Publié le 7 octobre 2019 |
3Des amphibiens dans nos paysages agricoles : quelles perspectives ? (1/3)
Par Alain Morand, docteur en écologie, chargé d’études en environnement, Cerema (Centre d’Études et d’expertise sur les Risques, l’Environnement, la Mobilité et l’Aménagement, direction territoriale Est de la région Grand Est). Il a publié en 2018 le livre « Les Amphibiens à la loupe » aux éditions Quae.
Dans cet article, l’auteur souhaite attirer l’attention des citoyens sur ces espèces atypiques, leur importance et leur devenir dans les paysages agricoles et indiquer quelques pistes encore susceptibles d’assurer leur conservation et celle de leurs habitats naturels, entre terre et eau.
Les anoures (grenouilles et crapauds) et les urodèles (salamandres et tritons) sont les deux seuls groupes d’amphibiens en France métropolitaine et en Europe. Ils comptent respectivement une quarantaine et une petite centaine d’espèces. Du nord au sud, des territoires de montagne à la plaine, ils occupent des paysages et des milieux très variés.
Les amphibiens européens, dans leur grande majorité, alternent une phase aquatique (œufs et larves) et, au terme d’une métamorphose, une phase terrestre (stade juvénile puis adulte). Ils doivent donc disposer de différents types d’habitats pour accomplir leur cycle de vie : un pour se reproduire, un pour se nourrir et grandir, un site d’estivation et un site d’hivernage. La plupart des individus ne retournent dans l’eau qu’à leur maturité sexuelle, pour se reproduire. Ils effectuent donc des allers et retours autant de fois que leur longévité en milieu naturel (ou espérance de vie) le permettra, pendant 5 à 10 ans en moyenne.
La plupart du temps, ces vertébrés, sous-évalués en termes de biomasse dans les écosystèmes, jouent un rôle particulièrement important dans l’équilibre des réseaux écologiques. Ils sont des prédateurs, notamment de limaces et d’insectes ravageurs de cultures. Ils sont aussi les proies, à l’état adulte, de différentes espèces de reptiles, d’oiseaux et de mammifères (couleuvre, héron, chouette, putois, loutre, etc.). L’homme tente leur exploitation et/ou leur élevage avec plus ou moins de réussite (Neveu, 2004). Leurs larves sont également une nourriture de choix pour les poissons. Au printemps, des millions de têtards d’anoure recyclent la matière organique dans les écosystèmes aquatiques et y filtrent l’eau. Les adultes, les juvéniles, comme les larves, contribuent aussi au contrôle d’espèces vectrices de pathogènes comme les moustiques ou les tiques, affectant la prévalence de certaines maladies.
Plusieurs découvertes médicales majeures, comme le test de grossesse ou des recherches en cours sur la régénération des membres après amputation (Kahn et Papillon, 2007), l’asthme, de nouveaux antibiotiques, sur des maladies de peau et même certains cancers, reposent sur l’observation de leurs caractéristiques physiologiques exceptionnelles.
Omniprésents dans les représentations socioculturelles, rainettes et tritons bénéficient d’un capital de sympathie auprès des citoyens et deviennent, à juste titre, l’un des symboles d’une bonne qualité de notre environnement !
Menaces en France et dans nos paysages
Partout dans le monde, les amphibiens sont le groupe de vertébrés terrestres le plus menacé par la sixième grande extinction. Selon l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN-www.iucn.org), un tiers de ces espèces pourraient disparaître dans les vingt ans à venir. En France, plus de la moitié sont menacées ou quasi menacées.
Destruction et fragmentation de l’habitat
Sous nos latitudes tempérées, la perte des habitats naturels et semi-naturels – remplacés par des zones urbanisées, de la sylviculture et de l’agriculture intensive – constitue la plus importante menace pour les amphibiens européens (Vacher et al., 2012). Marais, tourbières, vasières et forêts alluviales : plus des deux tiers des zones humides ont disparu en France depuis trente ans et celles qui ont subsisté se dégradent. Il ne resterait que 600 000 mares environ sur notre territoire, soit 10 % de celles qu’il comptait en 1900 et 50 % de celles existant en 1950.
Les milieux terrestres et aquatiques, favorables au bon déroulement de leur cycle de vie, sont aussi de plus en plus fragmentés. En France, le réseau d’infrastructures de transport est parmi les plus importants de l’Union européenne (près de 1,2 million de kilomètres avec une densité d’environ 1,8 km/km2). On estime que plus de 25 millions d’adultes reproducteurs sont écrasés chaque année sur les routes (Morand et Carsignol, 2019).
La plupart des espèces présentent des populations de plus en plus éloignées et isolées les unes des autres. Les déplacements réguliers au sein du domaine vital (en général sur de petites superficies) et la dispersion nécessaire des individus, dans un rayon de quelques kilomètres autour de leur site de naissance et de reproduction se font de plus en plus difficilement par les corridors naturels. Contacts et échanges génétiques entre les populations s’en trouvent limités. Ils sont pourtant indispensables : en dessous d’une certaine « taille minimale viable » la survie de ces populations est souvent compromise.
Dégradation et contamination de la qualité des milieux
Le mode de vie terrestre et aquatique des amphibiens et leur peau très perméable les rendent très vulnérables à la présence de pesticides et d’engrais au sein des habitats aquatiques. L’impact de ces agents polluants, considérés individuellement ou du point de vue des effets synergiques entre les substances, a lieu surtout au stade larvaire, notamment en raison de la grande perméabilité de la peau. Cette toxicité peut augmenter directement la mortalité chez les larves et les jeunes : le retard de croissance et de développement augmente en général la période de vulnérabilité aux prédateurs ou le risque de périr asséché, les malformations et difformités, les changements du comportement alimentaire ou de la capacité de nage (Baker et al., 2013 ; Mandrillon et Saglio, 2005).
Au printemps, les épandages des pesticides et des fertilisants azotés coïncident avec la période de ponte et de développement larvaire de la plupart des espèces. Les adultes n’échappent pas non plus à cette contamination, soit directement par la peau soit par inhalation ou encore par ingestion d’insectes contaminés. Des phénomènes de féminisation de mâles par des perturbateurs endocriniens, voire de stérilité, ont été observés.
Les causes de déclin des amphibiens sont nombreuses et additionnelles (Campbell Grant et al., 2016) donc difficiles à isoler. Toutefois, plusieurs travaux montrent que les amphibiens sont devenus rares dans les zones de culture intensive (Beja et Alcazar, 2003 ; Guerra et Araoz, 2015). En France, le programme POPAmphibien (http://lashf.fr) a analysé une longue série de données et il met en évidence une tendance similaire dans certaines de nos régions. Dans un article à paraître dans le « Bulletin de la société herpétologique », Astruc et al. alertent sur le « Déclin alarmant des Amphibiens de France ». Ils ont choisi l’exemple étayé de la Normandie : entre 2007 et 2018, environ un quart de ces populations en a disparu. La modification des paysages consécutive aux changements de pratiques agricoles est la cause principale suspectée (voir l’article « En Normandie, le déclin du bocage et des amphibiens » ici).
Dérèglement climatique, maladies émergentes et invasions biologiques
De nouvelles menaces sont liées au dérèglement climatique. Les réactions en chaîne qui en résultent, notamment les sécheresses récurrentes, affectent la résilience des milieux. Ces déséquilibres fragilisent les espèces les plus vulnérables, le plus souvent des espèces spécialistes à fortes exigences écologiques et à plus faible fécondité, accélérant l’extinction de leurs populations…
Un nouvel agent pathogène, le champignon Batrachochytrium dendrobatidis, est responsable d’une vaste épidémie chez les amphibiens et touche plus de 500 espèces. Il n’épargne désormais aucune région de France ni même les zones protégées (Miaud, 2013). S’y ajoute un Ranavirus, nouvelle menace pour des populations déjà fragilisées par la prédation élevée des poissons, exotiques ou non, des écrevisses envahissantes, voire d’autres amphibiens introduits dans les milieux aquatiques.
Concilier agriculture et amphibiens : des solutions possibles
Ces menaces croissantes rendent inhabitable toujours plus de superficie pour les amphibiens mais également pour bien d’autres espèces : insectes (Foucart, 2019), oiseaux (Raspail, 2019), etc. Dans l’attente d’une ambitieuse révolution culturelle qui nous verrait « entreprendre une métamorphose » pour « penser et agir avec la nature », comme le disent respectivement J. Blondel (2012) et R. et C. Larrère (2015), quelques solutions et initiatives sont encore possibles pour infléchir et/ou ralentir quelque peu cette trajectoire et cette crise de la diversité du vivant…
Il s’agit de renforcer la politique d’aires protégées par la création de nouvelles réserves ou parcs mais également de garantir leur gestion à moyen et long terme. Mais une telle stratégie ne peut atténuer l’impact des pressions anthropiques que si elle est associée à la mise en œuvre d’une trame verte et bleue cohérente et ambitieuse profitant à la nature « ordinaire » et interconnectée au réseau d’espaces protégés et aux zones Natura 2000.
Elle doit aussi se fonder sur l’application de la réglementation existante et sur un financement et une fiscalité favorables à la nature et la biodiversité, notamment aux zones humides, comme le suggère timidement le rapport parlementaire de janvier 2019 « Terres d’eau, terres d’avenir : “Faire de nos zones humides des territoires pionniers de la transition écologique” ».
Partout dans nos campagnes, le paysage s’uniformise et se simplifie. L’intensification de l’agriculture, dont le rapport coût-bénéfice-efficacité est très largement remis en question, doit amener à une véritable prise de conscience qui se traduise au niveau de la Politique agricole commune et qui soit suivie d’actions concrètes et efficacement mises en œuvre sur les territoires.
Le maintien d’exploitations de polyculture-élevage montre de bons résultats en conciliant environnement de bonne qualité et viabilité économique (voir « Les bocages, des milieux indispensables »). D’autres initiatives naissent un peu partout en France (Le Roux, 2008 ; Paquier et al., 2018). Associations citoyennes, agriculteurs, services de l’État et chambres d’agriculture maintiennent ou créent des mares, plantent des haies, cherchent à retrouver une alimentation de proximité, paysanne, en permaculture ou en agroécologie. Dommage que ces initiatives soient encore si peu nombreuses, marginalisées et souvent découragées par le maquis des procédures administratives…
Il est sans doute aussi possible dans les zones de culture intensive d’adapter les pratiques et de réduire leur impact sur l’environnement et les populations d’amphibiens (Weltje et al., 2018). Il est urgent, par exemple, d’améliorer les techniques agricoles et de favoriser la présence de zones tampons (bandes enherbées, petits boisements…) en marge de terres cultivées faisant filtre, pour limiter l’écoulement direct dans les cours d’eau et donc la contamination, ou encore de laisser quelques zones humides jouant le rôle de réservoir en période de sécheresse… Il est encore plus urgent de diminuer les intrants, de diversifier les variétés cultivées et de trouver des alternatives aux produits phytosanitaires les plus dangereux.
« À la mine, le canari prévenait du coup de grisou ». La persistance de populations viables d’amphibiens signalera des milieux naturels peu dégradés et des conditions favorables non seulement pour l’environnement et pour plusieurs espèces animales menacées mais également pour la population humaine (« La Recherche », 2019).
Voir ici les références bibliographiques des articles 1,2,3 de Sesame consacrés aux amphibiens
Pour protéger les amphibiens sur nos routes, télécharger ici le guide gratuit du CEREMA.
Pour créer et entretenir un plan d’eau à amphibiens : quelques principes généraux ici (annexe 3 du guide CEREMA).
Merci pour cet excellent article. Dommage que vous n’ayez pas réellement insisté sur l’urgence de protéger et de restaurer les « mares agricoles », les comblements se poursuivent. Il n’y a pas que les îlots de zones humides, ZNIEFF et Parc Naturels à protéger et gérer… Il faut absolument protéger les micros-habitats « mares » éparpillés partout en campagne ! Faites connaître les PRAM… les Plan Régionaux Actions Mares…. déjà développés dans le Grand Est.
Cordialement. André Dutertre SHT37 et coordinateur SHF Régional Centre.
Bonjour, un prochain article de Sesame doit justement aborder sous peu des initiatives en faveur de la biodiversité dans les milieux agricoles, dont certaines relèvent des PRAM. A suivre donc…
Cet article est très intéressant ;
Nous avons relancé le projet de Parc National zone humide en Bourbonnais – allier
Cela correspond tout à fait à cette démarche sur la protection des zones humides donc des amphibiens et de la diminution des impacts liés au dérèglement climatique;
Vous pouvez soutenir notre action en signant en ligne (attention pas forcément en recommandant, c’est différent.)
https://www.petitions24.net/pour_un_parc_national_bourbonnais_allier
Nous préparons un rapport scientifique pour fin novembre 2019 (nous avons un comité scientifique) et tout naturaliste ou spécialiste des zones humides est bienvenu.