Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


Les échos & le fil © archives Yann Kerveno

Publié le 24 septembre 2025 |

0

La question pour laquelle on n’a pas (franchement) de réponse

Voilà encore une question à laquelle on ne sait pas répondre : combien d’hectares faut-il pour nourrir une personne ? Prenez une aspirine et suivez le fil, vous verrez que tout est question de point de vue adopté, de choix alimentaires, de système agricole… et bien d’autres paramètres.

Photographie : © archives Yann Kerveno

On a signalé cet article dans les derniers échos (19 septembre), qui, sous la plume de trois chercheurs, expliquait que l’agriculture perdait du terrain depuis de début de notre siècle. Perdre du terrain étant à prendre là au sens strict du terme, c’est-à-dire que la surface de la planète consommée par l’agriculture recule d’année en année. Grâce notamment aux gains de productivité réalisés au cours du XXe siècle, au changement des habitudes de consommation, au développement de produits de synthèse, ils explicitent leur raisonnement dans une étude publiée en 2024. Les chercheurs envisagent que ce recul va se poursuivre et rendre des millions d’hectares au milieu naturel. « Depuis 1961, les données de la FAO montrent que les gains de productivité ont permis d’éviter la mise en culture de 1,8 milliard d’hectares (soit environ 35 fois la superficie de l’Espagne) » écrivent-ils. De quoi relancer, une étude récente vient de remettre une pièce dans la machine, le fameux débat entre Land Sparing et Land Sharing. En clair, le Land Sharing (partager) désigne une agriculture extensive qui respecte la biodiversité sur les terres cultivées, à l’inverse du Land Sparing (épargner) qui opte pour une agriculture intensive, laissant plus de place aux espaces naturels. Mais de quoi aussi reposer la question, tout aussi mathématique que politique : combien d’hectares faut-il pour nourrir une personne ?

Le chiffre qui revient le plus souvent, c’est environ un demi-hectare par tête (soit 5000 m2), notamment dans un papier de Norman Myers publié dans Current Science (1999) à propos de la future révolution verte. Ce demi-hectare est pensé dans l’optique de la sécurité alimentaire. Il y explique en outre que rares sont les pays les plus peuplés qui disposent en moyenne de plus de 2 500 m2 en moyenne et fixe à 700 m2 le minimum vital pour une diète végétarienne et à condition que l’agriculteur soit très performant. Quelques années avant, toujours aux États-Unis, David Pimentel (Cornell University) estimait en 1994 à 1,2 acre (4 800 m2) la surface par habitant nécessaire pour nourrir les habitants du pays avec leur diète actuelle quand le potentiel est aujourd’hui de 1,8 acre… Mais il prévenait aussi qu’en 2050, il n’y aura plus que 0,6 acre, soit 2 428 m2 disponible par habitant en raison de l’augmentation de la population du pays… Au cours de sa longue carrière, il n’a d’ailleurs cessé de travailler ces chiffres. En 2005, il dressait le constat suivant : « À l’échelle mondiale, la surface cultivable disponible par habitant est actuellement d’environ 0,23 hectare. Aux États-Unis, environ 0,4 hectare de terre par personne est déjà occupé par des bâtiments urbains et des autoroutes, et les terres cultivables disponibles par habitant sont tombées à 0,5 hectare au cours des 30 dernières années environ. En Chine, les terres cultivables par habitant sont passées de 0,11 hectare il y a 25 ans à 0,08 hectare, en raison de la croissance démographique continue ainsi que de l’érosion et de la dégradation extrêmes des sols. Cette superficie relativement faible de terres cultivées permet au peuple chinois d’avoir un régime alimentaire essentiellement végétarien. »

Chez nos voisins suisses, pour qui l’espace agricole n’est pas une question poétique compte tenu de la géographie du pays, des calculs ont été menés pour l’agglomération de Bâle. C’est un papier qui date d’une dizaine d’années. On y apprend que, hors boisson, la surface nécessaire pour nourrir un habitant dans le schéma de consommation d’alors était de 1 764 m2 et pouvait être ramenée à 1 087 m2 si la diète était assujettie aux contraintes spatiales. Et vous avez là un papier de David Pimentel qui pose la complexité des enjeux à l’échelle de la planète.

Chez nous, L’Ademe s’est attelée au calcul en 2020 mais on est bien d’accord, c’est un calcul théorique, dans l’absolu. D’ailleurs, l’agence emploie le terme d’empreinte. C’est-à-dire que l’étude a transformé notre consommation en surface (avec importations). L’étude conclut que « l’empreinte sol moyenne d’un Français varie entre 1200 et 5 300 m2 » selon la nature de son régime (plus ou moins végétarien ou carné) en agriculture conventionnelle… Et de 1 616 m2 à 7 519 m2 en agriculture bio (l’étude est là). Rien de plus logique puisque les rendements sont sensiblement inférieurs en agriculture biologique et qu’il faut augmenter les surfaces cultivées pour atteindre les mêmes volumes de production. C’est mathématique.

Et dans les systèmes alternatifs, comme la permaculture ?

Dans un solide post de blog sur le site de l’asso parisienne Le sens de l’humus, l’auteur appelé Fabien, douche quelques belles et nobles volontés en partageant et détaillant sa propre réflexion. Il rappelle que vouloir se nourrir seul est compliqué… Qu’il faut maîtriser des techniques poussées, de la rigueur, bref que ce n’est pas de la poésie… Mais du travail. Il estime, par son expérience, à 1 000 m2 le minimum nécessaire pour nourrir une personne… La curiosité vous pique ? Alors vous pouvez aussi faire vos propres évaluations pour prendre la mesure de la complexité de la question. Pour cela vous pouvez utiliser le simulateur Parcel mis en ligne par Terre de liens et la Fédération nationale de l’agriculture biologique. C’est un outil qui permet d’envisager la transition alimentaire à l’échelle d’un territoire et assez ludique à l’usage et bâti sérieusement. Donc, j’avoue, j’ai joué. Avec cette précision apportée, plus l’échelle est petite, moindre est la précision des résultats. J’ai donc pris une commune en jouant avec les curseurs proposés, réduction de la part carnée et bio/pas bio. Avec dix hectares, à Ille-sur-Têt, charmante bourgade des Pyrénées-Orientales, Parcel prévoit que je puisse nourrir 15 personnes en système conventionnel au régime qui est le nôtre aujourd’hui. En usant ensuite des curseurs proposés, en réduisant la consommation de viande de 25 %, le nombre de personnes nourries grimpe à 24. Puis mathématiquement, en réduisant la consommation de viande de 50 % le chiffre grimpe à 37 personnes, avec cette répartition. Quand on passe en tout bio, le nombre de personnes dont l’alimentation est pourvue par 10 hectares tombe à 8 personnes avec le régime actuel et 13 personnes avec un régime où la consommation de viande est à -25 %. Vous pouvez faire la même chose avec votre propre commune ou communauté de communes. Vous l’avez bien compris et c’est assez intuitif finalement quand on y pense, c’est bien la diète adoptée par les populations qui va jouer sur les surfaces requises pour les nourrir. Le delta est d’ailleurs parfois très, très important comme le montre ce papier de Christan J. Peters de juillet 2007 publié dans Renewable Agriculture and Food Systems sur l’État de New-York Puisque selon ses calculs, les besoins vont de 1 800 à 8 600 m2 par personne… Papier dans lequel il met aussi en évidence certains paradoxes qui nécessiteront des arbitrages politiques. Comme celui qui voit les régimes végétariens riches en gras finalement plus gourmands en surface que certains régimes peu gras mais modérément carnés… Qui veut une aspirine ?

Il n’y a donc pas, mais vous vous en doutiez, une réponse à la question « combien d’hectares faut-il pour nourrir une personne ? » Tout est question du point de vue adopté, nutrition, agriculture, durabilité… C’est pour cela qu’il n’y a pas de solution miracle. Vous en avez là d’ailleurs un commentaire fort intéressant, avec ouverture sur le locavorisme ici, ses limites et ses espoirs. Et si vous voulez aller encore plus loin sur ce sujet, il y a cet autre papier plus (2016) récent de C.J. Peters qui met au banc d’essai 10 régimes alimentaires pour évaluer leur impact sur l’occupation des sols agricoles. Bonne lecture (et vous avez de la chance qu’on n’aborde pas l’impact des primes à la surface pour compliquer encore l’affaire !).

Lire aussi

Tags: , , ,




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut ↑