants. On est là au cœur du « cacao durable » et toutes ces techniques sont les seules à s’être diffusées sur des dizaines de milliers d’hectares, à avoir acquis une ampleur nationale… Ce sont les planteurs qui les ont inventées et diffusées ! Les instances créées autour du cacao durable n’y ont joué aucun rôle. Mais pour les planteurs, la durabilité est d’abord celle de leurs revenus et de leur existence. Parfois, la replantation cacaoyère est d’une difficulté insurmontable, entraînant l’abandon au moins partiel du cacao et une reconversion, en l’occurrence vers l’hévéa. Ce mouvement est tellement puissant que la Côte d’Ivoire produit désormais un million de tonnes de caoutchouc.

Enfin, la volonté de durabilité des planteurs, vue comme le maintien de leurs conditions d’existence, nous ramène aux conditions historiques et universelles de la production de cacao : le front pionnier vers de  nouvelles forêts à défricher. Dans les années 2020, cette « nouvelle forêt » se trouve encore dans quelques réserves naturelles en Côte d’Ivoire mais est désormais surtout au Liberia où se prépare probablement le prochain boom du cacao, celui du XXIe siècle.

Changement de génération et règles d’héritage

Un planteur migrant des années 1970-80 avait souvent deux femmes et une dizaine d’enfants. Certains de ces enfants sortent de l’agriculture (s’orientant vers la ville ou l’orpaillage), d’autres vont se partager la ou les plantations du père ou de l’oncle, quitte à se convertir en planteurs d’hévéas, et d’autres enfin vont se chercher une « nouvelle forêt » pour planter du cacao avec quelques chances de succès. Ils ont contribué à créer les nouvelles boucles du cacao des années 2000-2020, principalement aux dépens des dernières forêts classées du pays. Même en supposant que les migrations depuis le Burkina Faso et le Mali s’interrompent, ce qui est loin d’être le cas, la dynamique d’expansion cacaoyère et de déforestation se maintiendrait de l’intérieur.

Par ailleurs, les conflits d’héritages, notamment les tensions entre fils et neveux sur les plantations transmises par la voie maternelle, traditionnelles et encore fréquentes chez les Akan, contribuent à bloquer les investissements dans la réhabilitation ou la replantation. Si un planteur a hérité comme neveu, c’est-à-dire comme le fils de la sœur du défunt, il a de plus en plus de mal à transférer sa plantation à son propre fils. Les cousins vont s’y opposer. Ces conflits poussent à entrer dans la forêt de la Bossématié ou à partir vers les forêts du Liberia. Ces dimensions démographiques et sociales sont souvent oubliées, voire ignorées, des promoteurs du « cacao durable ». 

La forêt brûle et l’on regarde ailleurs… vers « l’agroforesterie »

Bien qu’elles communiquent beaucoup à propos de durabilité, les agences de certification comme les multinationales ont pour l’instant échoué au regard des définitions proposées, en particulier un cacao supposé produit sans défrichement de forêt. Elles ont d’abord longtemps ignoré la déforestation, se concentrant sur les plantations existantes. Puis les multinationales ont commencé à parler de reforestation et d’agroforesterie. Elles ont lancé « l’initiative cacao forêt » et communiqué sur la distribution de millions de plants d’arbres. Une telle distribution peut correspondre à des besoins et initiatives paysannes. Par exemple, certaines communautés utilisent ces plants pour créer des haies vives autour des cacaoyères, comme protection contre les vents et surtout comme marqueur de la propriété de la plantation.

« Un système agroforestier n’est de toute façon pas une forêt »

Mais cette distribution peut aussi devenir du « greenwashing ». D’une part, à notre connaissance, il y a peu ou pas d’évaluations portant sur le nombre d’arbres réellement plantés et survivants. Le taux de survie nous apparaît très faible. Une partie des plants meurt dans le transport, une autre dans les coopératives qui s’en désintéressent ou au champ. De nombreux planteurs abattent en effet les jeunes arbres, et en laissent quelques-uns en bordure de route pour ne pas se fâcher avec la coopérative. Sur ce point, des évaluations s’avèrent nécessaires. Peut-être faut-il encourager les quelques initiatives de planteurs utilisant les arbres en haies et marqueurs de propriété.

Surtout, un système agroforestier n’est de toute façon pas une forêt – il est très éloigné de sa biodiversité et de sa complexité. A fortiori une « agroforesterie » se limitant à introduire quelques essences comme l’ »Akpi » ou le « fraké » dans une cacaoyère n’a rien à voir avec une forêt tropicale, ni même avec une « agroforêt ». Ainsi lorsque deux multinationales se déclarent « forest positive » au prétexte d’avoir distribué des millions de plants d’arbres, convertis sur le papier en milliers d’hectares « d’agroforêts », cela relève d’un mélange d’ignorance et de manipulation. C’est typiquement du « greenwashing ».

Échec des standards « cacao durable » et dysfonctionnements de la filière

On ne peut pas davantage éluder, dans la commercialisation du cacao, les dysfonctionnements, les problèmes de corruption, les tricheries qui amènent aux détournements des primes supposément versées pour les « standards durables » ainsi qu’au non-respect du prix officiel du cacao et au trucage systématique des balances. Mais nombre de multinationales font mine de ne rien voir, d’autant que les fèves de cacao sortant des forêts classées et de leurs sols encore riches sont plus grosses. Elles garantissent un meilleur taux d’extraction de beurre, et sont très profitables à l’industrie du broyage.

« En termes crus, les standards de cacao dit durable ont amplifié la corruption et les tricheries »

La traçabilité des fèves de cacao relève ainsi du mythe (lire encadré « Le cacao, à la trace ? »). Il n’y en a aucune en amont des coopératives, lesquelles passent beaucoup de temps à convertir des fèves venues de nombreux horizons, notamment de forêts classées et réserves nationales, en « cacao certifié durable, issu de leurs membres ». Les mélanges sont fréquents. En termes crus, les standards de cacao dit durable ont amplifié la corruption et les tricheries. On voit mal comment l’Union Européenne pourra vérifier le respect de sa loi interdisant d’importer du cacao produit dans les forêts. Par ailleurs, comme nous l’avons rappelé au colloque de recherche cacaoyère de l’ICCO en décembre 2022, on peut se demander pourquoi le Liberia se verrait refuser la déforestation massive que la Côte d’Ivoire et le Ghana ont pratiqué pendant des dizaines d’années.

Sauf exception, les multinationales et agences de certification ne maîtrisent pas bien les concepts de productivité et de rémunération du travail. Elles ne sont toujours pas outillées pour comprendre les stratégies et les innovations des planteurs. Selon les multinationales, les agences de certification, les politiques, voire certains instituts de recherche et divers experts, les gains de rendement vont créer un « cacao durable » et dissuader les planteurs de défricher les forêts. Ce discours récurrent vieux de dizaines d’années est, lui aussi, un mythe. Plus le cacao est attractif, plus les migrants sont attirés par les forêts.

Le cacao, à la trace ?

Une forte proportion de grosses fèves dans des lots de cacao arrivant au port pourrait presque indiquer l’origine « forêt ou déforestation récente ». Mais les pisteurs, coopératives et divers négociants sont très habiles pour mélanger le cacao de diverses origines. Par exemple, dans la région de Bonon dans les années 2000, les intermédiaires mélangeaient méticuleusement les grosses fèves sortant du parc national de la Marahoué avec les fèves plates issues de plantations dégradées du domaine rural environnant. Le même processus se répète aujourd’hui autour de la « réserve naturelle » de la Bossématié. Le processus est universel, et fait partie du cycle du cacao. Nous l’avons aussi observé en 2000 en Indonésie : les grosses fèves venues de montagnes récemment défrichées étaient très recherchées par les intermédiaires et les stations d’achat de multinationales pour contrebalancer les fèves globalement petites dans ce pays.

En 2023, la reproduction du modèle

Aujourd’hui, même si les intrants chimiques et quelques pratiques comme la taille des cacaoyers jouent un rôle partiel dans le maintien de la production ivoirienne, même si la filière devrait s’intéresser aux innovations des planteurs, notamment aux fertilisants organiques, ou à leurs propres initiatives agroforestières, comme l’association anacardier-cacaoyer, le binôme migration-déforestation reste encore le facteur essentiel de l’expansion cacaoyère, de la hausse de l’offre et de la chute du cours.

C’est encore le cas en Côte d’Ivoire aux dépens des dernières forêts théoriquement protégées comme la Bossématié. Mais c’est aussi le cas de la grande forêt dense du Liberia qui va disparaître à son tour, entraînée dans un nouveau boom du cacao. Le fossé entre le virtuel – la communication d’une majorité de multinationales et agences de certification – et la réalité de la déforestation n’a jamais été aussi grand. Quant à la distribution de plants d’arbres, elle semble servir à certaines multinationales à communiquer sur un cacao prétendu « carbon neutral », plus dans leur propre intérêt qu’au service des planteurs.

« Une compagnie forestière peut entrer dans une plantation, en sortir trois arbres et détruire 200 cacaoyers au passage sans indemniser le planteur »

Les quelques tentatives – souvent celles d’individus, parfois d’instituts de recherche – pour réellement construire un « cacao durable » sans défrichements de forêts, sans intrants chimiques, ne peuvent réussir qu’en s’inspirant des innovations paysannes, techniques et sociales. Le cacao durable est et sera principalement construit par les planteurs… sous réserve que les politiques publiques n’entravent pas leurs capacités d’entrepreneurs.

Le meilleur exemple en est « l’agroforesterie ». Depuis deux ou trois ans, les instances publiques et la majorité des multinationales en ont fait le fer de lance de leur communication, et des millions de dollars sont affectés à la production et distribution de plants. Or, pendant des dizaines d’années, les planteurs ont fait l’expérience d’une législation qui les prive de la propriété et de la valeur du bois – captée par les forestiers et les structures de l’État. Une compagnie forestière peut entrer dans une plantation, en sortir trois arbres et détruire 200 cacaoyers au passage sans indemniser le planteur. C’est une des principales raisons de l’élimination systématique des arbres par les planteurs et du défrichement de la forêt : une stratégie d’évitement des forestiers.

« … Le couvert agroforestier au-dessus des cacaoyers se régénèrerait en moins de 15 ans dans tout le pays »

Tout cela a été documenté et prouvé par de multiples travaux de recherche en Côte d’Ivoire et au Ghana depuis plus de 15 ans. Même si, théoriquement, la loi a récemment changé, l’arbre planté appartenant désormais au propriétaire foncier, très peu de planteurs le savent et il reste beaucoup d’ambiguïtés sur la « propriété foncière ». Accessoirement, les taxes perdurent. Surtout, cette loi concerne l’arbre « planté » alors même que des chercheurs du CIRAD sont en train de démontrer que la régénération naturelle est la meilleure solution. En Côte d’Ivoire, si les planteurs n’avaient plus rien à craindre des forestiers et de certaines structures de l’État, s’ils se sentaient propriétaires des arbres plantés et poussant spontanément dans leurs plantations, s’ils étaient libres de commercialiser le bois, le couvert agroforestier au-dessus des cacaoyers se régénèrerait en moins de 15 ans dans tout le pays.

Plus besoin de « promotion » et « conscientisation » des planteurs, plus besoin de « projets agroforestiers » là où il faudrait seulement des appuis beaucoup plus ciblés. Là encore, on pourrait s’inspirer des solutions locales imaginées par les planteurs et les scieurs informels qui commencent à partager la ressource un peu plus équitablement, par exemple sur les fronts pionniers de Man, à l’ouest de la Côte d’Ivoire.

« Ceux et celles qui souhaitent soutenir les innovations paysannes doivent en même temps éviter instrumentalisation et « greenwashing » »

Ainsi, ceux et celles qui souhaitent soutenir les innovations paysannes doivent en même temps éviter instrumentalisation et « greenwashing ». La déforestation des années 2010 et 2020 démontre que, sauf exception, ni les structures d’État ni la majorité des multinationales ne s’intéressent véritablement à un ‘cacao durable’ qui serait dans l’intérêt des planteurs et permettrait de conserver les toutes dernières forêts. En 2030, à quoi servirait de « co-construire » cette « durabilité » de systèmes agroforestiers et d’interdire la « déforestation importée » si les toutes dernières forêts tropicales d’Afrique de l’ouest avaient déjà disparu ? Dans le cas de forêts comme la Bossématié, on peut fixer l’horizon à 2024.

Une agroforesterie responsable, composante d’un « cacao durable », passe par une action préalable et forte de protection des « communs », les toutes dernières forêts du pays. Alors, sur les parcelles privées, l’agroforesterie et d’autres techniques de même type, ainsi que plus globalement un « cacao durable » se développeront très certainement de façon spontanée, s’ils sont laissés à l’agriculture familiale, libérée des entraves juridiques. Les éventuels projets et programmes viendront alors en appui à ces dynamiques.

Cet article a été rédigé pour la revue Sesame d’après des travaux publiés dans les Cahiers d’agriculture : Ruf F., 2021. Les standards dits durables appauvrissent-ils les planteurs de cacao ? Interactions entre déforestation en Côte d’Ivoire et au Libéria, crédit à l’achat d’engrais et baisse des cours. Cah. Agric. 2021, 30, 38, doi.org/10.1051/cagri/2021024

LIRE AUSSI :

  1. Maladie virale provoquant mosaïque des feuilles et enflure des rameaux, due au Cocoa Swollen Shoot Virus (CSSV). Voir par exemple : https://www.cirad.fr/dans-le-monde/cirad-dans-le-monde/projets/projet-cocoa4future

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