Publié le 10 mai 2023 |
0Une agriculture sans agriculteurs : la révolution indicible
Par Bertrand Hervieu et François Purseigle, 2022, Presses de Sciences Po, 222 p. – ©Christophe Maître INRAE
Bertrand Hervieu, sociologue français, spécialiste des questions rurales et agricoles, et François Purseigle, professeur et Directeur du Département de Sciences économiques, sociales et de gestion à l’INP-ENSAT de Toulouse, ont présenté leur ouvrage « Une agriculture sans agriculteurs » le 14 février lors d’une conférence organisée par la SFER. La vénérable Société française d’économie rurale créée en 1948 organise des colloques et publie beaucoup.1
La conférence était accueillie dans les locaux de « Chambres d’agriculture France ». Son président, Sébastien Windsor, l’a introduite en signalant que le ministère de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire lançait une concertation sur le Pacte et la Loi d’orientation et d’avenir agricole2. C’est donc bien le moment de réfléchir à la lumière des éléments qui ont été présentés. « Une agriculture sans agriculteurs », c’est le titre de l’ouvrage, et ce n’est pas une interrogation mais un constat, affirme Bertrand Hervieu. Pour le dire vite, on assiste à la fin de l’agriculture familiale qui a présidé à la modernisation de l’agriculture en France au XXe siècle, et qui est (était) aussi une « matrice civilisationnelle ». C’est une révolution – or elle est largement impensée.
L’analyse du recensement général agricole (RGA)
D’après le RGA3 les chefs d’exploitation et actifs non salariés en agriculture sont aujourd’hui 460000 – c’est moins de 20% en 10 ans, soit 1,5% de la population active, et l’effondrement démographique est encore plus fort en tendance. A l’inverse, cela s’accompagne de l’augmentation des salariés et employés : les établissements de travaux agricoles (ETA) ont vu leurs effectifs augmenter de + 62 % sur ces mêmes dix années. 280 000 salariés travaillent dans les exploitations et 350000 dans les ETA – à quoi il faudrait encore ajouter les intérimaires, saisonniers, auto-entrepreneurs et stagiaires, non recensés. C’est un bouleversement considérable. Or 50 % des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans et à 60 ans, un tiers d’entre eux n’a pas de successeur. On ne peut plus penser qu’un départ donne lieu à une installation.
« Il n’y a plus de successeurs naturels »
Il y a quelques explications sociologiques à cela. Dans une société de mobilité et d’autonomie des individus, il n’y a plus de « successeurs naturels » – et l’étude de Nicolas Deffontaines4 sur le suicide des agriculteurs a pointé le malaise de ceux qui, ayant été assignés à reprendre l’exploitation, se sont retrouvés hors de la norme culturelle moderne, où l’on ne vit plus avec ses parents, où les jeunes femmes se sont autonomisées5. C’est ce que montre aussi le célibat prégnant chez les agriculteurs.
Les agriculteurs sont aussi la catégorie socio-professionnelle qui présente le plus grand éventail de revenus, de 1 à 506. C’est aussi celle qui a le plus gros patrimoine moyen, difficile à transmettre sur plusieurs générations7.
L’éclatement des formes d’organisation
Moins il y a d’exploitations agricoles, et plus leurs formes sont diverses. On assiste à un effacement de la forme familiale du métier d’agriculteur. Dans cette forme familiale, le chef d’exploitation est ou était détenteur du capital d’exploitation, soit propriétaire du foncier soit fermier, vivant sur l’exploitation, dans une unité de temps, de lieu et d’action. Pour François Purseigle et Bertrand Hervieu, cela mérite d’être porté dans le débat public : les acteurs de la production agricole ne sont plus aujourd’hui ceux qui détiennent le capital foncier.
L’agriculture familiale – et souvent conjugale – se raréfie : seuls 18% des chefs d’exploitation travaillent et produisent avec leur conjointe. C’était 80% autrefois. Il y a des raisons démographiques, patrimoniales et structurelles : dans les familles, l’installation d’un de leurs membres ne va plus de soi, et la répartition inégale des biens ne prévaut plus. La tendance est à garder les biens dans la famille, mais sans exercer le métier. Même les très grandes exploitations fonctionnent avec la multiactivité : c’est le cas de 50% des installations conjugales dans l’Aisne. La décorrélation entre la propriété agricole et la production devient extrêmement banale, comme en viticulture, et la production est alors organisée par des entreprises d’aides à la maîtrise d’œuvre (AMO) qui emploient des salariés8.
« Les acteurs de la production agricole ne sont plus aujourd’hui ceux qui détiennent le capital foncier »
Les acteurs industriels accompagnent la tendance. Ils ne cherchent plus à intégrer les fermes, mais font appel eux aussi aux AMO. Ce ne sont plus les « chefs d’exploitation » qui font le travail. Il faut donc se demander qui assurera l’activité de production demain, et ce d’autant que « l’emploi est l’angle mort de la PAC ».
La thèse de Axel Magnan montre que les travailleurs qui n’émargent pas – autrement dit les travailleurs précaires – font l’essentiel du travail en agriculture.9 Mais qui sont ces salariés ? Où sont-ils ? Ils sont employés, de plus en plus, par des sociétés diverses, GAEC, SCEA, SARL, tenues par les exploitants – 59 % des exploitants sont aujourd’hui en société(s), dont certaines n’ont pas pour objet la production, mais la transformation ou la commercialisation par exemple.
Les mondes agricoles dans la société française
Les recompositions décrites ci-dessus ne sont pas perçues par l’opinion. Entre l’agriculture de ces sociétaires, puissante économiquement, et les micro-exploitations par exemple maraîchères, marginales mais dont on entend parler, le modèle très ancien de l’exploitation familiale ne tient plus qu’à un fil. D’autant que, en nombre, la place des agriculteurs recule dans les espaces ruraux. Ces dernières années, la périurbanisation diffuse de ces espaces en a fait le cadre de vie de nouveaux habitants, et les agriculteurs sont moins nombreux dans les conseils municipaux.
Bertrand Hervieu insiste sur le fait que l’effacement démographique et la recomposition de l’organisation de la production agricole sont des réalités qu’il faut examiner. Si les agriculteurs ne prennent plus en charge la production, d’autres acteurs le feront, comme les industriels. Or certains chiffres – le fait que l’exploitation moyenne passe de 52 à 69 hectares en moyenne – et la diversité des formes d’exploitation existantes ne permettent pas d’appréhender le fait que des formes très éloignées de l’agriculture familiale ont un poids croissant : l’agriculture de firme se développe.
Des questions
Il y a donc une réflexion à avoir autour de l’accès au foncier de porteurs de projets hors-cadre familial (HCF) ou non issus du milieu agricole (NIMA), et une réflexion autour du capital des exploitations, d’autant que l’injonction de la transition écologique demandera des fonds. Selon François Purseigle, « il va falloir être imaginatif » pour restructurer des exploitations, prendre en charge les coûts trop élevés pour l’agriculture familiale. Il va falloir trouver de nouveaux leviers pour faire du collectif, créer les compétences et capacités en capital pour opérer les transitions, repenser le salariat et son évolution vers le statut de chef d’exploitation. Un défi pour les politiques publiques.
« A la complexité des formes des statuts juridiques répondent des compétences éclatées et spécialisées à l’extrême »
Répondant à une question qui cherchait à caractériser le seuil de l’agriculture de firme ou en société, Bertrand Hervieu donne sa définition du chef d’exploitation dans l’agriculture familiale (détenteur du capital d’exploitation, soit propriétaire du foncier soit fermier, vivant sur l’exploitation, dans une unité de temps, de lieu et d’action). Aujourd’hui ce même chef d’exploitation, retraité, a volontiers recours à une aide à la maîtrise d’œuvre (AMO), qui confiera les semis à une entreprise de travaux agricoles (ETA), puis la commercialisation de la récolte à une autre entreprise.
A la complexité des formes des statuts juridiques répondent des compétences éclatées et spécialisées à l’extrême. Des exploitations fonctionnent en complète délégation du travail. Si l’on ajoute à cette délégation des formes robotisées, voire pilotées demain par intelligence artificielle, on ira alors très loin vers l’abstraction.
Ces bouleversements mais aussi la souplesse que permettent ces nouvelles formes déléguées d’agriculture s’observent également dans les marges, sur les micro-fermes, de même que la complexité des statuts juridiques. Quant à prévoir à quoi ils pourraient aboutir, l’ouvrage ne le dit pas. Les auteurs plaident en tout cas pour un débat entre chercheurs et responsables des politiques publiques à partir du constat qu’ils ont dressé. Ils appellent en particulier à ne plus considérer l’agriculture dans un schéma classique d’installation familiale et de succession patrimoniale, mais à considérer l’ensemble des actifs agricoles, indépendants ou salariés, et à penser l’entrée de nouveaux acteurs.
Sur le même sujet
- https://www.sfer.asso.fr/
- https://agriculture.gouv.fr/concertation-sur-le-pacte-et-la-loi-dorientation-et-davenir-agricoles
- Recensement agricole 2020 : https://agriculture.gouv.fr/les-chiffres-definitifs-et-detailles-du-recensement-agricole-2020
- https://journals.openedition.org/sociologie/6949
- Quatre catégories de motivations sont repérables dans ces suicides : les raisons économiques ; la fin de carrière vécue comme la fin de l’histoire familiale ; la désocialisation ; les tensions du mode de vie familial, entre conjoint et parents.
- Voir : https://chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/002_inst-site-chambres/actu/2022/Analyses-Perspectives_CCAN_07_22.pdf .Voir aussi les travaux de Vincent Chatellier (Smart Lereco) et al. sur le revenu agricole : https://www.cairn.info/revue-economie-rurale-2021-4-page-9.htm et aussi Piet, Chevallier et al. : https://hal.inrae.fr/hal-03405184
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/1377847/ES444D.pdf
- Sur la sous-traitance, phénomène invisible, voir Nguyen G., Purseigle F. et al., 2022 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6472237?sommaire=6472271
- Dans sa thèse de doctorat en économie, Le développement du salariat précaire dans l’agriculture française : une approche d’économie institutionnelle, Axel Magnan (2022) analyse les formes d’emploi de ces salariés précaires en France, les politiques publiques qui s’y appliquent et l’évolution des dispositifs institutionnels régulant l’emploi dans le secteur, voir : https://www.theses.fr/2022UPASB020