Publié le 9 décembre 2024 |
0Exploration, exploitation des grands fonds marins : quelle réflexion éthique ?
Faut-il explorer les grands fonds marins, ultimes territoires inconnus de la planète, simplement « parce qu’ils sont là », comme le disait l’explorateur de l’Everest George Mallory à propos des hautes montagnes ? Doit-on laisser leur exploration se faire dans l’espoir plus intéressé d’y exploiter des ressources encore insoupçonnées, au risque de détruire la richesse exceptionnelle apportée par leur seule existence ? Telles étaient à peu près les questions générales auxquelles le comité Éthique en commun s’est attaché à répondre, dans son avis n° 16 récemment publié1.
Par Michel Badré (ancien président du comité Éthique en commun Inrae-Cirad-Ifremer-IRD, lors de l’élaboration de son avis n° 16), pour le 16e numéro de la revue Sesame.
On rappellera au préalable que le comité a été créé pour éclairer les dilemmes éthiques auxquels sont confrontées dans leurs activités scientifiques les équipes de recherche de quatre organismes : Inrae, Ifremer, IRD et Cirad. Distincts par leurs missions, ces organismes ont en commun la recherche d’une exploitation raisonnée des ressources naturelles, compatible avec la préservation des milieux. Ainsi exprimée de façon simpliste, comme si les données environnementales et socioéconomiques étaient maîtrisées et stables, cette compatibilité est source de tensions multiples. Les questions éthiques posées par ces tensions sont nombreuses, variant d’un pays à l’autre ou d’une activité humaine à une autre et rendues plus complexes par les bouleversements du climat et de la biodiversité ainsi que par les inégalités sociales et géopolitiques. Elles concernent autant les disciplines des sciences de la vie et de la terre que celles des sciences humaines et sociales.
Les avis récents du comité ont porté sur les nouvelles techniques d’édition du génome dans le domaine animal ou végétal. Il s’est également exprimé sur la réalisation des objectifs de développement durable ou sur la mise en cohérence de la préservation de la biosphère avec la satisfaction des besoins humains dans deux domaines particuliers que sont la gestion des eaux littorales et la préservation des sols.
Il a aussi, à la demande des équipes de recherche elles-mêmes, engagé une réflexion sur les droits et devoirs des chercheurs et de leurs institutions face à l’urgence environnementale.
Le cas des milieux « faiblement anthropisés »
Les quatre organismes auxquels est rattaché le comité lui ont proposé en 2022 de travailler sur les questions éthiques que posent les interventions humaines dans les milieux dits « faiblement anthropisés ». Cette terminologie avait été retenue pour définir les milieux où l’état de nature pouvait être considéré comme peu affecté par les actions humaines : les pôles, certains ensembles forestiers malheureusement de plus en plus rares, certains secteurs de haute montagne ainsi que les grands fonds marins.
Selon les termes de la saisine, la question était : « Quelles sont les responsabilités des organismes de recherche qui contribuent à la connaissance de ces espaces pour leur préservation et leur devenir ? » Comment mettre en œuvre et appliquer le « principe de la connaissance différée » qu’Axel Kahn, président du comité Éthique en commun jusqu’à son décès en 2021, définissait, en mars 2020, comme une « extraordinaire prudence respectueuse de ce qui mérite d’être connu, mais que l’on n’a pas encore assez protégé pour garantir que la connaissance n’aboutira pas, sans que l’on sache l’enrayer efficacement et faute d’appropriation collective suffisante, à la dégradation »2 ?
Plutôt que de partir d’une réflexion générale pour la décliner ensuite en applications particulières, le comité a choisi la démarche inverse : partir de l’analyse concrète d’une situation spécifique pour réfléchir ensuite à ce qui apparaît généralisable à d’autres milieux. Le choix, pour cet examen particulier, de la réflexion sur l’exploration et l’exploitation des grands fonds marins s’est alors imposé. Ce choix émanait autant de la demande de l’Ifremer, pour qui la question était évidemment importante, que de l’actualité internationale des négociations en cours sur la situation très particulière de territoires ne relevant d’aucun pays, mais dont les enjeux à l’échelle mondiale apparaissaient très sensibles.
Quels conflits de priorité ?
Cette démarche empirique, partant des questions concrètes pour accéder à des réflexions plus générales, a conduit le comité à consacrer la première partie de son avis à l’analyse des enjeux scientifiques, économiques et géopolitiques des interventions humaines dans les grands fonds marins : une diversité biologique dont la richesse et le fonctionnement restent largement inconnus ; des ressources minérales objets de fortes convoitises en lien avec les besoins des nouvelles technologies ; un cadre juridique et réglementaire paradoxal fondé sur des conventions internationales qui définissent des principes et des règles précises mais ne reposent que sur l’accord collectif de tous les pays signataires, en dehors de réelles possibilités de contraintes exercées sur un seul par les autres à l’extérieur des domaines relevant des juridictions nationales.
Son analyse a conduit le comité à distinguer trois objectifs relevant de légitimités et de valeurs différentes :
- Le développement des connaissances sur des écosystèmes inconnus et complexes, permettant une meilleure compréhension globale du fonctionnement et des évolutions de la biosphère ;
- La valorisation économique de ressources nouvelles, en particulier de métaux rares, répondant à des besoins très importants liés aux nouvelles technologies susceptibles de contribuer aux transitions écologiques ;
- La préservation de milieux actuellement très faiblement anthropisés, afin d’éviter des dégradations irréversibles de ces milieux.
Sur cette base, il a cherché à définir les « enjeux de connaissance » et à analyser les bénéfices et risques liés à l’exploration des grands fonds marins. Il a aussi réfléchi au cadre juridique qui serait susceptible d’apporter les meilleures réponses aux conflits de priorité entre les objectifs identifiés.
« Enjeux de connaissance », bénéfices et risques de l’exploration
La notion même d’enjeux de connaissance a fait débat au sein du comité. La valeur intrinsèque de la connaissance, dénuée de toute finalité autre que son extension, est identifiée depuis l’Antiquité grecque mais on peut chercher à connaître pour bien d’autres raisons : pour comprendre, pour préserver, pour utiliser ou exploiter, pour avertir ou lancer des alertes, pour agir ou pour légiférer… Cette liste, non exhaustive, dépasse l’approche purement utilitariste que les mécanismes de financement de la recherche peuvent faire passer en priorité : l’avis souligne par exemple que l’extension des connaissances pour préserver la biodiversité revient à valoriser le vivant pour lui-même, hors de toute motivation utilitaire.
Le comité a estimé que la mise au clair de ces enjeux était nécessaire. Leur pluralité, parfois leur conflictualité, et les financements éventuellement dédiés à certains d’entre eux nécessitent que chacun des acteurs impliqués dans les programmes de recherche en ait une claire vision : les scientifiques eux-mêmes, les participants extérieurs à la recherche, les commanditaires et financeurs des programmes. L’existence d’enjeux implicites pour certains acteurs extérieurs aux équipes de recherche peut conduire à une instrumentalisation des travaux et des résultats : l’explicitation de ces enjeux est donc apparue comme une exigence éthique, en amont et au cours des travaux.
La réflexion du comité sur les bénéfices et les risques liés à la connaissance l’a conduit à souligner que la connaissance est une valeur, reconnue et recherchée comme telle. L’ignorance, en revanche, est un état dont on cherche à sortir et non une valeur alternative à la connaissance. Mais on ne peut en déduire que l’extension des connaissances doit être recherchée « à tout prix », sans questionnement sur les conditions d’acquisition de connaissances nouvelles. Cette interrogation est ancienne dans le domaine des recherches biomédicales, pour lesquelles l’extension des connaissances ne peut être recherchée indépendamment de toute attention à la dignité des personnes ni sans leur consentement éclairé lorsqu’elles sont directement concernées par les recherches. Les acteurs de la recherche spatiale ont soulevé quant à eux la question du coût et de l’empreinte environnementale des consommations d’énergie et de matières premières résultant de leurs recherches en regard des enjeux de connaissance, au sens défini plus haut, qui ne sont pas toujours explicites : prestige national, enjeux militaires ou géostratégiques, voire, plus récemment, le développement du tourisme spatial.
Risques liés aux connaissances et risques d’ignorance
Dans le domaine particulier de la recherche sur les milieux faiblement anthropisés et les grands fonds marins, le comité a approfondi deux questions relatives aux modalités de la recherche :
- L’évaluation des impacts environnementaux, sociétaux et géostratégiques de la recherche : cette démarche n’est pas nouvelle mais elle mérite d’être développée avec des méthodes inspirées des évaluations d’impact des programmes d’infrastructures, notamment l’examen systématique des options alternatives envisageables et des mesures d’évitement, de réduction ou de compensation des impacts ;
- L’évaluation des conditions de l’acquisition de la connaissance au regard de sa finalité : le comité a relevé que l’approche de « l’économie de la connaissance », mise en place depuis l’agenda de Lisbonne en mars 2000, pouvait conduire à faire de la recherche non plus une fin en soi mais un moyen au service d’une fin, celle-ci étant définie comme « une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi, et d’une plus grande cohésion sociale »3. Dès lors, la question de savoir si la fin justifie les moyens doit être posée : oser renoncer à l’acquisition de certaines connaissances, si leur coût d’acquisition (au sens le plus large du mot « coût ») est trop élevé, n’est pas se condamner à la bêtise.
Ces risques liés à l’acquisition de connaissances sont à mettre en regard des risques de l’ignorance.
Dans le cas des grands fonds marins, les risques de l’ignorance correspondent à l’impossibilité de mettre en œuvre des politiques adaptées à la préservation des milieux ou à l’utilisation raisonnée de leurs ressources pour répondre à des besoins de la société. L’absence, par ignorance, de capacité de prévision et de prévention d’impacts environnementaux lourds peut être source d’irréversibilités très dommageables.
Les risques associés à la connaissance peuvent résulter directement, on l’a vu, des méthodes d’acquisition de connaissances : c’est évidemment le cas pour les grands fonds marins dont l’exploration peut entraîner par elle-même, avant toute acquisition de connaissances, des impacts environnementaux significatifs voire irréversibles. Le comité s’est aussi interrogé sur les questions éthiques posées par des démarches d’exploration engagées à des fins de connaissance scientifique mais susceptibles d’être utilisées pour une exploitation en désaccord avec les objectifs de développement durable. L’absence de cloison étanche entre les finalités d’une recherche « pure » et les intentions des gouvernements, institutions et acteurs divers intervenant dans la programmation comme dans le financement des recherches, au titre de partenariats public-privé, invite à une attention particulière portée sur ces interrogations éthiques, en amont des programmes de recherche à engager.
Quel cadre juridique pour des intérêts contradictoires ?
Les grands fonds marins, au-delà des zones économiques exclusives sous contrôle des États côtiers, ne relèvent, comme l’espace, d’aucune juridiction nationale particulière. Le statut de « patrimoine commun de l’humanité » proposé pour la haute mer comme la notion de « biens internationaux d’intérêt commun » consacrée par la convention de Montego Bay en 1982 visent à garantir quelques principes de base : l’accès ouvert à tous mais la non-appropriation des ressources, l’utilisation pacifique, l’inaliénabilité, la responsabilité à l’égard des populations actuelles mais aussi des générations futures.
Le conflit d’objectifs entre l’exploitation des ressources et la préservation du patrimoine naturel est une situation très courante, commune à tous les milieux naturels exploités à des fins de production par des acteurs multiples. Elle nécessite une capacité d’arbitrage entre des intérêts contradictoires. Le comité a fait le lien entre la qualification de « patrimoine commun de l’humanité », attribuée aux grands fonds marins, et les nombreuses réflexions menées sur la notion de « communs », appliquée à des biens dont on veut garantir le libre accès, la non-appropriation et l’utilisation dans l’intérêt de tous. Ces réflexions, notamment les travaux d’Elinor Ostrom, conduisent à préconiser une « gestion coopérative » par tous les acteurs de préférence à l’indépendance des décisions résultant du statu quo foncier sans règle commune ou de leur unicité par nationalisation. À une échelle géographique limitée, ce principe est appliqué de longue date par exemple pour la gestion des canaux d’irrigation en zone de montagne. À une échelle mondiale, pour les grands fonds marins, son application appelle une réflexion concertée plus large.
À défaut de rôle direct dans la définition des politiques internationales applicables, la responsabilité éthique des communautés scientifiques engagées dans les recherches sur les grands fonds marins est de rappeler, dans toutes les négociations internationales, que le principe de précaution s’applique en situation d’incertitude pour concilier l’utilisation raisonnée des ressources et la préservation des milieux.
Poursuivant sa réflexion sur la tension entre une approche privilégiant la ressource (retenue dans le droit des « communs ») et une approche privilégiant les milieux (retenue dans la dénomination « patrimoine commun de l’humanité »), le comité s’est également penché sur la possibilité de défendre les intérêts des milieux faiblement anthropisés en leur reconnaissant une personnalité juridique propre. Jusqu’à ce jour, les précédents visant à faire de certaines entités naturelles des sujets de droit, défendus par les populations autochtones, portent tous sur des rivières ou des fleuves, que ce soit en Nouvelle-Zélande, en Inde, au Canada ou en Colombie. Il s’agit d’étendre ces réflexions à des zones en dehors des juridictions nationales. Le comité a estimé que la réflexion à poursuivre sur la personnalité juridique à donner ou non aux grands fonds marins relevait d’un débat de société – à organiser – et non de la décision du groupe d’experts travaillant en chambre.
Son rôle étant de fournir de la matière à penser aux équipes de recherche et non de leur apporter des solutions prêtes à l’emploi, le comité s’est demandé, comme dans d’autres avis précédents, s’il devait conclure par des recommandations, comme on en lit dans des rapports d’inspections ou de missions parlementaires.
Il a opté pour des préconisations portant sur l’explicitation et la hiérarchisation des enjeux des programmes de recherche et sur l’application du principe de précaution : son usage est pertinent ici, s’agissant de faire face à des risques éventuels en l’absence de connaissances scientifiques nécessaires à une juste évaluation.
Mais c’est la réflexion des équipes de recherche et de leurs institutions qui est maintenant à poursuivre sur ces questions.
Lire aussi
- Lire l’avis : https://www.ethique-en-commun.org/Nos-avis/Avis-N-16-Exploration-exploitation-et-preservation-des-milieux-inconnus-et-tres-faiblement-anthropises-Cas-particulier-des-grands-fonds-marins
- Propos d’Axel Kahn lors de sa présentation au colloque « Ensemble, protéger la biodiversité marine : connaître pour agir », cf. https://www.youtube.com/watch?v=DQz8Hyfra-Q (à partir de 1:37:58).
- Conseil européen de Lisbonne : conclusions de la présidence, Parlement européen, 24 mars 2000.