Publié le 3 janvier 2024 |
0[Cacao 2/3] Le Ghana ou la « Côte d’Or », encore aujourd’hui
De 1880 à 1960, le Ghana connaît ses premiers cycles de production de cacao. Il devient le premier producteur mondial dans les années 1920. Toute son histoire cacaoyère reflète, peu ou prou, le modèle bien décrit des cycles de production, fait de booms et de récessions (voir l’article « Un modèle historique universel » ici). Depuis deux ans, le Ghana semble plonger dans une nouvelle phase de récession et les cultures d’hévéa et la recherche d’or tendent à remplacer les plantations de cacao.
Par François Ruf, CIRAD, SADRCI
Au Ghana, la répétition des « cycles du cacao »
Au long de l’histoire, sous l’effet de vagues de migrants défrichant les forêts, la « boucle du cacao » se déplace progressivement de l’est vers l’ouest du pays. C’est la première illustration du modèle au Ghana. La production de cacao évolue en cycles de booms et de récessions, de région en région1. Au plan national, jusque dans les années 1960, les récessions qui se produisent dans les premières zones sont masquées dans les statistiques par les booms des nouvelles régions (Fig.1).
Puis le Ghana amorce sa récession nationale dans les années 1970, cédant son rang de premier producteur à la Côte d’Ivoire en 1978 (Fig.1). C’est le second cas d’école pour l’application du modèle. Au-delà de ses causes biologiques (épuisement de la « rente forêt »), des erreurs ou contradictions politiques sont avérées, notamment le renvoi massif de dizaines de milliers de manœuvres burkinabés, la promulgation de l’Aliens compliance order de 1969 (Gastellu,1980)2 et le chaos qu’a pu semer la dépendance au cacao (Mikell,1991)3.
Un nouveau boom à l’ouest
Un nouveau boom national du cacao voit le jour dans les années 1980 avec la conquête accélérée des forêts de l’ouest du pays. Deux grands déterminants du modèle sont en jeu. D’une part, le phénomène climatique conjoncturel El Nino de 1983 a un impact structurel dans les vieilles zones cacaoyères au milieu naturel dégradé : une sécheresse historique déclenche d’innombrables incendies de plantations et la famine. Les migrations vers les zones de forêt intactes, vers les régions de l’Ouest, sous pluviométrie forte, et peu ou pas touchées par El Nino, s’accélèrent. En même temps, l’Etat comprend qu’il doit réduire les taxations. Le prix payé au producteur remonte. Conformément au modèle, ces effets prix ou subventions des années 2000 ne jouent pas en faveur des vieilles zones cacaoyères de l’Est mais soutiennent les nouveaux fronts pionniers à l’ouest (Fig. 2) (Ruf, 2007, 2009)4.
Une nouvelle récession à partir de 2021
Concentrons-nous maintenant sur la probable nouvelle récession cacaoyère, qui apparaît à partir de 2021 et 2022, lorsque la production du Ghana chute de 1 000 000 à 700 000 tonnes (en 2022 et 2023, la production remonte à 750 000 t, auxquelles il faut ajouter quelque 50 000 t vendues en contrebande en Côte d’Ivoire, mais le seuil de 1 000 000 de tonnes semble désormais inaccessible).
Dans un milieu dégradé par plusieurs décennies de monoculture du cacao, un phénomène climatique considéré comme conjoncturel peut avoir un effet profond et structurel. Ainsi les sécheresses de 2021 ne font pas seulement baisser les rendements mais elles accroissent la mortalité des plantations dans les régions déforestées. Le passage de systèmes avec ombrage dans l’est du pays à une pratique de plein soleil à l’ouest favorise d’abord des rendements élevés mais augmente progressivement ce risque de mortalité.
En 1983 le phénomène d’El Nino a généré sécheresses et incendies. En 2023, son retour provoque des pluies torrentielles et des inondations. Il y aura aussi des effets structurels. Un village comme Adubrim, dans le district N’Zema, grand producteur de cacao dans les années 1990, est désormais inondé régulièrement. Les ruissellements ne sont plus arrêtés par la forêt ni par les cacaoyers, en voie de disparition.
De l’usure du milieu naturel au coût financier
Les fronts pionniers des années 2000-2010 à l’ouest du pays, ont été les champions de la consommation de pesticides et des engrais (en partie subventionnés). Dans cette région d’Adubrim, encore très humide, les planteurs épandaient l’insecticide 6 fois dans l’année, en surdosant la matière active. Ces traitements intensifs sur des plantations de 10-15 ans en plein soleil, associés à des fongicides et des engrais de compagnies internationales leur ont permis d’obtenir couramment des rendements de 2 tonnes et plus par hectare, pendant quelques années. Les vendeurs de voitures et camions affluaient pour leur proposer leurs véhicules (Ruf, 2011)5. Dans les années 2020, tout cela n’est plus qu’un souvenir.
Tout d’abord, les conditions économiques et politiques conduisent à une augmentation généralisée des prix. On peut certes évoquer des facteurs externes au Ghana et au déroulement du cycle du cacao, par exemple l’impact du covid, mais les facteurs endogènes, tels que la gestion de la monnaie nationale en pleine expansion6 conduit à une dévaluation continue renchérissant tous les intrants importés. L’augmentation récente et donc tardive du prix du cacao, en septembre-octobre 2023 ne suffit pas à compenser les hausses de prix des produits de première nécessité et des intrants depuis trois ans. La hausse vertigineuse des prix des engrais (et possible baisse de leur qualité) en est le symbole.
Or, dans le déroulement du cycle du cacao, la déforestation et la consommation de la rente forêt impliqueraient d’augmenter la quantité de travail et les doses d’intrants chimiques. Cette combinaison de facteurs endogènes, biologiques, économiques et politiques, annihile la consommation d’intrants et divise les rendements du cacao par trois ou quatre.
La maladie mortelle du « swollen shoot »
Le cacaoyer est touché par un virus qui provoque des désordres de croissance des tissus et gêne la circulation de la sève, entraînant la mort des cacaoyers en quelques années. Un insecte, les cochenilles farineuses, transmettent le virus d’un arbre à l’autre. En piquant le cacaoyer malade pour se nourrir, la cochenille se charge du virus qu’elle transporte ensuite sur un autre cacaoyer, infecté à son tour au moment d’une nouvelle piqûre (CIRAD, 2020)7.
La maladie est présente au Ghana depuis des décennies. Mais elle se répand d’autant plus vite que les cacaoyers sont affaiblis par les sécheresses, les inondations, le vieillissement des plantations et le système de monoculture.
Les planteurs signalent aussi la pression croissante des termites, un très ancien ennemi du cacaoyer. Elles détruisent notamment les jeunes plants et réduisent un peu plus les chances de renouveler les vergers dans les anciennes zones de plantation. Elles s’attaquent aux cacaoyers lorsque la forêt, leur habitat et source de nourriture, disparaît – ce qui symbolise bien la consommation de la rente forêt au fil du déroulement du cycle.
L’orpaillage, dévoreur de cacao et de forêt
Aujourd’hui le Ghana redevient la « Côte d’Or » (Gold Coast), le premier producteur d’or en Afrique (Ecofin, 2023)8. En corollaire, les mines officielles détruisent plusieurs des villages et terroirs du cacao. A côté des mines légales, le « galamsey » (orpaillage) devient le premier concurrent du cacao, attirant les jeunes, voire les enfants. Son impact sur le coût du travail est évident (Tableau 1). Il ne concurrence pas seulement le cacao pour le travail mais aussi pour les terres, occupant sept fois plus de territoires que les mines légales9. Les planteurs démarchent les orpailleurs pour leur vendre définitivement ou pour leur louer les cacaoyères, selon un loyer fixe ou en métayage, un quart de la valeur de l’or revenant au propriétaire de la plantation. Dans tous les cas c’est un processus quasi irréversible. Les cultures, dont le cacao, ne reviendront pas avant longtemps. Après avoir brièvement profité de l’aubaine, les planteurs qui cèdent leurs terres plongent dans la misère.
L’orpaillage dévore même les forêts classées, avec des complicités politiques. « Tout le Ghana devient une mine d’or », me disait le regretté Serge Bini, mon collaborateur, en 2010. Il en pressentait déjà l’impact sur la production nationale de cacao et les dégâts humains. Les machines ayant mis les sols à nu et détruit toute végétation, l’eau de pluie n’est plus évaporée ni absorbée. Des villages entiers sont inondés. l’alcoolisme, la drogue et la prostitution prospèrent. Accusé aujourd’hui de tous les maux – particulièrement d’être l’agent de la déforestation – le cacao sera bientôt « regretté » et deviendra ce qu’il faut protéger…
L’hévéa : une autre voie, à la fois pour la terre et pour le travail
Les vieilles cacaoyères sont converties en jeunes hévéas par les jeunes planteurs. Le boom de l’hévéa du Ghana a pris beaucoup de retard par rapport à la Côte d’Ivoire, mais le nombre de planteurs de cacao investissant dans l’hévéa semble avoir doublé ces trois dernières années. De fait, le caoutchouc, nouvelle matière première et filière en développement au Ghana, est moins taxée que la vieille filière cacao. Le prix du caoutchouc est en hausse plus forte (Tableau 1). Prix et taxation du cacao relèvent en partie d’erreurs politiques récurrentes. Elles font partie du modèle et sont sanctionnées par une baisse des investissements des planteurs dans le cacao dès qu’apparaît une culture alternative comme l’hévéa, notamment si elle est appuyée par des projets de développement avec financements internationaux à la clé. Mais l’engouement pour l’hévéa vient aussi de l’usure biologique du cycle du cacao. A partir de 2012, lorsque le prix du caoutchouc chute de 70%, les planteurs maintiennent leurs investissements dans l’hévéa aux dépends du cacao, et surtout ils décident d’investir par eux-mêmes dans cette diversification, en inventant leurs propres techniques de plantation à bas coût, et sans aide financière extérieure. A Manso Amenfi, en 2016, par exemple, ce choix s’expliquait par les difficultés de la replantation cacaoyère (Fig. 1).
Dans la zone de Kumasi, pour les mêmes raisons, on voit le cocotier se substituer aux vieux cacaoyers10.
Contradictions politiques de la filière
S’ajoutant aux taxes directes que l’Etat impose aux planteurs, les contradictions s’accumulent à nouveau dans les années 2010 et 2020.
- Taxation par le taux de change. L’Etat augmente le prix courant du cacao à chaque début de campagne puis laisse filer la monnaie nationale par le taux de change et l’inflation. On en a vu les impacts sur le coût de la vie et le prix des intrants (Tableau 1)
- Inertie et chaos du système de commercialisation. Le Cocobod (Ghana Cocoa Board), structure nationale en charge de la commercialisation du cacao, est connu pour sa stratégie de vente régulière du cacao sur le marché à terme. Le Cocobod vend en année « n » le cacao qui sera produit en année « n +1 ». Cela revient à s’assurer en cas de baisse du cours mondial mais c’est aussi la certitude d’être pénalisé en cas de hausse. Faute de trésorerie, les magasins d’achat aux producteurs de sa filiale PBC (Produce Buying Company) ferment, et laissent la place aux concurrents du secteur privé. Finalement, en novembre 2023, le planteur du Ghana touche à peine 1,8 dollar au kg, avec retard, quand il pourrait en gagner plus de 3, payés comptant.
- Difficultés des programmes nationaux. L’abattage massif de cacaoyères infestées par le swollen shoot, et théoriquement suivi de replantations, a échoué ces dernières années. Lors des visites de soutien des officiels, des promesses de nettoyage par des équipes spécialisées ont été faites, mais non tenues. Les trois subventions promises, de 1000 GHC (cédi ghanéen) chacune, ont été « oubliées ». Seule la première aurait été versée et nombre de replantations échouent par manque de moyens. Le Cocobod interdit les herbicides alors que les manœuvres sont introuvables.
- Inertie de la recherche. Les processus de sélection de matériel végétal sont nécessairement longs, surtout pour une culture pérenne. Le cacao hybride était supposé performant et l’était certainement dans un environnement forestier. Dans un contexte post-forestier, ces plants grandissent très difficilement. Beaucoup mesurent à peine 70 cm à deux ans. Ce matériel hybride résiste mal aux sécheresses, voire au swollen shoot. Comme le Ghana a poussé les planteurs à l’adopter en masse, il a probablement contribué au déclin de la production.
L’histoire se répète
Après son boom cacaoyer des années 1990 à 2010, le Ghana des années 2020 semble continuer à suivre le modèle des cycles de cacao, cette fois dans sa phase de récession. Toutes les composantes du modèle, biologiques, socio-économiques, politiques, sont réunies. Sauf à laisser partir les migrants dans les forêts classées, du moins celles qui n’ont pas encore été ravagées par l’orpaillage, on voit mal comment le Ghana pourra réagir. Même si certains producteurs tentent encore de replanter les cacaoyers, même si leurs épouses tentent de prendre en main quelques plantations, l’orpaillage et l’hévéa devraient l’emporter. Une nouvelle fois, le boom du cacao a fini par générer les conditions bloquant l’accès aux facteurs de production. Ceux-ci sont mobilisés par et pour d’autres filières. Surtout, ce blocage dans un vieux pays de cacao ouvre la porte à de nouveaux booms faits de migrations et déforestations massives dans d’autres pays.
Si cette nouvelle récession cacaoyère du Ghana se confirme, et si elle est relayée par de nouveaux booms, à commencer par celui du Liberia (voir l’article Cacao 3/3), elle sera une preuve supplémentaire de l’échec cuisant du « cacao durable » (https://revue-sesame-inrae.fr/le-mythe-du-cacao-durable-1-2/) et donc de ses promoteurs : politiques publiques du Nord et du Sud, multinationales, agences de certification, bailleurs de fonds.
La nouvelle régulation de l’Union Européenne interdisant la « déforestation importée » pourrait également s’avérer contre-productive. Si « l’or brun » du cacao issu des forêts ne peut plus partir vers l’Europe, ce sont des tonnes d’or jaune extrait de ces mêmes forêts qui s’envoleront pour Dubaï et la Suisse (Le Temps, 2020)11. L’Union européenne ne se tromperait-elle pas de combat, ou d’époque ?
Lire la première partie du dossier
Lire la troisième partie
- Voir notamment l’œuvre de Poly Hill.
- « Les plantations de cacao au Ghana », remarquable synthèse de Jean-Marc Gastellu, en 1980, à un moment où le monde francophone connaissait très peu de choses sur le cacao au Ghana, https://pascal-francis.inist.fr/vibad/index.php?action=getRecordDetail&idt=12456997/
- Voir le livre de Gwendolin Mikell au titre si bien choisi, « Cocoa and Chaos in Ghana » publié en 1989.
- Ruf F., 2007. The new Ghana Cocoa Boom in the 2000s. https://www.researchgate.net/publication/281711886 ; Ruf F., 2009. Libéralisations, cycles politiques et cycles du cacao. https://www.researchgate.net/publication/290031216
- F. Ruf, 2011. Cocoa and fertilizers in West-Africa, https://www.researchgate.net/publication/326093032_Cocoa_and_fertilizers_in_West-Africa
- Dans un pays dont les revenus d’exportation dépendent fortement du cacao, l’inflation et la dévaluation sont des outils très efficaces de taxation des planteurs. Le Ghana le pratique depuis des décennies. Mais quand le cycle du cacao entre dans sa phase de récession, cette politique économique devient une composante et un accélérateur endogène de la récession, ce qui est caractéristique du modèle des cycles du cacao.
- https://barco.cirad.fr/projet/swollen-shoot
- https://www.agenceecofin.com/or/1510-112737-comment-le-ghana-a-ravi-a-l-afrique-du-sud-le-titre-de-premier-producteur-africain-d-or-rapport
- https://earthobservatory.nasa.gov/images/148376/detecting-gold-mining-in-gha
- Le modèle des cycles s’applique alors au cocotier : lorsque la basse côte du Ghana, domaine du cocotier, s’est trouvée infestée par la maladie du jaunissement mortel, des cocoteraies ont été créées à 200 km au nord. Voir : Ruf. F., 2009. Stratégies des planteurs de cocotiers au Ghana face à la maladie du jaunissement mortel. OCL, 16 (2): 76-86, https://www.researchgate.net/publication/283233370_The_coconut_planters%27_strategies_in_Ghana_faced_with_the_lethal_yellowing_disease
- https://www.letemps.ch/economie/lor-douteux-dubai-prise-suisse