À mots découverts

Published on 8 mai 2017 |

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Détecter les signaux faibles, une question interculturelle

Par Jean-Marie Guilloux, Mission Agrobiosciences-Inra, et Patrick Denoux, professeur de Psychologie interculturelle (Université Toulouse Jean-Jaurès)

Aujourd’hui, les rapports nature et science, technologie et écologisme ou encore modernité et agriculture connaissent des trajectoires sinueuses faites de contradictions, dissensus et conflits incessants qui nous invitent, inévitablement, à examiner les moyens de capter et interpréter les signaux faibles annonciateurs de ces événements dits sociétaux. Il s’agit d’élaborer non pas une prospective scénarisée, laquelle repose souvent sur des tendances solides et identifiées, mais de poursuivre une instruction continue, au fil de l’eau, des émergences. L’exploitation des interconnexions entre les arguments moteurs et cachés des débats sociétaux, l’examen des événements d’actualité et l’analyse historique et culturelle des controverses en cours permettent de repérer les déplacements de posture des citoyens et des scientifiques, afin de saisir des thématiques et des objets sensibles. Ainsi en est-il des OGM qui, contre toute attente, occupent la centralité d’un conflit sans fin, devenant le catalyseur d’une multitude de radicalités dont les signaux faibles n’ont pas été perçus. Affectivement, la crainte croissante de la recherche sur le vivant mais aussi culturellement, le regard neuf sur la nature, l’aspiration à une agriculture détechnologisée ou encore le déni du progrès revendiquant avec force un retour aux traditions, autant de déterminants qui n’ont pas été pensés comme pouvant se cristalliser dans la question des OGM.

Car un signal faible, élément négligeable, négligé mais annonciateur de changement n’est autre qu’un processus souterrain qui fait défaillir l’interprétation courante et qui souligne et interroge notre cécité. Un signal faible ne devient réellement information qu’après coup, dès qu’il a fait signe : déclencheur envahissant d’un coup l’horizon, telle la question du bien-être animal amplifiant subitement le droit antispéciste et redessinant les frontières séparant l’humanité de l’animalité, ou encore signal s’inversant en un tournemain tels les biocarburants passant d’un trait de l’ange au démon.

Quels bouleversements prépare la méthanisation des déchets agricoles qui risque fort d’être incompatible avec la nouvelle “quincaillerie idéologique” du petit paysan authentique. Mais aussi, perçue comme une industrialisation dispersée, incompatible avec un rural qui voudrait rester “nature”, se tournant vers le “pas chez moi” (NIMBY, Not In My BackYard) auquel pourrait s’ajouter bientôt le “ni ailleurs” (NIMBYNAW, Neither In My BackYard Nor AnyWhere) ?

Le signal faible déjoue

La problématique du signal faible déjoue en obligeant à penser l’éventualité d’un changement paradigmatique, là où le chercheur pourrait se contenter d’enregistrer une modification incrémentale. Contredisant nos habitudes de pensée, elle constitue aussi une réelle occasion de réformer nos modèles. Le signal faible est à concevoir comme une possible orthopédie du modèle. Comment?

Premièrement, donner sa valeur à l’hétérogénéité des lectures, car « les lectures univoques annihilent la sensibilité aux signaux faibles, anesthésient les capteurs ». Deuxièmement, admettre le principe de coconstruction : « La démultiplication des lectures par les partenaires concernés et la coconstruction de l’interprétation en favorisent la compréhension ». D’où, troisièmement, l’intérêt d’un « creuset mettant en place les conditions d’une écoute et d’une construction réciproques de formes différentes d’intelligibilité ».

Sciences du vivant

Les problématiques avancées des sciences du vivant mises en jeu par l’Inra relèvent d’une double équation: ce qu’il se passe en externe (critique du progrès) est souvent dépendant de l’interne (production de l’Inra) et ce qu’il se passe en interne (chercheurs et projets de recherche) est souvent dépendant de l’externe (opportunités, retombées ou pressions sociétales). L’approfondissement de la question des signaux faibles passera par l’interrogation conjointe des phénomènes internes et externes à l’Inra.

De nombreux objets de l’Inra sont représentatifs d’une question scientifique qui ne diffuse pas. Par contre, la description du vivant comme nature “originelle” se répand de plus en plus, écartant la science aux intentions suspectes, aux objets mal perçus et à la vérité déniée. D’autres “vérités” surgissent jusqu’à contester la connaissance scientifique elle-même. L’emportent alors des conflits de valeurs, des batailles de “vérités” et de “croyances” autoproclamées irréductiblement antagonistes qui amenuisent toujours plus l’espace de la connaissance.

Les termes « racine », « authenticité », « ordre naturel » circulent abondamment, interconnectant et envahissant les schémas de pensée mais aussi les arguments des « sympathiques » produits de terroirs dont les vertus “originelles” proclamées ne laissent plus aucune place au fait que nombre d’entre eux sont issus de sélections génétiques. A cet endroit, craignant la fustigation, le scientifique se fait silencieux et le citoyen, fuyant la vérité, s’agenouille. Le clivage s’accroît : chacun choisit son côté, soit le « vivant », soit la science, avec, pour beaucoup, l’impossibilité d’articuler les deux, de manière constructive, c’est-à-dire dans une science du vivant qui ferait vivre la science…

Un Inra2 en gestation

En interne, l’analyse des résistances à la détection des signaux faibles qu’oppose la culture organisationnelle, est nécessaire. Les tendances naissantes dans les laboratoires, préfigurant la culture organisationnelle et scientifique de demain, se doivent d’être identifiées. L’Inra contient un Inra2 en gestation.

En externe, se pose la question de l’articulation de la culture scientifique aux cultures citoyenne, gestionnaire et politique. Ce qui implique l’expérimentation de lieux transversaux, où se côtoient des rationalités a priori hermétiques les unes aux autres. La définition des conditions permettant une perméabilité constructive entre ces rationalités est un enjeu décisif pour le positionnement d’une structure de recherche.

Un élément majeur de l’interface sociétal doit être examiné : les mutations psychoculturelles, générées par les évolutions technologiques sur le vivant, ne sont pas étudiées, laissant le citoyen, au mieux dans la perplexité, au pire dans le désarroi, les nouvelles technologies du vivant relevant, pour un grand nombre, de l’irreprésentable.

Penser l’impensable

Penser l’impensable ne peut se faire hors de tout cadre de pensée. Mais tout cadre de pensée ne permet pas de penser l’impensable ; les compétences interculturelles de relativisation, de décentration, d’ouverture, de tolérance à l’ambiguïté, etc. sont en l’occurrence d’une très grande utilité pour déceler, encrypter et anticiper, d’autant plus que, bien souvent, la valeur prédictive d’un signal faible est inversement proportionnelle à sa lisibilité immédiate.

Le signal faible se définit par une potentialité anticipatrice que nous souhaiterions pouvoir évaluer a priori et dont l’appréciation nous pousse aux « futuribles ».

Comment penser un dispositif qui combine posture, structure et culture dans une ingénierie du débat ni réduite à une expertise, ni inféodée à la commande sociale ? Trois objectifs nous semblent primordiaux : hiérarchisation des signaux pour éviter les approches sommatives, restauration de l’hétérogénéité des lectures, développement d’une coconstruction du sens. Cette production d’interculturalité est déjà inscrite dans la dynamique globale de la recherche comme en témoignent la démultiplication de concepts tels la chimie verte, les biocarburants… qui sont, d’un point de vue linguistique, des condensations montrant le triple référencement culturel, sociétal et scientifique. La conservation de collections de ressources génétiques des plantes cultivées n’est-elle pas à la fois une question scientifique et patrimoniale ? Si l’identification des porteurs d’enjeux et la constitution objective de partenariats constituent les piliers de la veille stratégique et de la politique d’un organisme de recherche finalisée, il devient indispensable d’y associer la détection des signaux faibles à partir d’un creuset mettant en place les conditions d’une écoute et d’une construction réciproques de formes différentes d’intelligibilité.




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