Publié le 22 mai 2023 |
0Le mythe du « cacao durable » [1/2]
Par François Ruf, économiste, UMR ART-DEV, CIRAD
Parler de « cacao durable », c’est entretenir le mythe de la durabilité d’une filière dont les retombées écologiques et sociales continuent de poser problème. Analyse dans cet article en deux volets.
En mai 2021, deux petites colonnes de véhicules se croisent sur l’épouvantable piste qui relie la ville d’Abengourou au village de Zaranou, longeant la forêt classée de la Bossématié. La première quitte Abengourou avec officiels et journalistes pour promouvoir l’agroforesterie et la « journée de l’arbre en Côte d’Ivoire » et planter symboliquement cinq arbres au cœur du village de Zaranou. La seconde revient de Zaranou et de la forêt de la Bossematié, avec des chercheurs et une ONG qui constatent une fois de plus la destruction de milliers d’hectares de la forêt dite classée, progressivement et méticuleusement convertie en cacaoyère par des réseaux de planteurs clandestins avec de multiples complicités. Deux ans plus tard, alors que la forêt a été surclassée « réserve naturelle », les images satellites prouvent que la déforestation s’accroît. Accessoirement, les cinq plants d’arbres sont tous morts. Tout un symbole du paradigme « Forêt, Agroforesterie, cacao et Politique »
Légende, de gauche à droite :
Destruction systématique de la forêt par les clandestins, ici par la technique du feu au pied des géants de la forêt – Promotion de la plantation d’arbres à Zaranou, à quelques kilomètres de la forêt classée de la Bossématié – Destruction systématique de la forêt par les clandestins, ici par la technique d’annelation des troncs puis application d’herbicide
Au risque de rappeler une banalité, une plante, ou même un arbre, ou même le fruit de cet arbre, n’est pas en soi « durable » ou « non durable ». Ce qui compte est l’itinéraire technique appliqué à la culture et les conditions écologiques, économiques, sociales et politiques de son développement. Plutôt que de « cacao durable », il vaudrait donc mieux parler d’un « secteur cacao durable » ou d’une « chaîne de valeur cacao durable », d’autant que le partage de la valeur entre acteurs est une condition majeure de la durabilité. Mais ce raccourci sémantique convient à beaucoup d’acteurs car il contribue à entretenir le mythe de la durabilité.
Une « filière de cacao durable » peut se définir par un ensemble de capacités : créer des plantations sans défricher la forêt tropicale, replanter une cacaoyère, réduire la dépendance aux intrants chimiques, diversifier les revenus pour réduire les risques du planteur, équilibrer les revenus entre tous les acteurs de la filière, réduire le travail des enfants.
« Un modèle extractif, universel, de cacaoyers « dévorant » la forêt tropicale »
Or, quatre siècles d’histoire du cacao démontrent que la filière est très éloignée de cette définition. Certaines conditions écologiques et sociales se reproduisent inexorablement, générant un modèle extractif, universel, de cacaoyers « dévorant » la forêt tropicale, un cycle qui se reproduit de pays en pays, avec des migrations massives, des booms et des récessions, et avec des spécificités culturelles et politiques par pays et par région.
Nous prenons ici l’exemple de la Côte d’Ivoire en terminant par le Liberia voisin, nouveau territoire où s’applique le modèle, pendant que les instances officielles de tous bords, publiques et privées, clament la zéro-déforestation, l’agroforesterie, l’initiative cacao-forêt, et l’interdiction de la déforestation importée.
La rente forêt, le travail des migrants et le capital cacaoyer
La rente forêt
C’est l’avantage agronomique que génère la croissance d’une forêt pendant plusieurs dizaines d’années, construisant la fertilité par la matière organique accumulée dans le sol, éliminant les plantes annuelles et donc les mauvaises herbes en faisant obstacle à la lumière, et générant de l’humidité. Ces propriétés bénéficient au moins quelques années au cacaoyer après le défrichement mais elles vont disparaître avec le temps, au fur et à mesure que la forêt disparaît.
Après plusieurs années de culture du cacao, les bio agresseurs (insectes, champignons, virus) commencent à s’adapter au cacaoyer. Fréquemment, le choix de cultures de « plein soleil » génère aussi une pression croissante des bio-agresseurs peu présents au début d’un cycle cacaoyer. En d’autres termes, défricher une forêt tropicale permet de construire rapidement un patrimoine, de générer des revenus rapidement et ce, sans intrants chimiques, donc à bas coût pendant quelques années, mais évoluant ensuite inexorablement à la hausse.
La rente travail
C’est la seconde rente intervenant dans le bas coût de production au début d’un cycle du cacao. L’existence d’une forêt tropicale suppose implicitement une faible densité de population locale. A elle seule, cette population ne pourrait pas enclencher un processus de défrichement, d’expansion, et générer un boom cacao. Le travail est donc apporté par des migrants venus de régions voisines, généralement pauvres (esclaves affranchis au Venezuela au XIXe siècle, chômeurs des Andes en Équateur, paysans et éleveurs du Sahel …). Ils apportent le travail nécessaire à bas coût d’autant que leur moyens d’existence ont été pris en charge dans une autre région.
Les migrants cherchent à la fois une terre et cette « rente forêt » condamnée à disparaître. Ils sont continuellement, eux puis leurs enfants, à la recherche de ces deux biens sur le mode d’un front pionnier.
Le capital cacaoyer
Depuis quatre siècles, la combinaison « forêt – rente forêt » et « migrations-travail- rente travail » constituent les principaux facteurs de formation d’un capital -les plantations de cacao-, et de la production de fèves de cacao. En d’autres termes, pour créer un capital cacaoyer, il n’y a pas besoin de beaucoup de capital monétaire d’autant que la terre est facilement cédée par les autochtones. La rente foncière est quasi inexistante au départ d’un front pionnier.
Pour reprendre le principe marxiste de l’accumulation primitive du capital, les débuts d’une économie cacaoyère reposent sur le talent de l’agriculture familiale à convertir travail et ressources naturelles en capital. Les planteurs en deviennent propriétaires mais ce capital est fragile, menacé à terme d’obsolescence et de baisse de productivité.
La Côte d’Ivoire est un archétype de ce modèle universel basé sur une expansion géographique et économique par la déforestation. Sa place de champion mondial du cacao s’explique par l’abondance de sa forêt tropicale et les migrations massives qui l’ont détruite. A la fois spontanées et encouragées par les politiques publiques, ces migrations sont venues du centre et du nord du pays, mais surtout du Burkina Faso. D’est en ouest, le cacao a littéralement déforesté la Côte d’Ivoire, d’est en ouest, n’épargnant que le massif de Taï à l’ouest et quelques morceaux de forêts à l’est, qui se trouvent aujourd’hui sous la pression des migrants.
Tentatives de substituts aux rentes forêt et travail
Le niveau de déforestation national et ses incidences sur la dégradation des ressources naturelles, et probablement sur le changement climatique, est tel qu’une partie des planteurs échouent dans la replantation et abandonnent le cacao, passant à d’autres cultures comme l’hévéa. La rente travail disparaît également dans ce déroulement du cycle du cacao. Ayant moins d’opportunités d’accéder à la terre, les manœuvres accompagnent les processus de diversification vers l’hévéa et l’orpaillage. Les métayers (appelés localement ‘abusa’) quittent le cacao pour se reconvertir en saigneurs d’hévéas ou orpailleurs.
Si les planteurs s’accrochent au cacao dans les régions déforestées, ils doivent utiliser les rares moyens d’économiser du travail, comme les herbicides, et trouver des alternatives à la rente forêt. L’un de ces substituts est l’engrais minéral. Son adoption par les planteurs de cacao en Côte d’Ivoire n’a commencé qu’à la fin des années 1990.
Les engrais et les pesticides
Ces intrants chimiques sont de fait des facteurs d’amélioration des rendements. Cependant, les planteurs ont d’abord utilisé l’engrais dans les cacaoyères vieillissantes pour retarder la phase de mortalité, donc dans une stratégie de « durabilité », puis ils s’en sont progressivement servis pour augmenter les rendements des plantations jeunes. Quant aux pesticides, les planteurs traitent de plus en plus leurs cacaoyères, considérant ces traitements comme nécessaires et incontournables pour maintenir leurs rendements : pour eux « pas de cacao sans pesticides ». Du point de vue des planteurs, en 2023, les insecticides font partie de la durabilité du cacao, du moins de la survie économique de leur exploitation cacaoyère.
« Ces standards dits de durabilité sont donc devenus des compromis…»
La consommation d’insecticides et d’engrais chimiques résulte ainsi en partie de la disparition de la forêt et de la rente forêt, y compris de la disparition des arbres d’ombrage, peut-être aussi de la diminution des superficies en cacao dans les exploitations, sous l’effet d’héritages successifs. Mais elle a été aussi poussée par le « système », un ensemble composé de bailleurs de fonds, de multinationales du cacao, de coopératives, d’ agences de crédit, et d’agences de certification d’un standard « cacao durable ». Les agences de certification Rain Forest Alliance, Utz, Fairtrade, voulaient promouvoir un cacao plus respectueux de l’environnement et plus éthique, c’est-à-dire plus équitable pour les communautés.
Pour cela, elles ont établi des alliances et conventions avec les multinationales du cacao, qui voulaient se protéger du lobbying des ONG environnementalistes, mais qui entendaient aussi la durabilité comme celle de leurs approvisionnements. Ces standards dits de durabilité sont donc devenus des compromis entre la promotion de « l’agroforesterie » (se limitant souvent à introduire quelques plants d’arbres dans la cacaoyère) et des « bonnes pratiques agricoles » dont la finalité essentielle est d’augmenter les rendements en cacao. Du même coup, ce système de certification est devenu un véhicule pour promouvoir les intrants chimiques.
L’herbicide, substitut au travail et à la rente travail
Les herbicides et insecticides ont en commun le danger qu’ils représentent pour la santé humaine et l’environnement. Mais, contrairement aux insecticides, l’herbicide n’a pas d’effet direct pour augmenter les rendements. Par rapport à des nettoyages manuels pratiqués avec la même fréquence, son effet semble marginal et peut être négatif à long terme. C’est probablement une des raisons pour lesquelles le système « multinationales-certification-coopérative » déconseille, voire interdit les herbicides tout en appuyant les planteurs pour la consommation de pesticides.
Dans la pratique, une majorité de planteurs continuent d’utiliser partiellement les herbicides. Ce sont les seuls intrants qui leur permettent d’économiser la main d’œuvre, leur facteur limitant. En 2014, le coût d’un nettoyage manuel par un contractuel s’élevait à 20 000 Fcfa/ha alors que un ou deux sachets d’herbicides nécessaires pour un ha coûtent 7 000 Fcfa, le planteur traitant lui-même en une journée. En 2023, le prix des herbicides a doublé mais le coût du contrat de nettoyage manuel a aussi augmenté, de 50% à 120%. Il reste au moins trois fois plus élevé que le coût de l’herbicide, d’autant que la pression des mauvaises herbes augmente avec la déforestation.
« L’insécurité alimentaire minerait le « cacao durable » »
Une partie des planteurs pense certes que l’herbicide peut entraîner un appauvrissement du sol mais ils n’ont plus le choix. D’autres pensent au contraire que l’herbicide favorise un paillage utile au cacaoyer. Qu’ils aient raison ou tort, leur avis n’est pas pris en compte, encore moins testé par le système qui reste très « top-down ».
Du point de vue de la durabilité, les herbicides sont donc perçus fort différemment selon les acteurs. Pour les multinationales, ils entachent leur image. Pour de nombreux planteurs, ils sont une des conditions de la durabilité de leur exploitation et la seule solution pour s’adapter au manque de main d’œuvre, et pour contrôler les herbes, notamment dans la rizière voisine. Sans herbicides, les planteurs de cacao ne produiraient pratiquement plus de riz : l’insécurité alimentaire minerait le « cacao durable ».
Le travail des enfants
En grande partie du fait de l’offre excédentaire de cacao, elle-même liée à l’ampleur des migrations et des défrichements, le prix décline. En même temps, l’offre de travail se raréfie. Dans ce contexte, il ne faut pas être surpris de voir moins d’enfants à l’école et davantage dans les champs. Clairement, il y a lieu d’inciter les parents à protéger leurs enfants des accidents de machette, ou plus simplement de moto – elles peuvent être conduites sur les pistes dès l’âge de 12 ans. En même temps, et sans que l’on puisse le démontrer ici, il semble que le travail des enfants ait été surmédiatisé dans la filière cacao, probablement parce qu’il est très difficile à mesurer.
On ne peut pas dresser une carte du travail des enfants comme une carte de la déforestation. Mais de multiples ONG, coopératives, acteurs divers se sont engouffrés dans cette lutte et certains ont intérêt à maintenir le « buzz » pour maintenir la rente, voire pour détourner l’attention de la communauté internationale de la déforestation massive, comme le font les discours sur l’agroforesterie. Mais que le travail des enfants soit surmédiatisé ou pas, les études et les projets sous couvert de cacao durable s’enchaînent depuis 15 ans sans grands résultats.
Cet article a été rédigé pour la revue Sesame d’après des travaux publiés dans les Cahiers d’agriculture : Ruf F., 2021. Les standards dits durables appauvrissent-ils les planteurs de cacao ? Interactions entre déforestation en Côte d’Ivoire et au Libéria, crédit à l’achat d’engrais et baisse des cours. Cah. Agric. 2021, 30, 38, doi.org/10.1051/cagri/2021024