À mots découverts

Published on 21 décembre 2021 |

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[Care] L’homme et la nature à bons comptes

Par Lucie Gillot

La transition agroécologique appelle un changement de modèle agronomique, économique ou organisationnel. Dans cette reprogrammation de nos systèmes de production, il est un élément rarement évoqué alors même qu’il guide les décisions de toutes les entreprises, y compris agricoles. Le bilan comptable, ça vous parle ? Depuis plusieurs années, chercheurs et acteurs de terrain s’interrogent sur les limites des cadres actuels, jugés trop étriqués pour prendre en considération la préservation de la nature et le bien-être social. De cette réflexion est né un modèle comptable, Care, qui, loin de la mouvance actuelle, a choisi de placer sur un pied d’égalité les capitaux financiers, humains et environnementaux. Bien plus que deux nouvelles lignes dans votre livre de calculs, c’est une invitation à regarder et préserver ce qui compte vraiment.

« En tant qu’agriculteur engagé dans l’agroécologie, je dois dire que le système comptable classique n’est pas du tout incitatif. » C’est en partant de ce constat que Quentin Delachapelle, polyculteur céréalier, amorce une réflexion sur le sujet au sein du Civam de l’Oasis1. « Nous avions déjà travaillé sur des questions comptables quelques années auparavant. L’élément qui revenait fréquemment, c’était que l’on ne pouvait plus se fonder sur notre comptabilité pour avancer vers une transition (ndlr agroécologique). La comptabilité étant annuelle et orientée pour la fiscalité, elle introduisait des biais et poussait même à une logique productiviste. » Exemple ? D’un point de vue strictement comptable, le fait de planter des haies se traduit par une perte de surface productive doublée de frais de gestion pour l’entretien. Autrement dit, « c’est un coût économique dénué de tout bénéfice mesurable à moyen terme, explique l’agriculteur. Avoir des outils techniques et agronomiques, c’est bien. Mais, si le modèle de pilotage ne va pas dans ce sens-là, cela ne sert à rien ». Dans le cadre d’un appel à projet de l’Ademe, le groupe engage une réflexion sur ses outils comptables, avec des chercheurs en sciences économiques, sociales et de gestion de l’université de Reims.

Une dépense ou un profit ?

Pour prendre une décision, une entreprise ne se fonde ni sur la clairvoyance de son dirigeant, ni sur les aspirations des consommateurs ou les revendications de ses employés. La réalité est bien plus prosaïque : c’est le bilan comptable qui fait loi. Une suprématie qu’Alexandre Rambaud et Jacques Richard ont décidé d’utiliser à bon compte en cofondant, en 2012, la méthode Care, acronyme de Comprehensive Accounting in Respect of Ecology. Initialement, ces spécialistes en sciences de la gestion sont partis d’un double constat. 

Primo, les sciences écologiques montrent que les méthodes comptables actuelles échouent à mettre en œuvre une bonne gestion de l’environnement et des êtres humains 2. Car, bien souvent, elles attribuent une valeur marchande à la nature et aux êtres humains, estimée sur la base des services que ceux-ci sont censés rendre. Une méthode facile à mettre en œuvre mais qui aboutit à une soutenabilité faible, qui fait fi des impacts réels sur les écosystèmes ou les individus.

Secundo, façonnées par la finance, les méthodes comptables actuelles sont principalement orientées vers l’estimation de la valeur, pour l’actionnaire notamment, se détournant de leur sens premier dans lequel le capital est une dette (voir interview avec E. Chiapello : « Ce modèle porte un projet politique puissant »). Il s’agit donc de revenir aux fondamentaux : pour fonctionner, une entreprise emprunte un capital qui constitue une dette qu’elle va rembourser grâce aux fruits de ses ventes. « Care reprend cette idée de la comptabilité classique et l’étend aux enjeux socioenvironnementaux »,ajoute A. Rambaud, maître de conférences à AgroParisTech-Cired, également coresponsable de la chaire Comptabilité écologique. Concrètement, l’entreprise n’a plus un, mais trois capitaux – financier, humain et environnemental – à gérer, lesquels sont distincts, placés à pied d’égalité et non substituables les uns aux autres. « Si on accepte cette vision, l’évaluation des capitaux se fait au coût de préservation en l’état des écosystèmes et des êtres humains. » Il s’agit non plus de donner une valeur à ces capitaux, mais d’estimer les ressources nécessaires pour les maintenir en l’état durant une période donnée. Une subtile nuance qui change tout.

Révéler les dettes invisibles

Ce n’est pas seulement le modèle comptable qui bouge mais c’est tout le modèle d’affaires de l’entreprise qui se trouve rediscuté. Prenez une exploitation viticole. Première étape pour entrer dans la comptabilité Care : identifier les capitaux que vous devez préserver. Parmi ceux-ci, le sol : « Il est employé de trois manières : pour faire pousser la vigne, comme support de transport des tracteurs et des humains, comme stockage de polluant. » Si l’entreprise crée de la valeur, c’est bien « parce que le sol garantit ces trois types d’emploi. Sans ces derniers, l’entreprise ne marcherait pas. Dans le même temps, et c’est le point central de Care, ces éléments qui garantissent la création de valeur créent aussi des dégradations spécifiques : la nutrition de la plante puise des ressources ; le passage des tracteurs destructure le sol et le fait d’entreposer des produits sanitaires le pollue. Chacune de ces dégradations va donner lieu à des actions de préservation spécifiques ou cumulées ». Vous commencez à saisir ? Auparavant absentes des comptes de résultat, ces dégradations comme ces mécanismes de préservation vont désormais apparaître pleinement, révélant ainsi les dettes écologiques et humaines auparavant invisibles. Sans compter que la méthode consiste à identifier tous les capitaux impliqués dans votre cycle de production. En viticulture, il conviendrait, par exemple, d’ajouter les travailleurs permanents et les saisonniers, les ceps, la biodiversité… De quoi prendre conscience de l’insolvabilité de certains modèles d’affaires. « Cela impacte le cycle d’exploitation et, plus globalement, la manière de penser la rentabilité. […] Là où l’on pensait avoir des profits, on a des dettes dissimulées et ces trajectoires de dettes sont de pire en pire », analyse A. Rambaud. 

Des données capitales

Cette remise à plat fait tout à la fois la puissance de la méthode et sa faiblesse. Souvent les acteurs butent sur un os : l’impossibilité d’estimer un capital faute de données. « Pour certains capitaux, le travail collectif a été fait »,relève A. Rambaud, citant en exemple le budget carbone, qui permet d’estimer le coût de préservation du climat. Pour d’autres, c’est le flou total. Ainsi en va-t-il du sol pour lequel il n’y a pas d’indicateurs normés. Situation paradoxale, « on parle de développement durable dans tous les sens et nous n’avons même pas de définition claire de ce que signifie préserver un sol. C’est une aberration totale ». 

Amer constat également réalisé en 2016 par le Civam de l’Oasis, lors de son exploration de la compta Care. À l’issue de cette première année de réflexion, « nous nous sommes rendu compte que si nous voulions vraiment aller vers une approche de type Care, il y avait un énorme travail à faire avec d’autres équipes de recherche pour approfondir l’évaluation des différents capitaux ». Faute de moyens humains et financiers à y consacrer, le collectif n’a pu aller plus loin.

Combler le manque de données, tel est le principal chantier auquel s’attèlent désormais les promoteurs de cette méthode, emmenés par la chaire Comptabilité écologique et le CERCES, CERcle des Comptables Environnementaux et Sociaux récemment fondé. Riche de douze programmes de recherche et d’une quinzaine d’expérimentations3, ce chantier inclut également certains acteurs institutionnels pour les sensibiliser à la problématique du manque de données utiles. Un comble, à l’ère du Big Data. 

Le deuxième enjeu a trait à la communication autour de cette méthode. À l’heure où les modèles de comptabilité écologique et sociale fleurissent, il faut jouer des coudes pour se faire une place. C’est d’autant plus difficile quand vous êtes à contre-courant de la philosophie actionnariale ambiante, consistant à monétariser les services rendus par la nature. « Les acteurs se retrouvent dans une incompréhension en pensant que toutes les comptabilités socioenvironnementales se valent et que c’est déjà bien d’aller dans ce sens-là. […] Quand on leur explique qu’il y a des controverses et que toutes les propositions ne se valent pas, cela devient compliqué. » Et A. Rambaud de conclure : « C’est un peu comme dans “Alice aux pays des merveilles”. Il faut accepter de passer de l’autre côté du miroir.» Après, vous ne verrez plus jamais le capital de la même manière. Prêt pour le grand saut ?

« Ce modèle porte un projet politique puissant »

Ève Chiapello, directrice d’études à l’EHESS, chaire de Sociologie des transformations du capitalisme. 

De quand date le système de comptabilité actuellement utilisé ? 

Je me contenterai de remonter à la fin du eXIXe siècle, époque où la technique de la comptabilité double, qui suppose notamment un double enregistrement en débit-crédit, est complètement généralisée parmi les acteurs capitalistes. La normalisation comptable, qui encadre les pratiques des entreprises, se développe plus tard (Première Guerre mondiale) et accompagne la création de l’impôt sur les sociétés pour faciliter les contrôles par l‘État. Une nouvelle étape est franchie, à la fin de la gSeconde Guerre mondiale, avec la création du Conseil national de la comptabilité. Fait singulièrement français, ce conseil est tripartite : il se compose de représentants du patronat, des syndicats ouvriers et de l’État. Autrement dit, deux classes que sont le capital et le travail, sous l’égide bienveillante de l’État, vont s’entendre pour normaliser la comptabilité. Des plans comptables sont rédigés dans ce cadre en 1947, puis en 1957. En 1982, on observe un tournant dans la conception de la comptabilité, puisque le nouveau plan comptable qui est publié propose une présentation du compte de résultats en « soldes intermédiaires de gestion », laquelle permet de faire apparaître la valeur ajoutée par l’entreprise et la façon dont celle-ci est distribuée entre les différentes parties prenantes. Sont ainsi visibles la part attribuée aux salariés, à l’autofinancement, aux prêteurs, à l’État, aux actionnaires… À la même époque, la comptabilité anglosaxonne, qui adopte une segmentation par fonction (production, distribution, finance), ne permet pas d’indiquer les parts de chacun.

La dernière évolution marquante nous vient de l’Union européenne, avec l’obligation, depuis le 1er janvier 2005, pour les entreprises cotées en bourse, d’utiliser les normes comptables internationales (IFRS). Elle marque l’arrivée d’une comptabilité au service principalement des marchés financiers. 

De la comptabilité, on a l’image d’un outil assez neutre. Son histoire montre pourtant  que celui-ci est porteur de visions du monde assez différentes. Quelles sont celles qui structurent les modèles actuels ? 

Il y aurait beaucoup à dire ! Je viens d’évoquer les différences dans les manières de présenter les comptes et de rendre visible – ou pas – chacune des parties prenantes. C’est un premier élément de réponse. Un autre élément important est la conception du profit. En la matière deux visions prédominent. La première assimile le profit à une marge sur une activité, c’est-à-dire ce qu’il va vous rester après avoir vendu un produit et déduit vos coûts de production et autres. La seconde considère que vous avez réalisé un profit lorsque vous êtes plus riche à la fin qu’au début de l’année. Elle met l’accent sur la valeur du patrimoine. Or, ces deux visions conduisent à penser différemment la comptabilité. Imaginez que vous soyez propriétaire d’un appartement, acheté il y a vingt ans, que vous faites estimer au 1er janvier 2021. Survient juste après un krach immobilier, le marché plonge. Au 1er janvier 2022, vous aurez perdu de l’argent par rapport à l’année précédente… mais pas nécessairement par rapport à ce que vous a coûté votre bien initialement ! Reste que, votre focale étant sa valeur actuelle et non son coût historique, votre bilan comptable sera dans le rouge. Dans les faits, cette seconde conception du profit, parfois très abstraite, tend à s’imposer dans la comptabilité en normes internationales.

Quant à la nature ou à l’être humain, quelle que soit la conception du profit sous-jacente, ils ne sont pris en compte que très marginalement, car notre comptabilité est capitaliste, c’est-à-dire qu’elle vise à calculer le profit comme le résultat du propriétaire de l’entreprise. Les comptes sont donc tenus du point de vue idu propriétaire de l’entreprise. Comme celui-ci ne possèdet ni ses salariés ni l’eau propre ou l’air pur, ces derniers ne sont pas pris en compte ou ne sont pas estimés comme une richesse (au mieux les salariés sont des coûts). 

Qu’en est-il pour le modèle Care ? 

En comptabilité comme partout, il y a plusieurs courants. Depuis les années 1970, existent des débats et des réflexions pour penser une comptabilité du capital humain et, plus récemment, du capital intellectuel ou naturel. Avec, comme point commun, l’idée que certaines richesses utilisées par les entreprises ne figurent pas dans les bilans comptables. La compta Care s’inscrit dans cette mouvance. Mais attention : il y a des manières très différentes d’intégrer ces capitaux dans les systèmes comptables, selon d1) que vous considérez que ceux-ci sont substituables ou non. Une convention qui conduit à des degrés de soutenabilité très variables. 

Ainsi, si vous considérez que les choses sont fongibles, vous pouvez, dans votre bilan comptable, compenser une perte de capital naturel ou humain par d’autres types de capitaux, comme des investissements technologiques. Vous êtes dans un modèle de soutenabilité faible. 2), si vous considérez que chaque capital doit être maintenu, gardé et sauvegardé de manière séparée, vous entrez dans une soutenabilité forte. C’est un des points sur lesquels le modèle Care se distingue, car il considère précisément que rien ne peut se substituer aux capitaux humain ou environnemental. Cette convention tient, même si on ne cherche qu’à estimer les coûts de maintenance de ces capitaux et pas leur valeur totale.

Pris au sérieux, ce modèle conduit aussi à conditionner la distribution du profit à la préservation des différents capitaux. On ne sort pas totalement du capitalisme, mais la capacité à s’enrichir au détriment des hommes et des écosystèmes est singulièrement compromise. En définitive, ce modèle porte un projet politique puissant, orienté vers la maintenance du bien commun. Par sa démarche, il nous invite à questionner le profit, la richesse et a donc des effets rhétoriques importants. Reste qu’il demeure un exercice particulièrement épineux et assez lourd à déployer pour les acteurs.

  1. Centre d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural. Le Civam de l’Oasis, situé en Champagne-Ardenne, a été créé en 2008. En savoir plus : https://www.civam.org/civam-oasis/ 
  2. Par exemple, selon Jacques Richard, la taxe carbone n’a pas freiné les émissions de CO2 mais généré un nouveau marché où les pays les plus pollueurs achètent auprès des pays les plus frugaux des droits à polluer. La comptabilité environnementale CARE contre l’énorme code financier qui étouffe le monde, Canal-U, mars 2016
  3. Actuellement, près d’une quinzaine d’expérimentations sont en cours dans des secteurs très variés – crèches, grande distribution (Carrefour) ou plusieurs exploitations du réseau Fermes d’avenir. Une douzaine de programmes de recherche sont menés en parallèle, qu’ils concernent les coûts de préservation des sols, la meilleure définition des capitaux humains ou le déploiement de la méthode Care en agriculture.

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