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Quel heurt est-il ? Dargemont_Catherine-2023┬®Gilles_Sire

Publié le 27 octobre 2023 |

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Expertise : « Il y a là un mélange des genres »

Par Valérie Péan,

[Deuxième partie du dossier « Pesticides : au péril de l’expertise« ] Elle était l’une des huit cosignataires du rapport relatif à la crédibilité de l’expertise de l’Anses dont le travail s’est concentré sur l’analyse de trois cas totémiques : le glyphosate, les SDHI et les néonicotinoïdes. Fine connaisseuse de l’expertise autant que des rouages de l’agence, Catherine Dargemont, tout en saluant le sérieux de celle-ci, revient sur l’un des points de tension relevé dans le rapport : la porosité entre évaluation et gestion des risques.

Directrice de recherche au CNRS en sciences de la vie, Catherine Dargemont (Portrait dessiné en illustration ®Gilles Sire 2023) a notamment été membre du conseil scientifique de l’Anses pendant six ans, jusqu’en juin dernier. Par ailleurs, elle a rejoint en 2021 le cabinet HEADway-Advisory, spécialiste du conseil en stratégie dédié à l’enseignement supérieur et à la recherche.

Dans le rapport auquel vous avez participé figure le problème d’une confusion entre l’évaluation des risques et leur gestion. Pourtant l’Anses, à son origine, était justement fondée sur cette stricte séparation. Pourquoi un tel retour en arrière ?

Catherine Dargemont : C’est avec la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, en 2014, que l’Anses a intégré la gestion des risques en instruisant désormais les AMM (Autorisations de Mise sur le Marché). Auparavant, celles-ci étaient délivrées par le ministère de l’Agriculture. Non seulement ce dernier était le siège de lobbies agricoles très puissants, mais il n’était pas suffisamment armé en termes de ressources humaines et techniques. Les dossiers traînaient en longueur et les parties prenantes étaient assez mécontentes. La ligne rouge entre l’évaluation et la gestion a donc ainsi été franchie, mais pour remédier à une situation insatisfaisante. Et il est vrai que l’Anses est bien mieux outillée de ce point de vue, avec une méthodologie plus efficace et des délais respectés. L’influence des lobbies y est aussi moins prégnante.

Sauf que, selon vous, cela a érodé la crédibilité de l’agence…

Oui. Les décisionnaires étaient convaincus que la qualité et la connaissance de l’évaluation du risque allaient ruisseler sur des bonnes pratiques en gestion de risque. C’est le contraire qui est arrivé ! Les contraintes des aspects réglementaire, relevant de la gestion du risque, ont ruisselé sur les conditions de l’évaluation des risques. Car il faut bien saisir que la gestion de risque, à travers les AMM, repose sur un cadre règlementaire très strict, dont les Bonnes Pratiques de Laboratoire (BPL) et les lignes directrices établies par l’OCDE1, qui sont parfois trop anciennes par rapport aux dernières avancées des connaissances. Certaines ont vingt ans de retard !

En fait, pour comprendre, il faut distinguer deux types d’évaluation : celle qui est menée pour mesurer le risque, à des fins de veille sanitaire et scientifique, et celle, plus contrainte, qui s’opère sur les dossiers d’AMM, à des fins de décision.

Oui, la première dispose de grandes marges de manœuvre, elle peut intégrer des données socioéconomiques et tient compte des connaissances scientifiques les plus récentes. C’est la science dite « académique » (produite par les universités et les organismes de recherche publique). Au sein de l’Anses, cela recouvre le pôle « sciences pour l’expertise »2. Or ce dernier n’intègre pas toujours les données récentes. En revanche, l’évaluation menée à des fins de décision, pour instruire les demandes d’AMM, doit suivre le cadre strict que j’ai évoqué. Cette science dite « réglementaire » relève, au sein de l’Agence, du pôle « produits réglementés ».

Mais alors, d’où vient la confusion entre ces deux sortes d’expertise au sein de l’Anses ?

C’est qu’en matière de produits phytopharmaceutiques et autres biocides, les deux types d’évaluation se trouvent dans le même pôle, celui des produits réglementés. La séparation entre évaluation et décision, science académique et science réglementaire, ne peut pas y être étanche ! Il y a là un mélange des genres qui se manifeste par une autorestriction de l’évaluation. En clair, les experts réduisent leur marge de manœuvre aux lignes directrices, lesquelles ne devraient pas tous les concerner. Notre rapport recommande donc une réorganisation, pour que toutes les évaluations soient dans le pôle des « sciences pour l’expertise ». Malheureusement, force est de constater que cela perdure.

Venons-en au cas du glyphosate. Comment expliquer la différence entre, d’un côté, l’avis du Circ rejoint par l’Inserm qui pointe son caractère cancérogène probable pour l’homme, et, de l’autre, celui de l’Anses qui, comme l’Efsa, conclut à un niveau trop limité de preuve de cancérogénicité ?

C’est notamment une question de données. Quand un industriel dépose une demande d’AMM, c’est lui qui fournit toutes les données permettant d’évaluer les risques et l’efficacité de son produit, en se conformant à des règles précises. C’est à partir de ces éléments, ainsi que des données bibliographiques essentiellement restreintes au cadre réglementaires, que l’Anses va travailler. Pour des raisons de secret industriel, ces informations ne sont pas accessibles aux autres instances, comme le Circ, et parfois même pas totalement accessibles aux experts de l’Anses eux-mêmes. En revanche, le Circ, comme l’Inserm et d’autres, s’appuie sur les études et les analyses qui sont publiées dans le monde, y compris les plus récentes, ce que ne permettent pas les lignes directrices. Car celles-ci mettent des années à évoluer. Reste que rien n’empêche l’Anses3 d’aller au-delà de ce que fournit l’industriel en intégrant aussi cette littérature scientifique.

Depuis la remise de votre rapport, se sont ajoutés d’autres dossiers problématiques en matière de pesticides. Notamment sur la substance active de plusieurs herbicides, le S-métolachlore, soluble dans l’eau et largement utilisé dans les cultures de maïs, soja et tournesol… à propos de laquelle, dernièrement, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a demandé à l’Anses de revoir son évaluation.

L’Anses avait mené une expertise à la demande expresse des ministères concernés, pour contrôler le taux de S-métolachlore et de ses composites dans les eaux souterraines, y compris les eaux destinées à la consommation humaine. Avec, pour résultat, des concentrations supérieures aux normes de qualité européennes. Elle a rendu son rapport en 2021 et pris dans un premier temps des mesures pour réduire les doses maximales d’emploi dans les cultures concernées. Sauf qu’après une seconde vague d’évaluation, il apparaît que les concentrations dépassent toujours les limites définies par le règlement européen. D’où la décision d’engager le retrait des principaux usages des produits contenant du S-métolachlore, même si la substance est encore autorisée en Europe. À l’annonce de cette procédure de retrait, Marc Fesneau a effectivement demandé à l’Anses de revenir sur cette décision. Mais cette dernière a maintenu la procédure : en avril, une dizaine d’AMM ont été retirées en France.

A-t-on un autre exemple où le bras de fer aurait tourné à l’avantage de l’Anses ?

Oui, sur les néonicotinoïdes, interdits en France depuis 2018. Dans l’ensemble, la procédure a été très satisfaisante. L’Anses a beaucoup fait pour intégrer des connaissances scientifiques nouvelles sur les effets de ces substances sur la santé des abeilles. On s’attarde sur des cas emblématiques comme le glyphosate, mais il ne faut pas non plus oublier ce qui fonctionne. Il y a beaucoup de gens à l’Anses qui ont envie de bien faire, de progresser et qui vivent très mal les attaques parfois violentes. Certains ne disent même pas dans leur propre famille qu’ils travaillent sur des dossiers sensibles !

Les agences sont nées du souci de tenir compte de la santé publique et non pas de l’intérêt économique. Trente ans après, nous en sommes au même point ?

La rigueur scientifique et son cadre ont énormément progressé et du travail sérieux est réalisé dans les agences. Mais, à mes yeux, c’est par les décisions de justice que nous avancerons désormais pour résoudre ces tensions entre intérêts économiques et santé publique. C’est déjà ce qu’il s’est passé sur les dérogations accordées aux betteraviers pour l’utilisation des néonicotinoïdes, alors que ces derniers sont interdits en France et en Europe : l’hiver dernier, à la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil d’État a jugé que ces autorisations accordées en 2021 et 2022 étaient illégales et les a donc annulées. Et, de fait, de plus en plus d’AMM sont retoquées par des tribunaux administratifs dès lors qu’ils estiment l’évaluation incomplète.

Lire la troisième partie du dossier

Lire la première partie du dossier

  1. Les Lignes directrices de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) recouvrent un ensemble de méthodes d’essai reconnues au niveau international. Avec les Bonnes Pratiques de Laboratoire (BPL), elles forment le système d’acceptation mutuelle des données de l’OCDE. Ainsi, les résultats obtenus au cours d’un essai de sécurité chimique dans un pays de l’OCDE seront acceptés dans tous les autres pays membres.
  2. Cf. schéma d’organisation de l’Anses : https://www.anses.fr/fr/system/files/ANSES-Ft-OrganigrammeFR.pdf
  3. Sur ce point, l’Anses indique que les divergences de conclusions se fondent sur des pondérations du poids des preuves différentes pour moduler la présomption d’un caractère cancérogène. En clair, l’Inserm et l’Efsa apprécient différemment le niveau de preuve de certaines études toxicologiques, épidémiologiques et autres.

    Pour plus de détails: https://www.anses.fr/fr/content/avis-de-l’anses-sur-le-caractère-cancérogène-pour-l’homme-du-glyphosate

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