Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


Quel heurt est-il ? Dessin dossier AOC © Tartrais

Publié le 2 juin 2025 |

0

AOP : l’origine fait-elle encore recette ?

Dessin d’illustration : signes de qualité © Tartrais (tous droits réservés)

C’est un petit logo rouge et or, aisément reconnaissable. Liant une dénomination à un terroir, il est gage d’origine, de typicité et de savoir-faire. L’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) ou Protégée (AOP), vous connaissez sans doute. Fierté française, pierre angulaire de la politique européenne, l’AOP connaît pourtant quelques remous. C’est que, aux dires des producteurs, le cahier des charges, garant de la promesse de qualité, freinerait l’innovation. Pire, il les empêcherait d’avoir la réactivité nécessaire pour s’adapter à un marché de plus en plus fluctuant comme aux aléas climatiques. Qu’en est-il ? Et comment redonner un peu d’air aux producteurs ?

Un dossier de Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE, pour le 17ème numéro de la revue Sesame (mai 2025)

En cet après-midi d’octobre, l’été jouait les prolongations au pied des Pyrénées. Avec leurs lunettes de soleil vissées sur le nez, on aurait pu croire que la soixantaine de personnes présentes dans la cour de l’ancienne école communale de Vic-en-Bigorre était venue profiter des derniers rayons. Pourtant, il ne fallait guère se fier à l’apparente ambiance décontractée ; c’est de revenus agricoles que le public était venu discuter1. À la tribune, les prises de parole se succèdent jusqu’au témoignage d’un éleveur de brebis Lacaune. « L’AOP n’est pas aussi rémunératrice qu’elle devrait l’être, en tant que produit d’excellence », lâche sans ambages Sébastien Ginisty. L’AOP en question, c’est celle du roquefort, premier fromage à avoir décroché l’appellation en 1925. Longtemps roi à la table des Français, sa consommation connaît ces dernières années un ralentissement. Pour l’éleveur, c’est le système lui-même qui est en cause. « Avec ses règles très strictes et anciennes, [l’AOP] nous empêche parfois d’évoluer correctement et nous freine dans notre capacité d’adaptation. » Dans le viseur du producteur, le cahier des charges (lire encadré « le b.a.-ba des Siqo »).

Décalages

Voilà donc notre cahier des charges accusé d’étouffer les producteurs, tel un corset trop serré. C’est que, depuis quelque temps, plusieurs grains de sable grippent la machine, à commencer par le changement climatique. Premier impact de celui-ci, les sécheresses à répétition, dont les effets sont multiples. Elles peuvent obliger les éleveurs à apporter du fourrage aux animaux pour combler le manque d’herbe dans les prés ; pour les arboriculteurs ou les maraîchers, l’irrigation s’avère parfois indispensable à certains moments. Or, bien souvent, l’une et l’autre de ces adaptations sont interdites ou en tout cas fortement encadrées par le cahier des charges. En août 2022, l’appellation Salers a stoppé sa production, ledit cahier imposant une mise à l’herbe à satiété. En 2020, ce sont les producteurs de piment d’Espelette qui ont demandé en urgence une modification temporaire de leur cahier des charges auprès de l’Institut National de l’Origine et la Qualité (INAO) pour irriguer leurs plants.

Là n’est pas le seul effet du changement climatique. Celui-ci peut également impacter les caractéristiques gustatives du produit. Un effet particulièrement scruté par la filière viticole. Vendanges précoces et plus chaudes, accroissement des teneurs en sucre des baies, diminution de la grosseur des raisins, autant d’éléments qui non seulement affectent les rendements mais qui, surtout, influencent le profil aromatique du vin. « Avec les rouges, on va avoir plus d’alcool et des arômes de fruits cuits, qui peuvent être en décalage avec les attentes des consommateurs », relève Jean-Marc Touzard, économiste à Inrae, coordinateur avec Nathalie Ollat du projet Laccave2. Tout aussi préoccupant, ce nouveau profil aromatique peut également être à rebours de celui initialement décrit par le cahier des charges. Et le vin de perdre ce qui faisait jusqu’alors sa typicité…

« Les fromages qui ne sont pas sous appellation peuvent s’adapter et réduire par exemple leur teneur en sel ou en gras, ce qui n’est pas toujours le cas des AOP. » Karine Latouche

Deuxième contrariété, l’évolution de la demande. Bien des AOP y sont confrontées, qu’il s’agisse du secteur viticole, avec le net recul de la consommation des vins rouges, ou de certains fromages. Revenons sur les terres du roquefort. Bien qu’il reste la troisième AOP française en termes de tonnage commercialisé, ses ventes reculent à raison « de 3 à 4% depuis 2021 »3. Pour Sébastien Ginisty, « le produit n’a peut-être pas évolué comme il aurait dû. On dit souvent que c’est un “fromage de vieux”… D’un côté, nos consommateurs disparaissent, de l’autre les jeunes trouvent ces produits trop salés et complexes à consommer. On a raté un virage ». Le roquefort se voit ainsi fortement concurrencé par les pâtes persillées et les bleus, certains d’entre eux n’ayant d’ailleurs pas hésité à en emprunter les codes sans pour autant s’engager dans une démarche AOP. Et puis il y a l’épineuse question du Nutriscore, laquelle fait grincer des dents bien des producteurs de fromage, dont nos éleveurs : le roquefort se verrait attribuer le score le plus mauvais. Or, et c’est là le cœur de la discorde, améliorer son score nécessiterait de changer la recette… celle-là même que protège l’AOP. Comme le remarque Karine Latouche, économiste à Smart-Inrae4, cela crée une asymétrie : « Les fromages qui ne sont pas sous appellation peuvent s’adapter et réduire par exemple leur teneur en sel ou en gras, ce qui n’est pas toujours le cas des AOP. »

Signalons enfin que, outre l’inflation qui a affecté les volumes d’achat, le marché s’est fortement complexifié ces dernières années. Là où l’AOP a longtemps régné en reine au royaume des produits de terroir, même si elle reste une référence, elle doit désormais composer avec d’autres labels, qui surfent sur la même vague du typique et du local. Citons pêle-mêle les marques distributeurs vantant le « talent » de nos régions, ou encore les marques régionales (« Sud de France », « Produit en Bretagne », « Produit en Île-de-France »…). Une abondance qui brouille le message et peut avoir pour effet de diminuer la valeur accordée à des produits, alors que les niveaux d’exigence ne sont guère comparables5.

Par-delà l’origine ?

Jean-Marc Touzard
(Dessin : © Gilles Sire)

Pour Jean-Marc Touzard, au-delà de la critique adressée à la rigidité du cahier des charges, il est une question sous-jacente: de quoi sera faite demain la singularité des produits AOP ? Bien que l’origine ait fait recette jusqu’à présent, cette dimension n’est plus suffisante dans le contexte actuel. « Si le modèle des appellations marche, c’est parce que le consommateur reconnaît un produit, l’associe à une origine et lui attribue une valeur supérieure à celle d’un produit banal. Cette valeur s’appuie sur des caractéristiques intrinsèques, comme le goût ou la texture, et extrinsèques, associées au territoire d’origine – un patrimoine, un paysage, une histoire, des pratiques et savoir-faire locaux. Des caractéristiques souvent inscrites dans les cahiers des charges et garanties par l’appellation. Or ceci est bousculé par le changement climatique qui oblige à s’adapter, modifie le lien entre le produit et son territoire d’origine. »

C’est l’une des conclusions à laquelle il parvient à l’issue des recherches menées par le projet Laccave. Face à la pression exercée par le changement climatique, certains viticulteurs ont fini par se demander s’il ne fallait pas changer l’aire d’appellation, particulièrement sur les territoires les plus exposés à la sécheresse et aux très fortes chaleurs. Mais, « dans les ateliers que nous avons organisés dans les principaux vignobles français, à chaque fois, 75% des personnes interrogées votaient pour le maintien des plantations dans l’aire actuelle des appellations car ce qui importe, c’est l’investissement personnel et collectif dans le terroir. Ce que résume cette phrase : Innover pour rester… » Dans cette perspective, pour le chercheur, une dimension doit être renforcée: la préservation des ressources naturelles – l’eau, les paysages, la biodiversité –, qui conditionnent à long terme la valeur des produits AOP : nulle production possible sur des territoires dégradés… « Cela implique d’avoir une vision plus dynamique des appellations d’origine et donc un assouplissement du cadre réglementaire à même de faciliter les innovations. Pour tester une nouvelle variété, de nouvelles pratiques agronomiques, le recours à l’irrigation, il faut pouvoir expérimenter tout en maintenant la production et partager les observations avec les autres producteurs de l’appellation. Face aux défis climatiques comme à ceux liés au marché, il va falloir innover en permanence, donc modifier régulièrement le cahier des charges. De mon point de vue, nous entrons dans une autre logique, celle de la gestion adaptative des produits et de leur terroir. C’est là-dessus qu’il faut désormais capitaliser. »

« (…) on peut assouplir les règles relatives au produit mais être plus exigeant sur les aspects relatifs à la gestion du terroir et de ses ressources. » Jean-Marc Touzard

Jean-Marc Touzard en est conscient, cette perspective invite à repenser la philosophie même de l’appellation, « non plus la promesse d’un produit immuable, resté inchangé depuis des siècles, mais celle de vins, fromages, fruits ou légumes dont la production respecte et met en valeur l’ensemble des ressources patrimoniales et naturelles gérées collectivement dans un territoire ». Bien évidemment, cela pose une question centrale: jusqu’où autorise-t-on le changement et la diversité sans perdre la typicité du produit sur laquelle se fondent les pratiques collectives? « Selon moi, on peut assouplir les règles relatives au produit mais être plus exigeant sur les aspects relatifs à la gestion du terroir et de ses ressources. »

Gagner en souplesse, sans toucher à la promesse

De son côté, l’Inao n’est sourde ni aux questionnements des producteurs ni aux nouveaux enjeux auxquels ils font face. Noix de Grenoble, piment d’Espelette, fourme d’Ambert ou Ossau-Iraty… Nombreux sont les collectifs à avoir réouvert leur cahier des charges, en vue d’y inscrire une ou plusieurs modifications. « Sur les 1 200 appellations d’origine existantes, un tiers des Organisations de Défense et de Gestion (ODG) travaillent actuellement à une évolution de leur cahier des charges », indique ainsi la directrice de cet établissement public, Carole Ly.

Carole Ly
(Dessin : © Gilles Sire)

Un mouvement de fond que l’institut a souhaité mieux appréhender en passant au crible les différents types de demandes qui lui sont adressées. Celles-ci sont de trois ordres : « Le premier concerne des demandes d’adaptation au marché ». C’est typiquement le cas de la viticulture où, pour faire face à la crise actuelle, les professionnels tentent de segmenter leur offre via des demandes de crus, de dénominations géographiques complémentaires ou de nouvelles couleurs. Viennent ensuite « les adaptations liées au changement climatique ou à l’introduction de pratiques plus agroécologiques ». Il y a, enfin, un « troisième bloc qui nous interroge davantage: la volonté de réduire les coûts. Parfois, cela concourt à une simplification du cahier des charges tout à fait justifiée, notamment pour ce qui concerne les appellations viticoles. […] Néanmoins, pour quelques fromages au lait cru, certains acteurs souhaitent thermiser le lait pour se libérer des contraintes sanitaires et accroître la rentabilité ». Une démarche minoritaire mais surveillée de près par l’Inao, voire refusée, pour éviter un affaissement de la qualité des produits6.

« Ce qui est central, c’est le terroir et son expression, qui combinent le sol, le climat et un savoir-faire » Carole Ly

« Ces sujets nous obligent à nous doter de méthodes et d’outils pour accompagner les groupements qui réfléchissent à ces questions », analyse Carole Ly, non sans préciser que l’institut n’a pas la main sur les cahiers des charges ; c’est aux ODG d’impulser les changements qu’elles estiment nécessaires. En revanche, il a récemment créé un cadre favorisant l’expérimentation à petite échelle, d’abord en viticulture puis en agroalimentaire. Auparavant, avant d’inscrire une modification dans le cahier des charges, les producteurs devaient la tester indépendamment du cadre de l’AOP. En clair, les produits issus de cette expérimentation ne pouvaient pas bénéficier de l’appellation et de son prix de vente souvent plus rémunérateur. Dorénavant, l’Inao l’autorise sur de petits volumes, de l’ordre de 5% des surfaces ou 10% de l’assemblage sur des cépages viticoles par exemple. Afin de tester un nouveau cépage, comme le suggère J.-M. Touzard, ou, pour les produits de distillation, initier des techniques de chauffe plus respectueuses de l’environnement. « Cela s’appelle le dispositif d’évaluation des innovations. » À terme, ces innovations, si elles se révèlent positives, ont vocation à intégrer le cahier des charges. Pour autant, interdiction de toucher aux fondements de l’AOP. « Ce qui est central, c’est le terroir et son expression, qui combinent le sol, le climat et un savoir-faire », rappelle Carole Ly. Nulle raison donc de changer la promesse faite aux consommateurs. « Il faut pouvoir le garder et l’adapter. »

Passer du terroir au territoire ?

S’adapter… Bien des appellations d’origine s’y attèlent, conscientes d’être à un tournant. Du côté de la filière viticole, dans le prolongement du projet Laccave, la profession s’est dotée d’une stratégie nationale d’adaptation des vignobles au changement climatique et d’un programme d’expérimentation associé, Vitilience7. Quant aux AOP laitières, regroupées sous l’égide du Conseil National des Appellations d’Origine Laitière (CNAOL), elles s’engagent pour la plupart dans la voie de la durabilité économique, sociale et environnementale, via le concept d’« AOP durable », avec le soutien de l’Inao. Dans cette perspective, les fromages du Massif central ont réouvert leur cahier des charges ; ceux de Normandie s’y apprêtent. Et il en est un qui vient tout juste de boucler sa révision: le comté (lire l’encadré « Comté : de l’origine à la durabilité »). D’autres enfin lorgnent plutôt du côté des marchés à l’export pour s’assurer de nouveaux débouchés, dans un contexte où les signes d’origine semblent avoir le vent en poupe (lire « L’indication géographique : au cœur d’une stratégie européenne »).

Reste cet ultime défi que citent toutes les personnes interrogées et qui tient en un mot: gouvernance. « Conserver une gouvernance unie, c’est un sujet qui se pose de plus en plus, explique ainsi Valéry Elisseeff, directeur du Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté (CIGC). Dans une AOP où cela fonctionne bien, les acteurs peuvent avoir tendance à se désintéresser des enjeux collectifs, à se renfermer sur eux-mêmes. Ils peuvent considérer que tout cela est dû et ne plus être en phase de construction et de gestion collectives. » Le risque à terme : que le collectif finisse par se déliter, laissant la place à des individualités centrées sur leur intérêt propre. « La mort d’une appellation », aux yeux de Valéry Elisseeff.

Même préoccupation pour Carole Ly, pour qui cette question va se poser différemment d’une ODG à l’autre. Depuis quelque temps, l’Inao organise des rencontres entre ODG pour favoriser l’échange de pratiques et le retour d’expérience, et développer des synergies face à ces défis communs. Car, n’en doutons pas, les AOP qui perdureront sont celles qui auront non seulement su maintenir vivant leur collectif, mais également conserver un fort niveau d’exigence à l’égard de leurs produits. D’ailleurs, notre éleveur de Lacaune le reconnaît : pour le roquefort, peut-être « n’avons-nous pas su [nous] remettre en question à temps… »

Le B.A.-BA des Siqo

Besoin d’une petite révision sur les Signes d’Identification de la Qualité et de l’Origine (SIQO) ? Ils sont au nombre de cinq: l’Appellation d’Origine Contrôlée pour la France (AOC) ou protégée pour l’Europe (AOP), l’Indication Géographique Protégée (IGP), la Spécialité Traditionnelle Garantie (STG), l’Agriculture Biologique (AB) et le Label Rouge (LR). Comme le rappelle l’Inao, organisme ayant en charge leur reconnaissance et leur protection, les Siqo se caractérisent par trois grands principes : tout d’abord, ils s’inscrivent dans une démarche type bottom up, portée par des collectifs de producteurs qui s’y engagent volontairement; ensuite, les conditions de production sont strictes et validées par l’État. Dans le cas des AOP, c’est le cahier des charges, élaboré par les producteurs regroupés au sein d’Organisations de Défense et de Gestion (ODG), qui retranscrit ces savoir-faire. Enfin, le respect des conditions de production est garanti par des contrôles réalisés par des organismes indépendants. En France, selon les données publiées par l’Observatoire territorial des Siqo et l’Inao, « 27 % des exploitations agricoles » sont engagées dans un Siqo (hors bio), ce qui représente 33% de l’emploi agricole (43% avec l’AB). Les produits viticoles et autres boissons alcoolisées constituent une grande part des produits sous AOP avec 388 produits labellisés, soit, en 2022, 56,2% des boissons alcoolisées commercialisées. Viennent ensuite les AOP alimentaires – 105 au total dont 51 AOP laitières ; elles représentent 1,9% de la production alimentaire commercialisée.

Comté : de l’origine à la durabilité

On ne présente plus le comté, tant cette AOP est connue. Étendue sur trois départements, le Jura, l’Ain, le Haut-Doubs, et quelques communes de Saône-et-Loire, l’appellation, créée en 1958, rassemble aujourd’hui 2326 fermes, 139 fruitières de transformation du lait, dont une majorité de coopératives, et une quinzaine de maisons d’affinage, pour une production de 70000 tonnes de fromage vendues à près de 90% sur le marché français. Sous la houlette du Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté (CIGC), la filière vient de boucler la dixième révision de son cahier des charges. Le déclencheur ? Les enjeux de durabilité mais pas que. « On voyait se développer une technique consistant à apporter de l’herbe à l’animal au lieu de l’emmener pâturer. Certes, la pratique est ancestrale, mais elle avait tendance à se développer, indique Valéry Elisseeff, directeur du CIGC. Surtout, nous voulions maintenir une agriculture familiale, dans un contexte où d’autres systèmes de production tendent vers une agriculture de firme. Or l’AOP comté repose sur des producteurs impliqués auprès de leurs vaches et de la filière. » Assurer la durabilité économique, sociale et environnementale de la production, tel était donc le leitmotiv de cette substantielle révision du cahier des charges, auquel quarante nouveaux points de contrôle ont été ajoutés aux 125 déjà présents.

Quelques points clés. Sur les volets socioéconomiques, l’ODG a fixé un volume maximal de litres de lait produit par ferme (1,2 million/an). Un chiffre qui peut paraître considérable mais qui, précise Valéry Elisseeff, doit être appréhendé au regard d’autres éléments dont il dépend, telles la surface de pâturage dont chaque vache doit disposer (rehaussée de 1 ha à 1,3 ha) ou encore l’autonomie fourragère. Dans cette toile d’araignée complexe, retenons que l’objectif consiste à favoriser l’extensification du modèle et la transmission des exploitations. Autre élément clé, les actions à portée environnementale. « L’un des points importants, c’est la fertilisation, avec un renforcement des limites posées en 2007 dans le cahier des charges », indique-t-il, avec le durcissement des conditions d’épandage, l’abaissement des unités d’azote épandues (–20%) et l’introduction, pour éviter les fuites de nitrates dans le milieu, du seuil des 200°C de cumul des températures journalières positives observées sur l’année, ce qui correspond au réveil des plantes. Des mesures qui ne sont pas sans faire écho aux critiques adressées à la filière comté par certaines associations environnementales, face à l’eutrophisation des rivières comtoises, notamment la Loue. Si l’élevage n’est pas seul responsable8, la gestion des effluents d’élevage, donc de l’azote, constitue un point d’achoppement récurrent, que cette révision prend en considération.

L’indication géographique : au cœur d’une stratégie européenne

L’Union Européenne (UE) ne rigole pas avec ses 2000 appellations d’origine. Pour saisir l’importance de cette question, il faut revenir vingt ans en arrière, au début des années 2000, moment où les débats autour des accords de l’OMC battent leur plein. Pour la France et l’UE, l’enjeu est clair : faire reconnaître, les produits sous appellation d’origine afin de mettre fin aux usurpations de nom – « Fetta » (sic) australienne et autre « Brie from Old Europe »9. À l’époque, la démarche est perçue comme du protectionnisme déguisé car, aux yeux des détracteurs, « seuls les producteurs locaux [européens] pouvaient en bénéficier », indique Karine Latouche, économiste à Smart-Inrae. En réponse à cette critique, « l’UE a autorisé tous les producteurs qui le souhaitaient à enregistrer leurs appellations en Europe. L’Asie s’est empressée de déposer des AOP pour ses thés et ses riz ». La stratégie a fait boule de neige…

Depuis 2012, l’UE conditionne ainsi tout accord commercial à la reconnaissance des AOP (et des IGP). C’est sur cette base qu’ont été signés les accords de libre-échange avec le Canada, le Ceta, ce qui constitue une petite révolution : pour la première fois, un pays anglo-saxon qui, comme ses homologues, ne jure que par le principe de la marque, accepte celui d’origine! Et reconnaît au passage quelque 145 indications géographiques européennes, dont vingt AOP françaises. Mieux, les Anglo-saxons semblent même y trouver un certain intérêt. « Au Québec, les producteurs de sirop d’érable commencent à s’y intéresser tout comme, aux États-Unis, les producteurs de vin californien. […] Les pays africains sont eux aussi en train de mettre en place leur propre système d’AOP, à l’image du madd de Casamance, un fruit sauvage pour lequel une indication géographique vient d’être déposée. » Voilà donc le tapis rouge déroulé devant les AOP ? On pourrait presque le croire, la FAO venant d’y consacrer un vaste colloque à Rome en février dernier, chose impensable il y a encore quelques années… Pour autant, Karine Latouche reste prudente, l’élection de Donald Trump pouvant changer la donne. « ll est possible que certains pays se rallient à la position des États-Unis [NDLR, historiquement réticents à reconnaître les IGP] et laissent tomber le principe des appellations. »

Reste cette question qui taraude: pourquoi donc l’UE tient-elle bec et ongles à ses AOP ? Sur ce point, les recherches menées par Karine Latouche dans le cadre du projet européen BatModel10 dont elle a assuré la coordination, donnent des éléments de réponse quant à la compétitivité de ces produits à l’international. « Nous avons travaillé sur les données d’exportation des produits alimentaires, de 2012 à 2021. Durant cette période, l’Union européenne a fait insérer une liste d’indications géographiques hors vin » dans des accords commerciaux, dont le Ceta. Alors, les AOP présentes sur ces listes s’en sortent-elles mieux que les autres ? « La signature de l’accord a eu un effet significatif sur le prix et la probabilité d’exporter, ce qui rend cohérente la politique européenne dans ce cadre », conclut-elle.

Prochaine étape, et non des moindres, évaluer les retombées économiques pour les territoires des AOP. Un angle mort pour Karine Latouche qui constate que les aspects économiques et sociaux, tel le maintien de l’emploi, « sont difficiles à quantifier, et donc à afficher », en France comme en Europe. « L’argument premier de la politique européenne devrait être les retombées chiffrées pour le territoire. C’est un objectif à atteindre. »

Lire aussi

  1. « Revenus agricoles : les consommateurs ont-ils vraiment la main ? », Rencontres Agri’Culture & Société, 5 octobre 2024.
  2. Conduit de 2012 à 2022 et financé par l’Inra, le projet de recherche Laccave visait à étudier l’impact du changement climatique sur la filière vigne et vin et à réfléchir à des solutions. Il a été conduit en deux temps : une première période dédiée aux impacts et leviers d’adaptation ; une seconde, plus participative, pour penser les stratégies d’adaptation en lien avec les professionnels de la filière. De cette collaboration est née la Prospective Vigne-Vin-Changement climatique. https://laccave.hub.inrae.fr/prospective
  3. Propos de Sébastien Vignette, secrétaire général de la Confédération de roquefort, sur France 3, le 22 mars 2025
  4. Pour Structures et Marchés Agricoles, Ressources et Territoires.
  5. Séminaire Inao/Inrae sur la perception et la valorisation des Siqo par les consommateurs, 26 septembre 2023 à l’Inao. Voir notamment l’intervention de Zohra Bouamra-Mechemache, directrice de recherche TSE-Inrae.
  6. Il y a en la matière un précédent avec le cas de l’AOP camembert. De 2012 à 2020, de vives discussions ont agité l’ODG, pour déterminer si des camemberts fabriqués avec du lait pasteurisé pouvaient bénéficier de l’appellation. L’AOP aurait ainsi regroupé deux camemberts, l’un au lait cru, l’autre au lait pasteurisé porté par les industriels comme Lactalis. Les producteurs s’y sont finalement opposés.
  7. Cette stratégie consiste à mettre en place des « démonstrateurs vitivinicoles favorisant l’adoption de pratiques et de systèmes résilients au changement climatique ». Il s’agit tout à la fois d’adapter les vignobles et de développer des mécanismes d’atténuation du changement climatique en proposant des actions adaptées à chaque bassin viticole.
  8. Voir l’article de Jean-Baptiste Charlier, « Dans le Jura, le réchauffement climatique aggrave la pollution des eaux par les nitrates », The Conversation, 18 juin 2023.
  9. « Pourra-t-on défendre et promouvoir les appellations d’origine à l’OMC ? », Bertil Sylvander, cahier des cafés-débats de Marciac, 2004. (agrobiosciences.org)
  10. Pour «Better Agri-Food Trade Modelling for Policy Analysis». https://www.batmodel.eu/

Tags: , , ,




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut ↑