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De l'eau au moulin abattage

Publié le 6 avril 2023 |

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Abattage : les rituels religieux à l’épreuve du bien-être animal et des enjeux industriels

Par Félix Jourdan, docteur associé à l’UMR Innovation (Montpellier) – ©Mostafa Meraji

Comment comprendre les vives critiques dont la pratique de l’abattage rituel musulman fait aujourd’hui l’objet en France ? C’est ce qu’a étudié Félix Jourdan dans sa thèse de sociologie1.

Exception accordée par décret en 1964 puis reconduite par les différentes législations nationales et européennes de protection animale, l’abattage rituel sans étourdissement est aujourd’hui largement réprouvé au sein des filières de la viande. Depuis quelques années, associations de protection animale, professionnels (éleveurs, vétérinaires, etc.), opérateurs économiques (industriels de l’abattage, représentants des filières viande, etc.), acteurs de la recherche et de l’expertise ou institutionnels critiquent, de façon explicite ou implicite, la dérogation à l’étourdissement dont bénéficient les cultes juifs et musulmans.

L’abattage rituel : à rebours du « bien-tuer » contemporain ?

J’ai pu retracer comment la pratique s’est muée en « intolérable »2 en replaçant ce rejet dans son contexte sociohistorique. D’autre part, j’ai analysé les enjeux que soulève actuellement l’abattage rituel, musulman en particulier, en tenant compte à la fois des dimensions morales, religieuses et des aspects déterminés par la production.

À la lumière d’une sociohistoire de la mise à mort des animaux d’élevage en Europe occidentale, la manière dont nous abattons les animaux aujourd’hui en France apparaît comme le résultat de plusieurs processus religieux et culturels : le christianisme a aboli les règles de l’Ancien Testament en matière de mise à mort des animaux ; l’abattage a été exclu de l’espace public et relégué dans les halls d’abattoir ; des considérations morales d’ordre « humanitaire » ont conduit à généraliser des méthodes d’étourdissement, afin de réduire la souffrance des animaux, à néant si possible ; le travail d’abattage est devenu une activité industrielle à part entière, déterminée notamment par des impératifs de rendement économique et d’efficacité productive. En conséquence, l’abattage perçu comme légitime par une majorité d’Européens est aujourd’hui profane, invisible, indolore et efficace.

Les controverses, symptômes d’une friction entre deux économies morales

Les débats sur l’abattage rituel peuvent être analysés comme une friction entre différentes manières de justifier et de socialiser la mise à mort des animaux. Il existe en effet un « conflit d’intolérables »3 entre plusieurs « économies morales »4, chacune possédant ses propres normes, valeurs, émotions, obligations et interdits.

Celle qui prédomine sur le plan légal et moral est de type « humanitaire-industriel ». Elle se compose d’un ensemble complexe et imbriqué de règles morales (abattre les animaux avec étourdissement pour réduire au maximum leur douleur) et de règles productives (abattre les animaux en série le plus efficacement possible).

« La pratique pose problème aussi bien du point de vue de la production qu’au niveau moral »

Les autres économies morales sont religieuses, de types « islamique-industriel » et « judéo-industriel ». En abattoir, elles se distinguent et achoppent, avec le modèle humanitaire-industriel, sur la question de l’étourdissement. Mais, alors que toutes coexistent depuis la seconde moitié du XXe siècle, la poussée, ces quinze dernières années, de la question animale (dans ses déclinaisons « welfaristes » et « abolitionnistes ») et la mise à l’agenda politique du bien-être animal changent la donne. Les professionnels de l’abattage sont désormais sommés de se justifier sur la moralité de leurs pratiques, en élaborant des dispositifs de preuves en matière de protection animale. Dans ce contexte, l’abattage rituel fait tache et les pratiques religieuses entravent le processus de relégitimation du modèle. Elles sont invitées, à ce titre, à « s’humanitariser ».

En abattoir, l’application du règlement européen n° 1099/2009 impose aux industriels l’élaboration et l’application de « modes opératoires normalisés ». Côté abattage avec étourdissement, ils doivent prouver que les méthodes employées permettent effectivement d’insensibiliser les animaux instantanément et jusqu’à leur mort. Côté abattage sans étourdissement, ils doivent montrer que la durée de perte de conscience est réduite autant que possible et adaptée aux cadences de travail des abattoirs. Mais l’enquête de terrain menée sur l’abattage rituel musulman dans douze abattoirs de bovins et quatre abattoirs de volailles ainsi qu’auprès d’une centaine de personnes montre que la pratique pose problème aussi bien du point de vue de la production qu’au niveau moral.

L’abattage rituel musulman, entre enjeux industriels et problèmes moraux

Lors de l’abattage rituel des bovins, le point le plus controversé est la question de la perte de conscience. D’un point de vue réglementaire, un animal abattu sans étourdissement ne peut être manipulé que s’il ne présente plus aucun signe de conscience et de sensibilité. Mais, comme l’inconscience s’installe progressivement et selon des délais variables d’un bovin à l’autre, on constate des tensions récurrentes entre industriels et services d’inspection vétérinaire à propos du temps qu’il faut aux animaux pour être complètement inconscients et de la pertinence des indicateurs qui l’attestent.

Le cœur du problème ? La perte de conscience chez les bovins, qui comprend une phase d’incertitude presque systématique, durant laquelle leur état est particulièrement complexe à évaluer. Si cette phase d’incertitude prend fin rapidement, les travailleurs peuvent maintenir le flux productif. Si elle perdure un certain temps, les travailleurs doivent soit prolonger la durée d’observation de l’état de conscience des animaux (avec le risque de perturber le flux industriel de production) soit procéder à un étourdissement post-égorgement (avec un risque commercial, des acteurs religieux refusant de certifier halal les carcasses des animaux étourdis).

S’agissant des volailles, la plupart des abattoirs qui pratiquent le rite musulman utilisent l’étourdissement au bain d’eau électrifié. Comme le procédé délivre une même tension électrique à plusieurs animaux en même temps et que chaque corps possède sa propre résistance au courant, l’efficacité de l’étourdissement varie pour chaque volatile. De surcroît, la vitesse des chaînes et l’architecture des abattoirs sont généralement inadaptées à une observation précise de l’état de conscience des animaux.

« Les acteurs de l’abattage islamique qui acceptent d’utiliser le bain d’eau demandent à ce que les animaux soient en vie au moment de la saignée »

Par conséquent, de nombreux inspecteurs vétérinaires exigent que les industriels augmentent la puissance générale du circuit électrique de façon à être certains d’étourdir les animaux les plus résistants mais provoquent en même temps un arrêt cardiaque chez les animaux les plus faibles. Or les acteurs de l’abattage islamique qui acceptent d’utiliser le bain d’eau demandent à ce que les animaux soient en vie au moment de la saignée. Plusieurs professionnels se retrouvent alors pris entre l’exigence réglementaire, celle d’un animal strictement inconscient, et l’exigence islamique, celle d’un animal strictement vivant.

Il est manifeste que les partisans des deux économies morales sont pris dans un conflit d’intolérables qui se cristallise sur la question de l’étourdissement. Côté bovins, tandis que les vétérinaires interrogés encouragent à étourdir les animaux le plus rapidement possible après égorgement afin de réduire au minimum la durée de perte de conscience, la plupart des sacrificateurs et responsables d’agence de certification halal rencontrés refusent, à l’inverse, toute forme d’étourdissement, même après égorgement, au motif qu’ils ne peuvent garantir que la mort résulte bien du geste de saignée.

« Les tenants des deux économies morales se disqualifient mutuellement » 

Côté volailles, alors que les vétérinaires incitent à augmenter la puissance électrique du bain d’eau pour diminuer le risque que des animaux soient encore conscients, les sacrificateurs et responsables d’agence halal encouragent au contraire à la réduire pour éviter que des animaux meurent avant la saignée. On a donc une difficulté récurrente entre partisans de l’économie morale humanitaire et adeptes de l’économie morale islamique, difficulté structurée par l’opposition conscience/inconscience versus vie/mort.

En outre, les tenants des deux économies morales se disqualifient mutuellement : côté humanitaire, on dénonce la barbarie de l’absence d’étourdissement ; côté islamique, on souligne la fréquence des étourdissements ratés. Ici on moque la prétention religieuse d’un rituel exercé dans un cadre industriel et on assimile l’absence d’étourdissement à un prétexte pour conquérir des parts de marché ; là on ironise sur la prétention à un abattage industriel indolore et l’étourdissement est perçu comme un prétexte ayant pour seul but d’augmenter les cadences et de faciliter la production.

L’impensé industriel…

Par-delà ce conflit, l’enquête de terrain montre que les conceptions humanitaires et islamiques présentent au moins deux grandes similitudes.

Premier point commun : un réductionnisme biologique.

Compte tenu de la spécialisation et de l’industrialisation des activités, ce qui confère à l’abattage son caractère humanitaire ou islamique est uniquement la conformité à un geste technique : l’étourdissement dans un cas, l’égorgement dans l’autre. Toutes les préoccupations morales et religieuses qui sortent de ce champ tendent à passer au second plan. La division industrielle du travail s’accompagne ainsi d’une division morale : la mise à mort des animaux en abattoir n’y vaut que par elle-même, indépendamment de toute interrogation sur le système. Les animaux sont réduits à leurs caractéristiques biologiques : un niveau de conscience ou un degré de vie.

Deuxième similitude : un réductionnisme moral.

De part et d’autre, les acteurs nivellent par le bas leurs exigences. Sur le versant humanitaire, on observe un hiatus entre l’idéal d’abattage indolore et des procédés d’étourdissement qui dysfonctionnent de longue date mais figurent toujours parmi les méthodes obligatoires du règlement européen, tel le bain d’eau électrifié. Bien qu’il soit désormais acquis que le système pose de multiples problèmes de protection animale (accrochage des animaux en position inversée, efficacité variable de l’étourdissement, difficultés à contrôler l’état de conscience des animaux compte tenu de la rapidité des cadences et de la structuration des halls d’abattage, etc.), il reste permis par le législateur.

C’est l’un des procédés les plus utilisés dans les abattoirs européens. L’absence d’alternative industrielle fait ainsi force de loi : malgré ses dysfonctionnements, le système ne disparaîtra que lorsqu’un autre procédé sera suffisamment répandu. Ce même phénomène d’ajustement des exigences aux contraintes de production se retrouve sur le versant islamique mais sous une forme différente. Alors que les partisans de l’abattage rituel défendent une approche élargie et éthique du halal qui tienne compte des conditions d’élevage des animaux et de travail des personnes ou encore du rapport à l’environnement et à la consommation de viande, ces dimensions s’estompent une fois les portes de l’abattoir franchies. Le caractère halal de la viande se limite alors au seul suivi d’un mode d’abattage d’ordre juridico-théologique.

… Et une légitimation des impératifs de production

En fin de compte, le débat entre les économies morales, humanitaire et islamique, masque le fait que les deux se livrent, chacune à sa façon, à une même légitimation – bien que contrainte – des pratiques industrielles. Une fois chez le boucher ou dans les rayons des grandes surfaces, les étiquettes « bien-être animal » et « halal » sont synonymes de pratiques vertueuses. Elles n’indiquent pas la série d’ajustements qu’il a fallu mettre en œuvre pour aligner bon an mal an les exigences morales et religieuses sur les impératifs de production. Elles sont donc résolument industrielles. Si l’abattage islamique venait à s’humanitariser (avec étourdissement), parce qu’il serait devenu trop contraignant en termes de production et trop embarrassant d’un point de vue moral, il n’en resterait pas moins industriel.

En définitive, alors que des travaux en sciences sociales interrogent depuis plus de trente ans les effets des pratiques industrielles d’abattage sur la santé des travailleurs, sur les relations entre l’homme et l’animal et, plus largement, sur notre rapport au vivant, le renvoi des préoccupations morales et religieuses vers l’unique question de l’étourdissement sature à tel point l’espace moral qu’il conduit à un affaiblissement, si ce n’est un effacement, de la critique des systèmes industriels.

Références bibliographiques

Fassin D., 2005. « L’ordre moral du monde. Essai d’anthropologie de l’intolérable », in Patrice Bourdelais et Didier Fassin, (dir.). Les constructions de l’intolérable, La Découverte.

Fassin D., 2009. « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 64e année, 2009/6.

Wahnich S., 2005. « La Révolution française comme conflit d’intolérables. Comment définir l’inhumanité en période révolutionnaire », in Patrice Bourdelais et Didier Fassin (dir.). Les constructions de l’intolérable, La Découverte.

LIRE AUSSI :


  1. Rituels musulmans à l’épreuve de l’abattage humanitaire-industriel, https://www.theses.fr/s192267
  2. Selon le sociologue et anthropologue Didier Fassin, un phénomène relève de l’intolérable lorsqu’il apparaît, dans une société donnée, « simultanément inacceptable et insupportable ». Son rejet relève à cet égard de l’évidence, « au nom de valeurs supposées universellement acquises et au nom de sensibilités censées être unanimement partagées » (Fassin, 2005 p.19).
  3. L’expression est de l’historienne Sophie Wahnich (2005).
  4. Pour Didier Fassin une économie morale correspond à « la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des sentiments moraux, des émotions et des valeurs, des normes et des obligations dans l’espace social » (Fassin, 2009 p.1257).

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