Bruits de fond

Published on 17 mars 2022 |

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[Ukraine] Jusqu’où ira l’onde de choc pour l’agriculture et l’alimentation mondiale ?

Par Matthieu Brun 1

Cinq litres d’huile de tournesol par personne, pas plus. Le 5 mars 2022, des supermarchés espagnols annoncent limiter la vente de ce produit face à la ruée de consommateurs craignant une éventuelle pénurie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie semble faire redouter, partout sur la planète, une inflation alimentaire et des ruptures d’approvisionnement sur les grandes matières premières agricoles que les deux pays exportent en très grande quantité. Dès le lancement de l’offensive russe le 24 février 2022, les prix du blé, déjà élevés, ont atteint des niveaux supérieurs à ceux de l’année 2008, quand le monde a connu une série d’émeutes et de crises alimentaires. Jusqu’où ira l’onde de choc du conflit en Europe de l’Est ? Peut-il changer la donne dans les affaires agricoles et alimentaires mondiales ?

Avant toute chose, insistons sur la dimension humanitaire de la crise qui porte atteinte à la paix et replonge l’Europe dans des heures sombres de son histoire. L’Ukraine, touchée par la destruction et les bombardements, voit non seulement sa sécurité alimentaire directement menacée au présent, mais plus encore demain avec les effets de la guerre alors même qu’elle est le plus grand pays agricole du continent européen par sa taille et ses terres riches et fertiles (« tchernozium » ou terres noires). Rappelons-le, l’agriculture et l’agroalimentaire y emploient normalement 20 % de la population active, génèrent 15 % du PIB du pays et 40 % des exportations. Et ce, avec une vaste diversité de productions végétales, notamment des céréales (blé, maïs, orge), des oléagineux (tournesol et colza), des pommes de terre, etc. En moyenne, entre 2017 et 2021, l’Ukraine a été le premier exportateur au monde d’huile et de semence de tournesol, le quatrième de maïs, le sixième de blé.
Facteur aggravant pour la sécurité alimentaire mondiale, la Russie fait partie, elle aussi, du peloton de tête des exportateurs de grains, ce qui inquiète les marchés. Avec 10 % de la production mondiale de blé, elle en est le premier fournisseur (près de 20 % de l’export mondial). Ainsi, à elles deux, la Russie et l’Ukraine pèsent pour 80 % des exportations d’huile de tournesol, 30 % de celles de blé et 20 % de celles de maïs, sans oublier le poids de ces deux pays dans la production et les exportations de semence.

Hyperdépendances céréalières

Penchons-nous plus particulièrement sur le blé. L’Union européenne et neuf autres pays, dont la Russie, les États-Unis et l’Ukraine, sans oublier la Chine et l’Inde qui toutefois n’exportent pas, ont totalisé plus de 80 % de la production mondiale sur les cinq dernières campagnes. Ce qui représentait, entre 2014 et 2020, plus de 4,5 milliards de tonnes de blé dont 1,1 milliard exporté2. Chaque année, c’est en effet entre 20 et 25 % de la production mondiale de blé qui est vendue sur les marchés internationaux, faisant de cette céréale une des denrées agricoles parmi les plus échangées et donc les plus stratégiques. Car elle est essentielle à la sécurité alimentaire de plus de 3 milliards de personnes vivant dans des pays où les conditions agroécologiques et pédoclimatiques ne permettent pas de produire suffisamment. La plus dépendante ? La région Méditerranée-Moyen-Orient : l’Égypte (qui s’approvisionne à 80 % auprès de la Russie) la Tunisie, l’Algérie mais aussi le Liban et le Maroc (exposé cette année à de graves sécheresses), le Yémen et la Syrie… tous sont tributaires des importations de blé, lequel est transformé en pain, aliment de base pour leurs populations. Il en est de même ailleurs, au Bangladesh, au Nigéria mais aussi en Chine, cette fois pour le maïs et l’huile de tournesol ukrainiens. Autant de pays dont la stabilité politique demeure tributaire de leur capacité à garantir des prix alimentaires abordables.

Des menaces attisées par une situation déjà préoccupante

Pire, ce conflit intervient à l’heure où les stocks mondiaux sont faibles et que les prix des matières agricoles ont déjà atteint de nouveaux sommets, alimentant l’inflation, la faim et le risque de tensions sociopolitiques voire d’émeutes. La menace pèse tout d’abord sur l’Ukraine, alors que le Programme alimentaire mondial organise déjà des livraisons d’aide alimentaire et d’eau potable. L’Ukraine, où se vérifie tristement que les conflits et les guerres sont l’un des facteurs aggravants les plus importants d’insécurité alimentaire et nutritionnelle.
Sans compter que, sur le plan mondial, la pandémie de Covid-19 couplée aux conséquences du changement climatique, bouscule également les chaînes d’approvisionnement et les prix internationaux, plaçant près d’un milliard de personnes en incapacité de subvenir à leurs besoins alimentaires. En plus des pays du Maghreb et du Moyen-Orient, des pays africains seront aussi touchés. C’est le cas du Soudan : en difficulté budgétaire, il dépend des marchés internationaux pour ses approvisionnements et pourrait ne pas parvenir à acheter sa nourriture. De même, la Syrie, qui connaît une situation humanitaire catastrophique, pourrait connaître encore des aggravations si la Russie ne parvient plus à lui envoyer le blé nécessaire. Et la liste de pays dont la sécurité alimentaire est menacée est tristement longue, avec une aggravation très probable à mesure que des pays vont mettre en place des quotas ou des freins à l’exportation, telle la Hongrie. D’autres pourraient suivre, rappelant la situation de 2007-2008, lorsque des pays exportateurs de céréales, de riz notamment, avaient fermé leur frontière, attisant les difficultés de nombreux États. Déjà, à court terme, l’envolée des prix et les risques de pénurie sont accrus par les contraintes logistiques du commerce des grains. Ces derniers circulent en effet sur un nombre limité de routes et de passages stratégiques, tels les détroits turcs vers la mer Noire, le canal de Suez ou le détroit de Malacca. La moindre perturbation, comme ce fut le cas à Suez en mars 2021 quand l’Ever Given s’est échoué, oblige les bateaux, quand ils peuvent être chargés, à prendre d’autres voies, rallongeant les distances et augmentant les dépenses de fret et d’assurance.
Quant aux stocks, nous le mentionnions, peu d’espoir d’y voir un levier pour amortir les chocs. Prenez les pays importateurs comme l’Égypte ou l’Algérie. Ils disposent certes de réserves mais pour des périodes assez courtes, entre deux et six mois au plus pour la plupart. Qu’adviendra-t-il si la Russie et l’Ukraine ne parviennent pas à exporter ce qui était prévu d’ici la fin de la campagne en juin, soit huit millions de tonnes de blé pour la Russie et six pour l’Ukraine, seize millions de tonnes de maïs pour la Russie et deux et demi pour l’Ukraine ? Même le stockage de report de la France et de l’Union européenne est faible (entre trois et quatre millions de tonnes en blé). Vont donc devoir prendre le relais les États-Unis, l’Argentine, le Canada ou l’Australie, mais il sera certainement difficile de trouver les quatorze millions de tonnes de blé manquants.

Une carte agricole mondiale en recomposition ?

À court et moyen terme, les conséquences du conflit en Ukraine interrogent les systèmes alimentaires mondiaux et menacent la stabilité des sociétés. Même si demain la paix est retrouvée, la reprise ne sera pas immédiate. Les infrastructures sont endommagées, le personnel risque de manquer et les entreprises qui ont stoppé leurs activités en Ukraine vont devoir se réorganiser. Ajoutons que la planète agricole restera bouleversée par la géopolitique des engrais. Pour l’Europe, la situation va être rapidement critique sur les engrais azotés du fait de la hausse des prix des hydrocarbures. Sans oublier que, tout comme le Brésil, l’UE est dépendante des importations russes de phosphates ou de potassium. Les capacités de production pour de nombreux pays sont donc largement incertaines, menaçant la sécurité alimentaire de demain. La situation en Europe de l’Est et les ruptures d’approvisionnement posent de fait trois enjeux prospectifs interconnectés, à une heure où l’agriculture et l’alimentation sont considérés comme des secteurs clés pour la paix mais aussi pour l’atténuation et l’adaptation aux effets du changement climatique. En premier lieu, au cœur de la transition des systèmes de production agricoles et des enjeux de sécurité alimentaire, les interrogations sur la place de l’élevage s’accentuent, sachant que plus du tiers de la production végétale est utilisée pour nourrir les animaux. Ensuite, en quoi l’affirmation de souveraineté alimentaire des nations sera-t-elle durcie ou au contraire mise à mal ? En clair, quelles sont les marges de manœuvre, sur les plans politique et commercial, de pays comme l’Égypte ou le Nigéria pour contrôler leurs approvisionnements alimentaires, limiter leur dépendance et leur exposition à la volatilité des marchés ? Enfin, quelles seront les conséquences de la crise actuelle sur la stratégie européenne Farm to Fork ? Ses ambitions de transformation des systèmes agricole et alimentaire seront-elles revues à la baisse pour assurer le maintien de la production européenne ? La crise en Europe de l’Est va-t-elle ouvrir de nouveaux fronts productifs et de nouvelles batailles géopolitiques pour la sécurité alimentaire ?


  1. Directeur scientifique de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM), chercheur associé à LAM-Sciences-Po Bordeaux
  2. Voir à ce sujet le Repère Céréales de l’édition 2021 du Déméter (IRIS Éditions).

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2 Responses to [Ukraine] Jusqu’où ira l’onde de choc pour l’agriculture et l’alimentation mondiale ?

  1. BELAID Djamel says:

    La situation est très préoccupante pour les pays de la rive sud de la Méditerranée. Les dirigeants sauront-ils ré-orienter leur agriculture vers les protéines végétales? J’en doute. L’aide de l’UE est indispensable si on veut éviter les boat people. Djamel BELAID ingénieur agronome et auteur de “L’Agriculture en Algérie. Ou comment nourrir 45 millions d’habitants en temps de crise”. Editions l’Harmattan. 256 pages. Paris 2021.

  2. pousset says:

    Il est plus que temps de sortir autant que faire se peut de la mondialisation du commerce des biens alimentaires . Que chaque pays commence par faire tout son possible pour produire son alimentation même et surtout si cela va à l’encontre de puissants intérêts financiers …
    Joseph Pousset

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